Par Xavier Fredreick (artiste) et Louis Vendel (rédacteur)
Le monde des médias est à l’aube de profonds changements. Le modèle fondé sur un flux excessif d’informations s’essouffle et c’est fort de ce constat que des initiatives innovantes continuent à fleurir pour proposer un mode alternatif d’information. Le 1, par exemple, a fait le choix d’un format papier pour tenter de relancer la presse écrite dont le chiffre d’affaires total est en baisse depuis 20011. D’autres médias comme Loopsider ont choisi un format 100% vidéo pour briefer leurs utilisateurs sur l’actualité par un format de 30 secondes à 1 minute, proche de Brut.
Nous avons opté pour un format au carrefour de ces initiatives, fondé sur des articles documentés et précis, donc plus longs, car s’informer nécessite selon nous un effort de recherche ; et digital, car on s’informe de plus en plus par le biais d’internet. De fait, pour la première fois en 2016 en France, le temps quotidien moyen passé sur internet a dépassé celui consacré à la télévision. Surtout, nous avons choisi une stratégie inédite dans le paysage de la presse d’information : placer la dimension iconographique au coeur de notre projet comme aucun autre média ne l’a fait à notre connaissance, en faisant collaborer pour chacun de nos articles un rédacteur et un artiste.
Unsighted est le projet d’une rédaction composée de 30 rédacteurs et 30 artistes qui aujourd’hui voit le jour après un an de réflexion et de travail.
Ils sont étudiants en sciences politiques, en histoire, en économie ou en commerce, journalistes, professeurs de philosophie, essayistes, animateurs de colloques, chefs opérateurs, scénaristes de cinéma, ingénieurs en mécanique… Ils sont photographes, peintres, illustrateurs, réalisateurs, brodeurs, graphistes, dessinateurs de bandes dessinées… Ils sont 60 profils éclectiques qui se sont réunis autour du même projet enthousiasmant, tant dans son objet que dans sa forme.
L’objet de notre association est de proposer une information fondée sur l’harmonie entre un texte didactique et un éclairage artistique original. Sa forme, pour chaque article, est celle d’une collaboration étroite entre un rédacteur passionné par son sujet et un artiste dont le regard souvent décalé offre une vraie richesse à l’information. Une synergie prenante par laquelle chaque binôme crée un article à appréhender comme un tout : le mélange du texte et de l’image offrant une nouvelle grille de lecture du sujet.
Unsighted propose un article par jour, un seul sujet pour valoriser l’information, créé par un rédacteur et un artiste ayant travaillé main dans la main pendant un mois.
Sur la crise de confiance envers les médias et le flux excessif d’informations
Notre concept est venu d’un état des lieux du monde des médias effectué par les trois membres fondateurs du journal au printemps 2016. Outre le constat froid de la crise de confiance des lecteurs envers les journalistes, la principale critique soulevée dans cet état des lieux est celle du flux continu d’informations calées sur le temps court.
Tout d’abord, la confiance des Français envers les médias a continué à baisser en 2016, selon une étude conduite par l’Institut Kantar pour La Croix. Au total, 67% des personnes sondées par l’étude pensent que les médias ne sont pas indépendants des pressions politiques et de l’argent. Une étude antérieure de l’Institut MRC&C avait déjà montré que plus de 50% des Français jugent que la presse « roule pour ses actionnaires ». 46% de ces mêmes personnes interrogées considèrent également que les médias « roulent pour leurs annonceurs ». Cette crise de confiance des citoyens envers les journalistes n’est pas illusoire, elle n’est pas née dans la tête des lecteurs ou dans celles de ceux qui se désintéressent de l’actualité et de l’information au sens large ; elle provient des médias eux-mêmes. La France est 39e au classement mondial de la liberté de la presse 2017 de Reporters Sans Frontières2. C’est 8 rangs derrière l’Afrique du Sud par exemple, qui a pourtant connu un vif scandale autour de ses médias à l’été 2016 lorsque le directeur d’une des chaînes d’information du pays, la SABC, a été accusé de « népotisme et de collusion avec le pouvoir ». Tous ces chiffres nous montrent que la France a un vrai problème avec ses médias.
Cette crise de confiance envers l’univers médiatique dans son ensemble nous paraît intimement liée au principal modèle à l’oeuvre dans le secteur : celui du flux continu — et souvent excessif selon nous — d’informations calées sur le temps court.
La critique n’est pas nouvelle. En Angleterre, Delayed Gratification, l’un des médias de référence pour ce qu’on appelle le « Slow Journalism » — le journalisme qui prend le temps d’analyser les événements de l’actualité plutôt que de les traiter à —, a été fondé en 2011. En France, Le 1, qui publie un format papier sur un seul sujet avec du recul sur l’actualité chaque semaine, a été créé en 2014.
Pourtant, en dépit d’un malaise croissant, la domination du très court terme est encore nette en France. BFMTV.com, le site internet du média français le plus critiqué pour son sensationnalisme et sa préférence pour l’immédiateté, est le site d’information le plus visité sur mobile en France 3.
Or, la multiplication des flash infos et la généralisation des articles calibrés sur le temps court contribuent à caractériser un mode d’information par lequel nous consommons de façon presque insatiable un nombre de plus en plus important d’informations brèves, sans trop chercher à comprendre les sujets en profondeur et à les considérer avec du recul sur l’actualité.
« C’est typique de la consommation d’information moderne, constate Arnaud Legout, co-auteur d’une étude menée par l’Université Colombia. Les gens se forment une opinion basée sur un résumé ou un résumé de résumés, sans aucun effort d’approfondissement. »
En effet, sur les réseaux sociaux en particulier, les utilisateurs traitent un nombre considérable d’informations très courtes et en restent le plus souvent au titre des articles. Cette même étude nous apprend que 2 personnes sur 3 partagent des liens sur Twitter alors qu’elles n’en ont lu que le titre. On commente à 70% des articles scientifiques sur Facebook sans les avoir lus d’après le Science Post. C’est toute une conception de l’information, de ce que signifie « s’informer », qui naît et s’articule autour de ces news calées sur le temps court. Et précisément, ce constat de la crise de confiance des Français envers les médias doit nous pousser à nous interroger sur la nature de l’information et sur ce qu’on appelle « s’informer ».
Une perception alternative de l’information
Notre perception de l’information, comme celle de plusieurs médias alternatifs, est en rupture avec le sens commun. Nous pensons que s’informer demande de s’extraire du flux excessif de news, d’appréhender des sujets très variés, mais en moins grande quantité pour y réfléchir pleinement. Cette idée de l’information semble partagée par une grande partie de lecteurs si l’on en croit une étude de l’Institut de recherche MRC&C. Les chercheurs de l’Institut ont demandé à un panel de personnes quelles étaient les raisons qui les poussaient à lire les informations. 73% des personnes ont jugé convaincante la réponse : « pour se cultiver, apprendre des choses nouvelles et intéressantes. » C’est la réponse qui a récolté le plus d’avis positifs. Qu’est-ce que cela nous montre ? Que les lecteurs sont curieux d’apprendre des choses. Et « se cultiver », « apprendre des choses nouvelles et intéressantes », c’est autre chose que de se focaliser sur les dernières 24 heures.
C’est la raison pour laquelle nous avons pensé un journal déconnecté de l’immédiateté. Un journal qui propose de prendre de la hauteur à travers trois rubriques originales, trois angles d’attaque différents pour étudier une grande variété de sujets éclectiques : Dossiers, Amphi et Enjeux.
Il s’agit à travers ces trois rubriques d’inviter à l’effort de recherche, d’inciter à affiner sa vision d’un sujet de société ou de culture générale. Le format de ces rubriques, mais aussi nos oeuvres originales, ont été pensés dans ce but. Ces dernières constituent non seulement une façon d’éclairer nos sujets mais également un moyen d’accompagner l’effort de lecture. C’est un éclairage iconographique qui permet selon nous une meilleure compréhension de certains thèmes, mais il s’agit également d’une invitation à entrer dans des sujets plus arides, comme celui que nous publierons prochainement sur la loi travail, par exemple. En effet, ces illustrations artistiques et originales ont vocation à rendre la lecture de sujets techniques plus agréable et plus prenante.
L’ambition de jouer un rôle dans cette révolution médiatique
Forts de ce constat critique et par un concept que nous croyons profondément innovant, nous espérons jouer un rôle au tournant du paysage médiatique, un secteur en pleine révolution !
Nous avons fait le choix d’une plateforme digitale pour plusieurs raisons. Tout d’abord, plusieurs journaux de grande qualité comme Le 1 ont déjà pour projet de raviver la presse écrite. Nous croyons notre format digital complémentaire à ces initiatives enthousiasmantes. Plus encore, internet est, comme nous l’avons dit plus haut, le premier mode d’information en France. Il s’agit selon nous du moyen le plus adapté pour informer les lecteurs dans le futur, en particulier la jeune génération qui se détourne de plus en plus de la télévision et de la presse écrite au profit du web.
Cette première version du site Unsighted.co/ a vocation à offrir un nouveau mode d’information, mais nos 60 rédacteurs et artistes travaillent déjà à la 2e version de notre site internet ! Une version encore plus innovante, équipée de fonctionnalités — inédites pour certaines — sur lesquelles nous communiquerons bientôt. Une campagne de crowdfunding débutera fin 2018 afin de pouvoir financer cette 2e version. Nous espérons que notre projet vous séduira et que vous aurez envie de nous suivre dans cette aventure ô combien exaltante.
1. Ministère de la Culture, Presse quotidienne nationale
2. Reporters Sans Frontières, Classement de la liberté de la presse 2017
3. Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias, Octobre 2017