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Trajectoires du nucléaire en France : structure et enjeux du débat

Illustrations sur le thème du nucléaire en France, sur le débat et les enjeux que recoupe ce secteur

Par Basile A.À (artiste) et Alexandre Glaser (rédacteur)

« Nous savons aujourd’hui que, bien que nous ne puissions ‘faire la nature’ au sens de la création, nous sommes tout à fait capables de déclencher de nouveau processus naturels (…) nous n’avons atteint ce stade qu’avec les découvertes nucléaires », écrivait Hannah Arendt1. Ce constat d’une possible réalisation de l’ambition technologique humaine (se faire à l’image de Dieu comme créateurs de phénomènes naturels) avec le nucléaire met le doigt sur l’une des raisons philosophiques de l’attachement profond au nucléaire : il est le symbole d’une certaine réussite technique de la science. Ce n’est pas le seul fondement du discours « nucléariste » : s’adjoint à lui des arguments d’ordre écologiques, économiques, voire politiques. À l’inverse, le discours « anti-nucléariste », lui, insiste sur l’instabilité de l’énergie nucléaire et des centrales, sur « l’imposture » nucléaire2, imposture tant économique qu’écologico-morale. Comment se structure le débat sur le nucléaire, entre orthodoxie nucléariste et radicalisme anti-nucléaire ?

 

Le discours nucléariste à la croisée des champs : politique, énergie et économie

 

L’efficacité énergétique du nucléaire

 

Le mix énergétique français rend manifeste une certaine dépendance à l’égard du nucléaire : en 2014, 75 % de l’électricité nationale était produite par les 58 réacteurs en fonctionnement, eux-mêmes répartis dans les 19 centrales en activité3. Le rapport de proportionnalité population/consommation d’énergie/capacité du parc de réacteurs électronucléaires parle de lui-même : si la France ne représente que 0,9 % de la population mondiale, à peu près 2 % de la consommation d’énergie, la capacité de son parc de réacteurs nucléaires, elle, atteint 17 %4.

C’est qu’à n’en pas douter, le nucléaire constitue une option énergétique efficace. Dans les mots de Bertrand Barré5, le « nucléaire peut fournir de grandes quantités d’électricité sans mobiliser de grandes surfaces de sol, ce qui est essentiel pour alimenter les grandes mégalopoles ». À l’heure donc où l’accroissement démographique mondial demeure une réalité, où la demande en électricité – dite de base6 – ne cesse d’augmenter, le ratio espace occupé /énergie produite, encore inégalé dans le domaine des énergies renouvelables, demeure incontestablement un atout. À cet effet, alors que le ministre de la Transition énergétique, Nicolas Hulot, entendait réduire à 50 % la part du nucléaire dans le bouquet énergétique national, la Cour des comptes indiquait que le démantèlement de 17 à 20 réacteurs impliquerait la compensation d’une perte de 15 GW7. Au total, le kilowattheure demeure un critère de compétitivité pertinent en faveur du nucléaire, aux yeux du moins du discours « nucléariste ».

La vision macroéconomique : emploi, balance commerciale. L’analyse cost/benefit

 

De facto, le nucléaire constitue une source importante d’emplois : il en regroupe aujourd’hui 220 000 (directs et indirects), dans près de 2 500 entreprises8. La plupart de ces emplois sont des emplois qualifiés, voire très qualifiés – ingénieurs, techniciens supérieurs – et l’on peut aisément imaginer qu’une requalification vers d’autres secteurs – comme celui des énergies renouvelables – serait possible. Il demeure que le nucléaire a « également permis de limiter l’exode (…) des industries fortement consommatrices d’électricité dans la chimie, la sidérurgie et la métallurgie… »9. L’analyse quantitative de la Société française de l’énergie nucléaire de juin 201710, tend à prouver que les centrales nucléaires, mais aussi tous les emplois indirects liés à l’industrie nucléaire, constituent une source non-négligeable de vitalité économique à l’échelle régionale. La véritable question demeure celle, en termes macroéconomiques, du rapport entre emplois dans le nucléaire et emplois dans le renouvelable. En l’état, il est difficile d’y répondre. Patrick Criqui écrit : « Les options qui créent le plus d’emplois directs ne sont pas forcément les meilleures, d’autant qu’après bouclage macroéconomique, cela risque d’être un boulet pour l’économie (…) il faut être très prudent sur ces questions d’emplois créés par les différentes options énergétiques. »11

Le poids du nucléaire dans la balance commerciale nationale est lui  plus évident. Selon les calculs de Paul Reuss12, là où les importations d’uranium (nécessaires à l’industrie nucléaire) coûtent 800 millions d’euros, les importations de gaz naturel nécessaires pour compenser l’arrêt du nucléaire, peuvent être évaluées à plus de 25 milliards, à quoi s’ajouterait la perte des 6 milliards apportés chaque année par l’exportation d’équipement et d’électricité nucléaire. Le marché, à la fois de la vente et de l’entretien, est porteur pour l’industrie française. Selon Francis Sorin13 : « Ces exportations (…) représentent un des plus importants postes bénéficiaires de la balance commerciale de la France. » À cela s’ajoute une donnée non négligeable : le faible coût de l’électricité pour le consommateur final, lié tout à la fois au faible coût de production du nucléaire et à son indépendance vis-à-vis des cours mondiaux de l’énergie.

 

Une énergie propre ? Écologie et idéologie

 

L’un des arguments les plus structurants de la pensée pro-nucléaire est celui de son impact limité sur l’environnement. Là où la communauté scientifique s’accorde en partie pour voir dans l’augmentation de l’effet de serre l’une des causes principales du réchauffement climatique, il faut reconnaître que les énergies renouvelables et le nucléaire « partagent la caractéristique de n’occasionner que de très faibles émissions de gaz à effet de serre »14. La « doctrine nucléariste » n’est donc pas dénuée de considérations écologiques : « aujourd’hui le nucléaire évite chaque année le rejet de 2,3 milliards de tonnes de CO2 »15.

 

« La condition nucléaire » (Jean-Jacques Delfour) : les fondements de l’opposition à l’orthodoxie nucléariste

 

Confiance et risques : existe-t-il une négation du danger nucléaire ?

 

La catastrophe de Fukushima, en 2011, a occasionné sinon une remise en question profonde de la dépendance énergétique française vis-à-vis du nucléaire, du moins une prise de conscience des puissances publiques quant aux risques inhérents au nucléaire. D’ici à 2027, 80% des réacteurs nucléaires, construits entre 1977 et 1987, auront atteint la limite de 40 ans d’exploitation fixée lors de leur conception16. À en croire le philosophe Jean-Jacques Delfour17, l’événement de Fukushima, dans la lignée de celui de Tchernobyl (1986) aurait produit un « cosmopolitisme nucléaire » : « De la peur d’être contaminé à la conscience de l’être déjà, il y a peut-être un chemin de solidarité avec les Japonais menacés, la solidarité universelle des contaminés internationaux, jusqu’à une conscience cosmopolitaine intransigeante. »

Illustrations sur le thème du nucléaire en France, sur le débat et les enjeux que recoupe ce secteur

Il demeure que la problématique des déchets nucléaires – aujourd’hui contenus par stockage – au coeur de l’argumentaire « anti-nucléariste » en est bien une : cette méthode n’a toujours pas fait ses preuves en matière de contrôle des pollutions radioactives. Il y a maintenant 12 ans, en 2006, l’ACRO (Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest) révélait à cet égard que les nappes phréatiques autour du centre de stockage de la Manche étaient contaminées18. L’élimination des déchets finaux demeure donc au cœur du débat. Avec Patrick Criqui, nous pouvons distinguer trois types de risques liés au nucléaire : risques en fonctionnement normal, risques d’accident (Fukushima) et risques associés aux déchets nucléaires finaux. « Si l’on ne peut garantir que les futurs réacteurs nucléaires seront capables (…) de retenir la radioactivité et d’en protéger l’environnement, ce risque ne me semble pas à prendre. »19

 

La « situation atomique de l’humanité » : masques et mensonges

 

La logique du discours anti-nucléariste répond aussi d’une critique plus générale de la politique des puissances publiques accusées, non seulement de refuser le débat, mais également de caractériser insuffisamment les risques liés à l’industrie nucléaire20. Jean-Jacques Delfour insiste très largement dans La condition nucléaire, sur le droit « absolument légitime de penser le nucléaire » : de manière assez radicale, le philosophe fait le constat historique que la porte du dialogue raisonné, dans l’espace public, sur le nucléaire a été renfermée. Il distingue conceptuellement « nucléocrates », ceux qui « par leur métier ou leur capacité d’influence dans le domaine technique, scientifique, politique (…) font directement le nucléaire » des « nucléologues », « ceux qui déclarent s’y connaître ». L’existence même de ces deux castes garantit « une domination politique par l’atome»21. Tout en voulant rassurer la population, les puissances publiques tendent à masquer une certaine réalité : « le risque zéro n’existe pas ». Synthétiquement, Paul Reuss écrit : « En dépit du soin apporté à la sûreté, on ne peut jamais garantir que l’on a pensé à tout (…) Pas de risque de tsunami en France… mais un séisme n’est pas exclu. »22

Le nucléaire, entrave au développement de l’énergie renouvelable ?

 

Subsiste enfin la question de l’investissement dans le nucléaire et dans son maintien au détriment d’un investissement massif dans le développement durable. La conclusion de Sophia Majnoni est radicale : « Les énergies renouvelables que sont notamment l’éolien et le solaire présentent des potentiels infinis. Si ces filières avaient bénéficié du même soutien que celui qui a été apporté aux filières fossiles et fissiles pendant toutes ces années, nous disposerions à ce jour d’industries fortes [dans le domaine des énergies renouvelables]. » Il reste qu’aujourd’hui, la transition vers un mix énergétique moins dépendant du nucléaire passe par un investissement massif dans des programmes de formation, dans des structures adaptées mais également par un changement radical des mentalités. Là où les investissements mondiaux dans les énergies renouvelables ont augmenté de + 500 % depuis 2004, atteignant 270 milliards de dollars en 2014, des marges de progression, en France notamment, existent : l’éolien par exemple, à en croire Paul Reuss, demeure trop gourmand en superficie. Il faudrait 1 000 éoliennes pour remplacer une centrale thermique. Se passer du nucléaire serait possible à horizon 2050, selon une étude de l’Ademe, à condition d’opérer un basculement des investissements dans le nucléaire vers le renouvelable, dans un bouquet énergétique composé de 63 % d’éolien terrestre et marin, 17 % de solaire, 13 % d’hydraulique et 7 % de thermique renouvelable, ce qui toutefois ne règle pas le problème du stockage et de l’espace occupé…

  1. Hannah Arendt, La crise de la culture
  2. La formule, assez violente, d’ « imposture nucléaire » est celle de Sophia Majnoni d’Intignano, chargée de mission nucléaire à Greenpeace France, dans Faut-il renoncer au nucléaire ? (2013).
  3. Parlons nucléaire en 30 questions, Paul Reuss (ingénieur au CEA), p. 11.
  4. CEA, Memento 2014 et Elecnuc 2014.
  5. Bertrand Barré est conseiller scientifique auprès d’Areva, après avoir travaillé au Commissariat à l’énergie atomique. In Faut-il renoncer au nucléaire ?, p. 35.
  6. C’est-à-dire, le volume minimum réclamé au long de l’année par les consommateurs.
  7. http://www.leparisien.fr/environnement/nucleaire-combien-ca-fait-en-energies-renouvelables-17-reacteurs-10-07-2017-7123512.php
  8. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/la-tribune-de-l-energie/10-chiffres-a-connaitre-sur-la-france-et-le-nucleaire-479263.html : les chiffres sont issus du SFEN.
  9. Bertrand Barré, op.cit. p. 45.
  10. http://www.sfen.org/sites/default/files/public/atoms/files/calcul_des_emplois_de_la_filiere_nucleaire_par_region_-_note_methodologique.pdf
  11. Patrick Criqui est économiste et directeur de recherche au CNRS. In Nucléaire : quels scénarios pour le futur ?, Michel Chevalier, Patrick Criqui et al. (2011), p. 53.
  12. Paul Reuss, op.cit.
  13. Francis Sorin, Le nucléaire et la planète (2009), p. 264.
  14. Bertrand Barré.
  15. Selon Paul Reuss.
  16. Sophia Majnoni d’Intignano, Faut-il renoncer au nucléaire ?
  17. in La condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité, p. 225.
  18. Exemple cité par Sophia Majnoni d’Intignano, p. 77
  19. Sylvestre Huet, journaliste scientifique, in Nucléaire : quels scénarios pour le futur ?
  20. Nucléaire : quels scénarios pour le futur ?