Hugo Boutry (artiste), Adeline Malnis (rédactrice)
Déforestation, pollution, utilisation gargantuesque des ressources en eau, réchauffement climatique… La situation critique dans laquelle se trouve notre planète s’explique en partie par les rapports que l’humanité entretient avec son environnement et les autres espèces qui en font partie. Relique de la pensée aristotélicienne, le spécisme justifie depuis l’antiquité l’exploitation des animaux au profit de l’humanité. Mais, quels sont les liens entre spécisme et dégradation de l’environnement et quels sont les risques encourus pour notre propre espèce ?
L’humain, un animal à part ?
Alors que l’humanisme représente le modèle de pensée dominant en Occident depuis la Renaissance, la notion de spécisme n’apparaît en philosophie morale qu’en 1975. Pourtant, ces deux concepts sont étroitement liés. Le terme spécisme, bâti par analogie avec racisme et sexisme, désigne une discrimination arbitraire fondée sur l’appartenance d’espèce ou, la prégnance des intérêts de l’humanité sur ceux des autres animaux. L’humanisme quant à lui place l’humain comme élément central, comme finalité. C’est un mouvement de pensée qui vise l’épanouissement de la personne, la dignité et l’égalité pour l’ensemble de l’humanité.
Si l’humanisme prône l’égalité entre tous les êtres humains, pour l’Australien Peter Singer, premier philosophe à s’intéresser à la question animale, la notion d’égalité ne peut être raisonnablement revendiquée tant qu’elle se limite aux seuls humains. Elle devrait s’étendre à l’ensemble des êtres vivants, eux aussi doués de sentiments et d’intelligence, et qui ont des intérêts à défendre. Il conclut dans son ouvrage La libération animale, que les intérêts des autres animaux devraient, pour que la notion d’égalité soit raisonnablement considérée, être pris en compte de manière similaire que ceux des humains. D’autres auteurs issus d’écoles philosophiques différentes participent également à définir le spécisme et questionnent les rapports qu’entretient l’humanité avec les autres espèces. Pour le philosophe américain Thomas Regan, tout être qui a conscience de lui-même devrait obtenir le statut de sujet d’une vie ainsi que des droits fondamentaux : ne pas être enfermé ou torturé, ne pas être tué… Ces deux philosophes, pour ne citer qu’eux, aboutissent aux mêmes conclusions tout en empruntant des chemins différents : la quasi-totalité des rapports entretenus entre humains et autres espèces sont des rapports d’exploitation auxquels il conviendrait de mettre fin pour des raisons morales.
Aujourd’hui, ces théories antispécistes sont parvenues à creuser leur sillon jusque dans la loi française qui considère depuis 2015 les animaux comme des « êtres sensibles ». Si la grande majorité de la population s’accorde sur ce point, l’égale prise en compte des intérêts des animaux n’est pas encore actée. Et pour cause, l’héritage aristotélicien est encore très présent. Il affirme que les humains seraient des êtres de liberté, les seuls doués d’intelligence, tandis que les animaux seraient des êtres de nature gouvernés par leurs instincts sans projet, ni intention, ni ressenti. Dans cette logique, l’humanité se place naturellement dans une position de domination qui justifie du même coup l’exploitation des autres animaux au service de ses intérêts.
Le spécisme dans les faits
L’élevage intensif est l’une des premières traductions concrètes du spécisme. Ce mode d’élevage industrialisé qui concerne aujourd’hui 83 % des volailles et 95 % des porcs français permet de produire massivement viande, produits laitiers et œufs pour des coûts assez faibles. La diminution de ces coûts s’est cependant faite au prix du respect des conditions de vie animale. De sorte que les exploitations accueillent des animaux de plus en plus nombreux dans des espaces confinés dont la surface, elle, n’augmente pas, dans le but d’accroître leur productivité. La promiscuité, crée des problèmes notables en termes de prolifération de maladies et de cohabitation. C’est pourquoi sont coupés becs des volailles, queues et dents des cochons, cornes des veaux… afin de répondre aux problèmes d’agressivité entre individus. Les conditions de vie de ces animaux depuis leur naissance où ils sont instantanément séparés de leur mère jusqu’à leur abattage dans des circonstances parfois en dehors des normes imposées par la loi sont justifiées par une augmentation constante de la demande. Si cette demande tend à se stabiliser dans les pays occidentaux après avoir quintuplé entre 1950 et 2000, elle augmente de façon considérable, notamment dans les pays asiatiques.
Ainsi, la production mondiale devrait passer de 309 millions de tonnes de viande par an en 2013 à 465 millions en 2050. Bien que ce mode d’élevage soit le plus répandu et ne semble pas près de prendre fin au vu de l’augmentation prévisionnelle significative de la consommation de viande, des modes de production alternatifs respectueux des conditions de vie animale se développent moyennant des coûts de production plus élevés. Une lueur d’espoir pour les poules élevées en batterie…
Si l’élevage intensif représente l’illustration la plus frappante de l’asservissement des animaux, il n’en est pas la seule forme. Entre autres, des espèces considérées comme nuisibles pour l’activité humaine se sont vu refuser la possibilité d’occuper certains territoires tandis que d’autres, considérées comme étant en nombre insuffisant, ont fait l’objet de croisements. C’est ainsi que sangliers et cochons ont été croisés à partir des années 1980 dans le but de favoriser une reproduction plus rapide et plus nombreuse alors même que le loup, son prédateur naturel principal, avait été chassé du territoire français dans les années 1930. Le loup quant à lui présent sur cette zone géographique et participant à son écosystème depuis toujours y était devenu persona non grata pour des raisons dues à l’élevage. Cette éviction ne l’a pourtant pas empêché de repasser la frontière italienne en 1992. Depuis, l’animal désormais protégé a réintégré son territoire et repris sa place dans la chaîne alimentaire. Une réintégration qui pose toujours problème aux éleveurs qui, dans le cadre du « plan loup », sont autorisés à abattre jusqu’à 40 canidés pour l’année 2018.
Parallèlement à cette relative prise en compte des intérêts du loup, d’autres espèces moins chanceuses connaissent une diminution inquiétante de leur nombre d’individus en raison du braconnage et de la destruction de leur milieu naturel. Ainsi, la déforestation serait responsable du déclin notamment de la population des oiseaux. Le braconnage quant à lui aurait plus que participé à la disparition désormais certaine du rhinocéros blanc du Nord dont le dernier mâle s’est éteint en mars 2018. Un rapport du fond mondial pour la nature (WWF) publié en 2016 s’alarme d’ailleurs de ces disparitions massives qu’il nomme « sixième extinction de masse ». Il met en avant la réduction entre 1970 et 2012 de 58 % des effectifs des espèces de vertébrés suivies (poissons, oiseaux, mammifères, reptiles, amphibiens), un phénomène qui devrait continuer à prendre de l’ampleur selon l’organisation. Il s’agirait selon ce rapport de la première extinction de masse dont l’humanité serait la principale responsable. En cause, la surexploitation de certaines espèces, la pollution, la destruction de l’habitat des animaux sauvages… Tant de facteurs qui découlent de l’exploitation animale et dont les conséquences se répercutent sur l’état général de la planète que nous occupons.
Vers la fin du monde connu ?
Ces pratiques spécistes sont à l’heure actuelle partiellement remises en question, d’une part par la requalification du statut des animaux dans la législation française et européenne, et, d’autre part, par l’impact néfaste qu’elles ont sur l’environnement et sur l’ensemble des espèces, humanité comprise. Voici les conséquences induites par les différentes formes d’exploitation voire d’extermination animale énumérées plus haut.
Dans un écosystème, tous les éléments sont interdépendants, alors si l’un disparaît, l’ensemble s’en trouve impacté. Ainsi, éliminer un prédateur de son territoire, comme ce fût le cas avec le loup, peut avoir des conséquences d’ampleur. Celle qui vient instantanément à l’esprit est la prolifération de ses proies. Dans le cas de la France, le nombre encore faible de loups, ne permet pas de réguler l’augmentation significative de la population de sangliers initiée par les croisements. L’ongulé, pour qui la nourriture commence à manquer, se rapproche des villes et des espaces agricoles avec les répercussions concomitantes : dommages dans les cultures, prolifération de maladies et accidents de la route pour les principales. Mais c’est dans le parc de Yellowstone aux États-Unis que la réintroduction du loup après 70 ans d’absence a démontré l’influence remarquable du prédateur sur l’ensemble de son environnement. Sa réapparition a instauré des réactions en cascade : la végétation décimée par les cerfs qui avaient proliféré s’est régénérée, les espèces qui ont retrouvé peu à peu leur habitat sont revenues s’installer en masse (oiseaux, castors, loutres, amphibiens…), les forêts revitalisées ont stabilisé les rivières et limité l’érosion des sols. Cette réintroduction a ainsi permis de constater que la présence d’un prédateur permet non seulement de préserver l’écosystème mais également l’environnement nécessaire à la survie de l’ensemble des espèces.
Si la nature respectée s’autorégule seule, l’élevage intensif a tendance, de son côté, à tirer sur la corde. Première ressource concernée : l’eau. Indispensable à la survie de tout être vivant, il en faut environ 15 500 litres (soit l’équivalent d’une petite piscine) pour produire 1kg de bœuf. La contenance de cette piscine est nécessaire à l’irrigation des cultures qui servent ensuite à nourrir bovins, volailles et autres ovins. Cultures à leur tour grandement impliquées dans la déforestation. En effet, 70 % des terres agricoles dans le monde sont destinées à nourrir le bétail, il s’agit principalement d’hectares de soja cultivés en monoculture sur des espaces précédemment occupés par les forêts. On estime que l’agriculture intensive serait ainsi responsable à 70 % de la déforestation qui, à son tour limite le processus de transformation du CO2 en dioxygène. Dans le même temps, de l’élevage proviennent 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre, c’est légèrement plus que le secteur des transports. En cause, l’usage d’engrais pour les cultures et la digestion des ruminants. La digestion porcine est quant à elle impliquée dans la pollution de l’eau qu’infiltrent nitrates et phosphores favorisant la formation de micro organismes (les fameuses algues vertes bretonnes) grands consommateurs d’oxygène et responsables de l’asphyxie de poissons et autres crustacés. En somme, l’élevage intensif prend largement part à la pollution et à la raréfaction des ressources indispensables à la vie dans sa globalité.
Enfin, aux dérives directement liées à l’exploitation animale, s’ajoutent le déclin notamment des populations d’insectes, d’abeilles et d’oiseaux, espèces indispensables dans le processus de pollinisation sans lequel la grande majorité des végétaux ne peuvent se reproduire. Ces disparitions sont en grande partie liées à l’agriculture et, indirectement, à l’élevage. Ainsi, abeilles et insectes sont principalement victimes des pesticides présents dans leur environnement et du manque de diversité végétale en raison des nombreuses monocultures imposées par le modèle intensif. De leur déclin découle celui des oiseaux qui, en plus de subir la destruction de leur habitat (déforestation), ne trouvent plus de quoi se nourrir. Sans la participation de ces animaux dans la chaîne alimentaire, c’est l’ensemble des espèces qui se trouveraient menacées par la famine. En l’absence de pollinisation, c’est la majorité des végétaux qui risqueraient de disparaître et avec eux le régime alimentaire de base de tous les animaux : les herbivores de facto, mais aussi les carnivores par effet de ricochet. Si exploitation animale, comportements spécistes et extinction des pollinisateurs sont étroitement liés, survie de l’humanité et prise en compte des intérêts des autres animaux le sont aussi.
Peter Singer, La libération animale, Payot, 1975.
Thomas Reagan, The case for animal rights, University of California Press, 1983.
Aristote, De l’âme.
« Atlas de la viande », Fondation Heinrich Böll, Les amis de la Terre et Arc, 2020.
« Rapport planète vivante », WWF, 2016.
« L’explosion démographique du sanglier en Europe, enjeux et défis », European Landowners Organisation, 2012.
http://france-sans-chasse.org/?s=sanglier+cochon&post_type=all
Conférence « Qu’est-ce que le spécisme ? », Yves Bonnardel, Lyon, 2016.
Vidéo Le Monde, L’impact de la viande sur l’environnement, 2015 http://www.lemonde.fr/planete/video/2015/03/20/le-vrai-poids-de-la-viande-sur-l-environnement_4597689_3244.html
Vidéo BBC, http://www.bbc.com/future/story/20140128-how-wolves-saved-a-famous-park
Sources chiffres : Le Monde / Agreste, ministère de l’Agriculture