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Le tabac meurt

Illustration d'Ivan P sur l'industrie du tabac.

Par Leo Lamotte (rédacteur) et Ivan P (artiste)

En 2020, le prix d’un paquet de cigarettes frôlera les 27€ en Australie, presque trois fois plus qu’en France à la même date. Toutefois, à valeurs absolues différentes, ces deux pays présentent une évolution semblable, c’est-à-dire une hausse de plus de 40% du prix de vente des cigarettes entre 2017 et 2020. Ces deux pays n’agissent pas seuls dans cette guerre contre le tabac dont les effets se font déjà sentir à l’échelle mondiale. De fait, alors que 23,5% des individus de plus de 15 ans fumaient en 2007, cette proportion ne s’élevait qu’à 20,7% en 2015. Une chute de 2,8 points donc, mais est-ce à même d’inquiéter une industrie réputée toute-puissante ? En 1984, les six géants de l’industrie du tabac1 se partageaient déjà 40 milliards de dollars de chiffre d’affaire et, presque trente ans plus tard, ce pactole s’élève à près de 350 milliards de dollars. Si cette manne financière leur confère une influence certaine sur les processus de prise de décision politiques, il n’en demeure pas moins que commercialiser le doute2 s’avère problématique à l’heure où la publicité des dangers liés à la consommation de tabac tend à dissiper la confusion. Dans quelle mesure les efforts des groupes de pression de l’industrie tabatière peuvent-ils être qualifiés de vains ?

Illustration d'Ivan P sur l'industrie du tabac et le lobbying des grandes entreprises productrices de cigarettes.
Illustrations d'Ivan P sur l'industrie du tabac.

D’un coup de génie aux débuts du déclin

 

En 2014, ce sont près de 6.000 milliards de cigarettes qui ont été fumées dans le monde, par plaisir. Un plaisir qui, à en croire l’historien des sciences Robert Proctor, ne constituerait pas plus qu’une “pure fabrication de l’industrie”, car fumer une cigarette ne crée pas d’ébriété, mais soulage le manque. Aussi, toujours selon Proctor, si l’alcool rend dépendants environ 3% de ses consommateurs, l’écrasante majorité des fumeurs le sont. Alors, deux mécanismes s’offraient et s’offrent encore à l’industrie, induire l’achat et maintenir la dépendance. En ce qui concerne le premier, il s’agissait de mettre en place une campagne publicitaire agressive visant à faire de la cigarette un produit de consommation de masse. Le XXème siècle à peine entamé, l’éventail d’arguments déployé se fait déjà gargantuesque : fumer rend désirable, fait maigrir et soigne les maux de gorge. La cigarette envahira ensuite le septième art, tant par des acteurs devenus égéries — à l’instar de Loretta Young avec Chesterfield ou d’Henry Fonda avec Camel — que par des placements de produits. Parmi 200 films à grand succès sortis en France entre 1982 et 2001, la moitié montrait un produit de l’industrie du tabac, une stratégie que cette dernière ne semble pas prête à abandonner. Pour cause, voir régulièrement des fumeurs à l’écran augmente sensiblement la probabilité de fumer chez les individus âgés de 10 à 14 ans. S’attaquer à un marché si jeune souligne une volonté de rentabiliser la dépendance, qui se maintient par des avancées technologiques. Pas moins de 2500 composés chimiques sont aujourd’hui contenus dans une cigarette non-brûlée, une prouesse technique destinée à imprégner plus profondément la fumée dans les poumons, et accroître la dépendance. Déjà lors du plan Marshall3, l’arrivée massive de tabac blond en Europe répondait de cette logique. Si la construction d’une image du fumeur induit la consommation d’une première cigarette, le contenu de cette dernière assure l’achat des suivantes. Un système qui apparaît parfaitement rodé au premier regard mais dont l’ingéniosité, consistant à généraliser la consommation d’un produit pourtant nocif, semble s’essouffler.

Contrairement à ce que la stagnation du nombre de fumeurs à l’échelle mondiale pourrait suggérer, l’apparente bonne santé de l’industrie du tabac n’est que le reflet trompeur de la croissance démographique dans les pays à revenus intermédiaire et faible. De fait, en termes relatifs, la prévalence du tabagisme parmi les individus de plus de 15 ans diminue. À cet égard, selon un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) publié en 2017, si la proportion de fumeurs dans la population mondiale s’est amoindrie de 2,8 points entre 2007 et 2015, ces huit années ont suffi à la faire chuter de 4,4 points dans les pays développés. La situation dans les pays à revenu intermédiaire suit une évolution similaire, avec moins de 21% de fumeurs en 2015 contre 23,2% en 2007. Sous l’impulsion de la prise de conscience généralisée des méfaits de la cigarette et des réglementations, semblent alors poindre les débuts du déclin de l’industrie du tabac. Deux éléments à noter toutefois. Le manque de contrôle dans les pays à revenu faible tend tout d’abord à remettre en cause la fiabilité des mesures de l’OMS dans ces derniers — où la proportion de fumeurs aurait baissé de presque 2 points. Deuxièmement, parmi les 195 pays étudiés par l’OMS, 5 présenteraient une progression de la prévalence du tabagisme, à l’instar de la Chine où la consommation de cigarettes a plus que doublé depuis 1980. En cause, le monopole d’État China National Tobacco dont le chiffre d’affaires, en 2011, avoisinait le PIB du Maroc et qui s’avère être le sponsor de nombreuses écoles primaires sur le territoire chinois. Mais, même au sein du plus grand consommateur de cigarettes au monde, des pratiques antitabac émergent. En 2006, la Chine signait la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Dix ans plus tard, et selon ce même organisme, les campagnes des médias de masse du pays à cet égard faisaient figure d’exemple à l’échelle mondiale. La lutte contre le tabac parait ainsi se généraliser et, en dépit des efforts des entreprises tabatières, l’industrie semble vouée à s’affaiblir. Si sa puissance demeure encore indubitable, l’utilité de ses groupes de pressions ne se limiterait-elle pas à ralentir la chute de l’empire ?

Illustration d'Ivan P sur l'industrie du tabac et le lobbying des grandes entreprises productrices de cigarettes.

Le lobbying — Retarder l’inévitable ?

 

Pour défendre ses produits, l’industrie du tabac doit se faire l’avocat du diable mais, pour éviter que le masque tombe, il devient indispensable d’influencer tant la recherche que les législateurs, une tâche ô combien complexe pour — selon l’expression de Robert Proctor — “l’invention la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité”. En ce qui concerne la recherche, lorsque les premières études sur des souris dévoilent, déjà en 1953, le caractère cancérigène du tabac, l’industrie s’inquiète. La contre-attaque passe alors par le financement d’études scientifiques allant à l’encontre de ces résultats, associant par exemple l’apparition de cancers à d’autres causes, telles que la pollution ou le stress. Cette stratégie douteuse ne portera ses fruits qu’une dizaine d’années, après lesquelles le voile s’arrachera : en 1964, les pouvoirs publics états-uniens reconnaissaient les dangers liés à la consommation de cigarettes. L’industrie du tabac demeure pourtant, aujourd’hui encore, présente dans la recherche. En France, l’Institut du Cerveau et de la Moelle épinière est en partie financée par Philip Morris. Yves Martinet, président du Comité National Contre le Tabagisme, déclarait même en 2014 que ce géant du tabac était présent à différents niveaux de l’Institut. Une forme de blanchiment moral qui se retrouve également dans le financement d’activités associatives qui, sans le support des cigarettiers, ne pourraient voir le jour. Dans certains pays d’Afrique, cela accroit l’influence de l’industrie qui, en insistant par ailleurs sur les emplois créés par la culture de tabac, s’arme d’un levier économique qu’il convient, selon Sylviane Ratte, de démystifier. Cette ex-consultante à l’Union Internationale contre la Tuberculose et les Maladies Respiratoires rappelle qu’il faut relativiser l’importance du tabac dans l’économie de ces pays, souffrant d’un chantage qui n’a pas lieu d’être.
Cet argument économique est aussi valable ailleurs qu’en Afrique, en témoignent la Pologne et la République Tchèque où de possibles relocalisations ravivent des liens déjà étroits entre l’industrie du tabac et les partis politiques. C’est ainsi qu’en 2014, le gouvernement polonais, mené par Donald Tusk, s’oppose à la directive européenne sur le tabac visant à prohiber la vente de cigarettes mentholées dans les États membres. Pourtant, si la Pologne, soutenue par la Roumanie, se situait aux côtés de Philip Morris dans l’opposition, la Cour de Justice Européenne trancha en 2016 en faveur de la directive, qui entrera en vigueur en 2020. Il n’en demeure pas moins que cette directive aurait pu prendre effet bien plus tôt puisque, dès 2010, John Dalli — alors nommé Commissaire européen à la santé et à la politique des consommateurs — manifestait sa volonté d’une directive européenne forte en matière de lutte contre le tabac. Aussi le scénario semble-t-il se répéter, avec une industrie du tabac qui joue de son influence pour retarder les décisions politiques allant à son encontre — ici, l’interdiction des arômes artificiels qui menace son marché le plus jeune. Toujours est-il que ces moments clés de la lutte antitabac transmettent un message fort qui, à terme, pourrait signer la fin d’une industrie mortifère. À l’heure où la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac compte plus de 180 parties, certains partis politiques et gouvernements se retrouveront contraints de couper leurs liens avec les cigarettiers, comme prévu par la Convention4.

Illustration d'Ivan P sur l'industrie du tabac et le lobbying des grandes entreprises productrices de cigarettes.

Si les groupes de pression de l’industrie du tabac ne peuvent plus faire marche arrière dans la lutte contre le tabac à l’échelle mondiale, ils continuent d’en freiner le bon développement. Or, entre 1953 et 1964, alors que l’industrie du tabac finançait massivement des études scientifiques afin de retarder la prise de conscience des méfaits du tabac, près de 8 millions de personnes décédèrent à cause du tabac. Alors, encore combien de temps avant que l’industrie ne s’effondre ?

 

La répartition inégale des répercussions sanitaires et environnementales de la production de tabac

 

Alors que les cigarettes tuent prématurément la moitié de leurs consommateurs, l’OMS précise, dans son rapport de 2017, que plus d’un milliard d’individus fument. Autrement dit, le tabagisme devrait mettre un terme hâtif à la vie de plus de 500 millions de personnes. Chaque année, ce sont ainsi 7 millions de personnes qui meurent du tabagisme dans le monde, dont — approximativement — 700 000 en Europe et 500 000 aux États-Unis. Bien que ces deux zones concentrent environ 17% des décès pour 14,4% de la population mondiale, la protection contre le tabagisme s’avère inégalitaire à cette échelle. En 2016, seule une poignée de pays africains faisaient partie des pays où la consommation de tabac était la mieux suivie, tandis que les paquets de cigarettes ne comportaient aucune avertissement sanitaire dans plus de 40% des pays à revenu faible — contre 30% pour les pays à revenu intermédiaire, et 10%  pour les pays à revenu élevé. L’implémentation d’un système de taxation des cigarettes fait également défaut dans près d’un tiers des pays les moins riches où les taxes représentent moins d’un quart du prix de vente de cigarettes au détail. À noter toutefois le décalage existant, à cet égard, entre les recettes liées à la taxation des produits du tabac et les dépenses des gouvernements destinées à lutter contre le tabagisme : à l’échelle mondiale, les droits d’accise du tabac génèrent chaque année plus de 250 milliards de dollars de recettes publiques, pourtant, 0,4% de ces dernières s’emploient dans des mesures antitabac. Un tel excédent public en la matière met en exergue une possible incrémentation — qui semble déjà voir le jour — de la lutte antitabac à l’échelle mondiale. Si 42 pays avaient efficacement mis en place, en 2007, au moins une des mesures antitabacs prévues par l’OMS, ils étaient 121 en 2016. Cette progression qui place aujourd’hui presque deux tiers de la population mondiale sous la protection d’une de ces mesures se doit grandement aux efforts de l’OMS et à l’impératif de coopération prévu par sa Convention-cadre.

La vulnérabilité face aux dangers du tabac apparaît d’autant plus inégalitaire qu’elle pèse particulièrement sur les pays cultivateurs qui se situent en première ligne des répercussions environnementales de la production de tabac, principalement au travers de la déforestation. Déjà à la fin du XXème siècle, la production de tabac causait la perte de 200.000 hectares de forêt chaque année, du bois étant utilisé pour sécher les feuilles de tabac5. En 2008, selon l’OMS, les cultures de tabac étaient responsables de 70% de la déforestation totale au Malawi et, aujourd’hui encore, la production de tabac en constitue le premier vecteur, elle-même source de perte de biodiversité et d’émissions de dioxyde de carbone. Les conséquences environnementales de la production de tabac se déclinent également en termes de pollution. Au-delà d’un processus productif complexe qui suppose un système de transport lourd, l’OMS estime que deux tiers des cigarettes consommées sont jetées par terre. Or, un seul mégot serait à-même de polluer jusqu’à 1000 litres d’eau en y déversant, entre autres, de la nicotine. La production de tabac porte ainsi son lot d’externalités négatives, et force est de reconnaître que l’industrie du tabac ne supporte pas le coût que ces dernières représentent.

Illustration d'Ivan P sur l'industrie du tabac et le lobbying des grandes entreprises productrices de cigarettes.

À l’heure actuelle, l’industrie du tabac semble faire face à un mur d’autant plus immuable que la controverse entourant ses produits s’éteint peu à peu6. Bien que son influence  demeure incontestable, ses groupes de pression ne peuvent que lui acheter du temps, son futur se compromettant à mesure que s’avance la coopération internationale en matière de lutte antitabac — sous l’impulsion de l’OMS. Toujours est-il, n’en déplaisent aux pays en développement et à l’environnement, l’industrie du tabac ne mourra pas demain et devra redoubler d’ingéniosité pour survivre. Quoiqu’il en soit, elle n’échappera pas à un problème moral d’ampleur que Camus  soupire, si la fin justifie les moyens, qui justifiera alors la fin ?

  1. British American Tobacco, Imperial Tobacco, Japan Tobacco, Philip Morris, China National Tobacco, Altria. NB : Les quatre premières entreprises mentionnées dominant le marché international, il est également possible de parler des “quatre géants”.
  2. “Doubt is our product” [Le doute est notre produit] — Déclaration d’un cadre d’une filiale de British American Tobacco, un des six géants de l’industrie du tabac.
  3. Programme états-unien d’aide à l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Débuté en 1948, il se déploie sur quatre années pendant lesquelles 40.000 tonnes de tabac ont été livrées en Europe.Cette dernière recevait même, pour 2$ de nourriture, 1$ de tabac.
  4. Article 5.3 de la Convention-cadre de l’OMS : “En définissant et en appliquant leurs politiques de santé publique en matière de lutte antitabac, les parties veillent à ce que ces politiques ne soient pas influencées par les intérêts commerciaux et autres de l’industrie du tabac, conformément à la législation nationale”.
  5. Selon un article paru en 2015 dans The Guardian, 10 kilogrammes de bois seraient utilisés pour produire 1 kilogramme de tabac.
  6. Il faut “maintenir la controverse vivante” [“keep the controversy alive”] — Déclaration présente dans un mémo de 1988 dans British American Tobacco.