Odio dignissimos blanditiis qui deleni atque corrupti.

The Point Newsletter

Sed ut perspiciatis unde omnis iste natus error.

Follow Point

Commencez à taper votre recherche ci-dessus et appuyez sur Retour pour lancer la recherche. Appuyez sur Echap pour annuler.

La ville de demain : quel avenir pour l’espace public ?

Photos de Guillaume Colrat sur le thème de la ville de demain. La ville du futur, toujours plus dense et les innovations qui permettront des les désengorger.

Par Léa Antonicelli (rédactrice) et Guillaume Colrat (artiste)

Pierre angulaire des activités et des pensées de l’humanité, la ville évolue rapidement, et entraîne ses habitants dans cette évolution.  À la lumière des nouveautés actuelles, il devient possible d’envisager la matière qui composera la ville de demain, à défaut de pouvoir déjà en prédire la forme exacte. De nouveaux enjeux seront mobilisés. La quête d’une ville toujours plus saine et plus respectueuse de l’environnement en est bien sûr l’un des plus importants. Mais l’impact que pourrait créer l’arrivée de nouvelles technologies, le renouvellement du design urbain et des matériaux qui le composent, la gestion de l’habitat qui devra bientôt accueillir 70 % de la population mondiale sont autant de mutations qui changeront inévitablement l’aspect des métropoles. Comment conserver une unité et un véritable lien social entre les citadins alors que les villes devront faire face à une population toujours plus variée et composite ? Comment éviter que ces mégalopoles de plus en plus denses ne subissent des phénomènes d’engorgement et de ghettoïsation ?

 

L’espace public des villes, émanation de la culture urbaine et des hommes qui la créent

 

 

Philosophiquement, on entend par espace public non pas seulement l’au-delà des lieux d’habitation privée, comme s’il était un réceptacle vide et de moindre valeur, mais plutôt l’espace où s’anime la communauté, d’autant plus complexe qu’il accueille et interagit avec des centaines de milliers de vie. Il est un espace habité et employé par les hommes, en perpétuel mouvement, qui suit les mutations sociales autant qu’il les encadre. Penser la ville de demain, c’est donc comprendre comment les évolutions de la société en général vont bouleverser l’espace public urbain et comment celui-ci modifiera nos vies en retour.

La notion d’espace public soulève des problématiques complexes. Dans le cours qu’il a donné à Sciences Po Paris en 2017 sur « l’espace public et ses normes », Emanuele Coccia, Maître de Conférences en Philosophie, rappelle que la rupture traditionnelle entre les affaires privées et familiales, dont le lieu est le foyer, et les affaires publiques, qui se déroulent traditionnellement dans les lieux publics, n’a cessé de s’atténuer. Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt dresse le constat que « la société a conquis le domaine public » : progressivement, les problèmes de l’individu, du ménage, de la famille ont envahi l’espace public pour s’imposer comme de nouveaux enjeux politiques. Les publicités pour l’hygiène intime sont exposées sur les murs de nos villes, les politiques publiques tentent d’influencer le nombre d’enfants par couple à travers des politiques d’aides aux familles, la répartition des tâches ménagères au sein du foyer fait débat dans les talk-shows et les magazines… On place désormais au centre des préoccupations urbaines le bonheur des individus, si bien que l’espace public reflète toujours plus nos aspirations. La ville confronte et unit deux aspects de l’humanité : l’individu et la totalité, la vie privée et la vie publique.

Qu’en sera-t-il de la ville de demain, où les nouveaux moyens techniques pour adapter l’espace public urbain à nos désirs seront démultipliés ?

Photos de Guillaume Colrat sur le thème de la ville de demain. La ville du futur, toujours plus dense et les innovations qui permettront des les désengorger.
Photos de Guillaume Colrat sur le thème de la ville de demain.

La ville du futur, encore plus peuplée, encore plus variée

 

La tendance à l’exode rural est loin de toucher à sa fin. Si les villes comptent aujourd’hui déjà 50 % de la population, l’urbanisation massive ne devrait que s’accroître : près de 70 % de la population mondiale devrait vivre dans des villes en 2050. La ville du futur sera donc plus densément peuplée. Mais par qui ? Les habitants des zones rurales, d’abord, qui, à l’échelle de la planète, devraient poursuivre le processus d’urbanisation. Mais la population urbaine des villes européennes accueillera aussi une population qui représentera un défi majeur : celles des migrants, qu’il s’agisse de migrations d’origines politique, économique ou écologique. Il faut donc, dès à présent, s’apprêter à faire face à une nouvelle mixité sociale, incluant des groupes encore plus variés qu’aujourd’hui, encore plus déracinés, et parvenir à créer entre ces groupes un lien social réel. C’est loin d’être chose acquise : on a pu constater, après le nouvel an 2016 à Cologne et les multiples accusations de viols à l’encontre des populations immigrées, à quel point la suspicion s’impose bien plus naturellement que la cohésion envers des populations exogènes.

Le défi de cet accroissement en nombre et en diversité des populations urbaines soulèvera inévitablement un double défi : celui de la gestion spatiale de l’habitat dans des villes qui sont déjà bien souvent très, voire trop, denses et celui de la coexistence pacifique de tous ces individus dans un espace public homogène. C’est l’identité tout entière des espaces publics qui pourraient être tempérée différemment suite à ces mutations sociétales. Comment Londres, New-York ou Paris, pourront-elles trouver la place de loger ces dizaines de milliers de personnes supplémentaires provenant des quatre coins du monde ?

 

 Un travail de fond de l’organisation spatiale sera nécessaire

 

Pour y parvenir, la ville du futur devra donc repenser l’organisation des espaces urbains, de l’habitat, des transports, des rues, des places publiques, et des activités. L’enjeu d’une telle réorganisation est principalement de réussir à créer les conditions d’une société égalitaire, sans ségrégation spatiale, afin que tous accèdent sans difficulté aux activités publiques (lieux de travail, institutions, lieux de loisirs, espaces verts, commerces…). Autrement dit, ce qui est sous-jacent dans la réorganisation de l’espace public, c’est l’idée que la gestion spatiale de la ville du futur redéfinira le contrat social qui unit ses habitants.

Plusieurs modèles de redistribution des espaces pourraient être projetés pour rendre l’avenir citadin plus juste : certains envisagent une ville qui serait construite sous la forme d’une spirale, – puisque l’organisation concentrique des villes a déjà montré ses limites – où les activités économiques, politiques et les habitations privées seraient réparties en brisant l’opposition du centre et des périphéries. D’autres envisagent une ville construite en hauteur. Mais si rien ne garantit l’efficacité de tels modèles, ils sont surtout très difficiles à superposer aux structures des villes telles qu’elles existent déjà. Il sera impossible de faire table rase de leur organisation actuelle : c’est sur la base des villes contemporaines, avec leurs imperfections et leurs défauts, qu’il faudra composer une gestion urbaine plus juste.

Photos de Guillaume Colrat sur le thème de la ville de demain. La ville du futur, toujours plus dense et les innovations qui permettront des les désengorger.

Redessiner les transports pour composer avec l’héritage urbain

 

Le principal moyen de réguler les phénomènes de ségrégations spatiales sera donc d’agir sur les transports. Le projet du Grand Paris nous éclaire sur la manière dont les transports seront organisés dans le futur : moins centralisés, plus étendus, plus nombreux, automatisés et sans interruption nocturne, ils permettront d’inclure les espaces périurbains négligés et d’offrir aux citadins un accès facile aux espaces naturels et verts, afin de réduire les résistances à nos désirs imposées par les distances. Mais avec l’enjeu écologique de plus en plus présent et pressant, la ville du futur devra vraisemblablement réduire la densité du réseau routier.

À moins que l’espace aérien ne puisse être investi par des voitures volantes respectueuses de l’environnement… Uber, associé à la NASA, a déjà parié qu’il sera capable de proposer des taxis volants pour les jeux Olympiques de 2028. La ville que Ridley Scott envisageait dans Blade Runner en 2021 serait-elle sur le point d’advenir… en 2028 ?

 

Les nouvelles technologies dans la ville : du cauchemar au rêve ?

 

On peut aussi dès à présent envisager que les nouvelles technologies seront une aide pour intégrer toutes les populations et créer un espace collectif urbain plus agréable. L’intelligence artificielle, en plein développement, devrait poursuivre son avancée dans l’espace public : si l’on paye déjà ses courses à des automates, il est possible que demain nous soyons servis par des robots dans les restaurants, contrôlés par des automates policiers ou conduits par des transports publics sans conducteur. Amazon envisage déjà de livrer à domicile grâce à des drones. Plus besoin dès lors d’engorger l’espace urbain le samedi matin avec ses sacs de courses et de chercher une place pour charger sa voiture ! Bien plus qu’une modification de l’aspect de l’espace public, c’est la nature des interactions entre les individus, qui pourraient être radicalement changée.

Photos de Guillaume Colrat sur le thème de la ville de demain. La ville du futur, toujours plus dense et les innovations qui permettront des les désengorger.

Nous avons pourtant, depuis l’antiquité, un rapport ambigu aux techniques : elles sont tout autant craintes qu’espérées. Les automates (littéralement « qui se déplacent tout seul ») fabriqués par le dieu forgeron Héphaïstos étaient réputées dans la Grèce antique pour être aussi habiles que des dieux et capables de les remplacer dans certaines tâches : autant de temps libéré par la technique relève de la magie pour un grec ! Et pourtant, Aristote, dans sa Politique, s’inquiète de cette magie presque noire que représentent des machines capables de travailler par elles-même, sans avoir besoin du commandement des hommes : que deviendraient les travailleurs  « si les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare1 » ? Comment nourrira-t-on les hommes si leur travail n’est plus indispensables ? Et pire encore : que faire de tout ce temps libre, sinon sombrer dans l’hubris (démesure) ? Notre approche de la technologie n’a finalement guère changé : l’angoisse du chômage que suppose l’idée d’un grand remplacement par des machines se conjugue à la joie d’une vie plus facile et libérée des contraintes du travail pénible. Alors les avancées techniques seront-elles une aide ou un obstacle pour créer un lien social dans la ville du futur ?

Alliée à la puissance du big data, on peut imaginer que l’intelligence artificielle fasse naître un nouvel espace public urbain plus onirique que jamais, nous présentant en permanence les produits qui pourraient satisfaire instantanément la frénésie de nos désirs. Google est déjà engagé dans cette voie et travaille sur la possibilité de présenter les lieux à proximité capables de nous intéresser, en temps réel, grâce à des notifications push-ups. On peut alors imaginer que la ville puisse s’adapter à nos données amalgamées grâce à une utilisation judicieuse – ou du moins efficace – du big data. L’intelligence artificielle serait capable de constituer instantanément ce qu’on n’a pas encore pu espérer. Autrement dit, dans la ville de demain, les nouvelles technologies pourraient assurer une part de notre bonheur, si l’on accepte le postulat Smithien2 selon lequel le bonheur augmente proportionnellement à la consommation.

Une telle efficacité aurait une autre conséquence : celle du gain de temps. Or, l’urbanisme moderne place déjà au cœur de ses préoccupations la manière dont on dispose de son temps, puisqu’elle est un facteur d’inégalités, notamment entre les femmes et les hommes. Les villes de Rennes ou de Paris ont pris conscience de cet enjeu et cherchent à faciliter la gestion d’agendas féminins multiples (l’agenda du travail, celui de mère de famille, celui de ménagère, celui de femme épanouie…). Le Conseil économique, social et environnemental soulignait en 2016 qu’un aménagement plus efficace des horaires d’ouverture des crèches, des magasins, des transports publics, ou encore une plus grande concentration des services nécessaires aux femmes pourraient réduire le temps qu’elles perdent pour remplir l’ensemble des missions que la société leur incombe3. Dans une ville où tout le monde manque de temps, l’intelligence artificielle pourrait rationaliser nos agendas, s’acquitter de tâches ingrates au travail, garder les enfants, faire les courses à notre place ou encore promener les chiens. La ville de demain pourrait donc être celle du temps libéré.

Photos de Guillaume Colrat sur le thème de la ville de demain. La ville du futur, toujours plus dense et les innovations qui permettront des les désengorger.

L’espace récréatif pour recréer le rêve collectif

 

Reste alors la question grecque à résoudre : qu’allons-nous faire de tout ce temps ? Puisque réfléchir à la ville de demain relève forcément un peu d’une réflexion utopiste, il faut s’interroger sur le devenir des individus dans ce nouvel espace où les emplois d’hier seront occupés par des machines. Gilbert Simondon, dans Du mode d’existence des objets techniques, envisage de manière optimiste la cohabitation à venir avec les machines. Notre peur des machines ne viendrait que de notre méconnaissance de ce qu’elles sont : des outils. Vivre avec des machines intelligentes n’est donc pas une menace, mais une restructuration de l’espace public, dans lequel les hommes seraient les chefs d’orchestre d’une société de machines laborieuses.  

Concevoir la ville du futur, c’est donc aussi envisager les structures qui pourraient permettre à tous les citadins de profiter de l’otium, ce temps du loisir que les élites antiques employaient à cultiver leur esprit.

La multiplication des espaces de détentes est un changement déjà largement en cours dans les villes occidentales : à Melbourne, à New-York, à Paris ou à Madrid, les espaces verts se multiplient, les salles de sport s’implantent dans tous les quartiers, les nouveaux concepts de bars alliant lecture, discussion, cuisine traditionnelle, cafés du monde et cocktails créatifs ont déjà envahi les centres. Considérant les situations actuelles, on peut penser qu’aussi longtemps qu’il y aura des « consommateurs de temps libres » on trouvera de quoi les satisfaire dans les villes. Mais la ville de demain ne risque-t-elle pas d’être habitée par des vies vides de sens ? Comment trouver la règle qui orientera nos activités ?

On peut bien sûr envisager un monde urbanisé où tout serait géré par l’AI4 : les algorithmes pourraient donner les principes de nos vies. La recherche de la rationalité atteindrait le monde de l’éducation : en ciblant les aptitudes de chacun et la satisfaction efficiente de l’intérêt général, on pourrait appréhender quelles études attribuer aux étudiants. Le temps de travail pourrait ensuite être réduit : en plus de confier à des engins robotisés les tâches ingrates, le travail pourrait être simplifié grâce à des algorithmes prédictionnels : nombre de clients, gestion des stocks, prévision des pannes, optimisation des chaînes de travail. Tout pourrait être optimisé, afin de donner au citoyen de la ville du futur toujours plus de temps. On peut même imaginer que, pour gagner toujours plus de temps, l’intelligence artificielle se chargerait de répartir les individus en couple capable de construire une relation durable et fertile, sans qu’il n’y ait plus besoin d’en passer par l’accouchement (la mécanisation des naissances éviterait les troubles de la grossesse et les malformations). L’algorithme pourrait même aider les individus à trouver un emploi qui les satisfasse pleinement, la justice à rendre des décisions plus justes et les décideurs politiques à déterminer au mieux les attentes et le bien-être de la population…

Reste à savoir si nous souhaitons que la ville du futur soit un remake de Matrix et si renoncer à sa liberté ne signifiera plus dans quelques années « renoncer à sa qualité d’homme »5. Aussi, si l’aspect général de la ville du futur peut être dessiné de manière plus ou moins réaliste en supposant que soient déjà en germe les nervures qui permettront de la sculpter, il semble que l’urgence à travailler dès à présent soit de comprendre quelle direction axiologique nous souhaitons qu’elle prenne. Un seul constat peut être infiniment répété : la possibilité d’un rêve collectif à venir tient sans doute à ce que l’humanité ne s’abime pas dans la servitude du confort que demain nous promet et qu’elle sache revenir à l’otium des anciens, ce temps libre consacré au développement intellectuel et artistique, qualité propre à l’humanité libre que le progrès pourrait généraliser.

  1. Aristote, Politique, I, 4
  2. Adam Smith, dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Economica, définit un système économique et politique libéral en partant du principe que le bonheur de la population augmente proportionnellement à sa capacité à consommer.
  3. Rapport sur Les temps de vie des femmes, 2016.
  4. AI est le sigle communément employé pour Artificial Intelligence, qui signifie Intelligence artificielle en anglais.
  5. Rousseau affirme que “renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme” et qu’il n’y a “nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout” (Contrat Social, I, I)