Pierre Spetebroodt (artiste), Dimitri Touren (rédacteur)
La géo-ingénierie est un ensemble hétérogène de pratiques et de techniques qui visent à modifier le climat. Clive Hamilton, dans Les apprentis sorciers du climat : raisons et déraisons de la géo-ingénierie, décrit et analyse 8 d’entre elles1, mais de nombreuses autres existent. Certaines pour l’instant encore dans un état purement spéculatif, d’autres déjà testées, hors de toute réglementation (l’ONG ETC Group en a cartographié les premières expérimentations2. Hervé Le Treut, climatologue, professeur à Sciences Po Paris et à l’université UPMC, président de l’Institut Pierre-Simon Laplace, nous éclaire sur le sujet.
Une campagne de communication fictive réalisée pour une société imaginaire, spécialisée dans la géo-ingénierie, par Pierre Spetebroodt.
Comment lutter contre les changements climatiques ? En réduisant les émissions de gaz à effet de serre, sans aucun doute. En s’adaptant, c’est-à-dire en anticipant ces changements pour que nos sociétés deviennent plus résilientes et perdurent malgré le danger de plus en plus présent ? C’est devenu une nécessité. En gérant le climat et ses changements grâce à de nouvelles techniques innovantes ? C’est là tout le pari de la géo-ingénierie. Nos comportements les plus quotidiens contribuent aujourd’hui à modifier le climat, pour l’essentiel de manière non intentionnelle. Cette capacité de nuisance ne pourrait-elle pas, alors, se transformer en une vertu ? Rendre positive et durable l’empreinte de l’Homme sur les changements climatiques est-il possible, et même souhaitable, afin de contrebalancer les dégradations en cours ?
La géo-ingénierie, c’est-à-dire l’ingénierie visant à modifier le climat, est un champ d’études et d’expérimentations aujourd’hui encore relativement peu connu du grand public. Peu de médias mentionnent ce sujet dont le nom résonne pourtant avec inquiétude au sein des ONG de protection de l’environnement, et avec insistance chez certains décideurs politiques et industriels. Son but, à l’heure des dérèglements climatiques : éviter de faire exploser le thermomètre en s’attachant moins à diminuer les émissions qu’à modifier le climat directement, et ce, de manière parfois dangereuse3.
Pour Hervé Le Treut, il semble de moins en moins envisageable, à mesure que les années passent, que l’on soit en mesure de rester sous la barre de 1,5°C ou même de 2°C d’augmentation de la température moyenne à la surface du globe d’ici la fin du siècle, il est donc nécessaire d’étudier ces techniques, tout en opérant une distinction stricte entre elles. Il existe selon lui « un réel manque d’éducation à ces pratiques et aux différences qui existent entre elles. La première chose à faire est donc d’inventer une sémantique pour faire cette distinction et sensibiliser le grand public, sans quoi notre société ne sera pas préparée à l’apparition de ces techniques ».
Là où la majorité des associations écologistes s’inquiètent de l’ensemble de ces méthodes, il est possible, nous dit-il, de faire un distinguo : d’un côté les pratiques de captation du carbone qui visent à diminuer le stock de carbone présent dans l’atmosphère, de l’autre, celles visant à limiter le rayonnement solaire, donc la quantité d’énergie et de chaleur pénétrant l’atmosphère. Des pratiques autrement plus risquées qu’il conviendrait de proscrire… Problème, le droit en la matière est plus lacunaire encore que la couverture médiatique de ces méthodes4.
La captation et la séquestration du carbone
Quoi de mieux, lorsqu’on réfléchit à la mécanique des changements climatiques, que de réduire le stock de CO2 – principal gaz à effet de serre – présent dans l’atmosphère ? C’est tout l’objet de la captation carbone. Retirer ce carbone et le stocker en sous-sol plutôt que de le laisser terminer son cycle de vie – d’environ 80 à 100 ans – dans les différentes couches de l’atmosphère. L’AFP, dans une infographie datée de 2017, résume ainsi les principales pratiques que regroupe la séquestration du carbone : « L’intensification de l’érosion des roches (phénomène qui absorbe le CO2), la production à grande échelle de charbon de bois à partir de déchets organiques, la récupération du CO2 émis par la combustion de biocarburant ou encore l’aspiration du dioxyde de carbone contenu dans l’atmosphère5. »
La séquestration du carbone existe déjà à l’état naturel, c’est la photosynthèse. Les forêts représentent ainsi le principal « puit de carbone » à la surface de la Terre permettant de réguler la quantité de CO2 présente dans l’atmosphère. Une première méthode pour capter le carbone consisterait donc en la plantation et l’entretien de forêts. Problème, la tendance est plutôt à la déforestation, sous la pression de l’urbanisation d’une part, principalement dans les pays du Sud ou elle est désormais la plus rapide et la plus importante, et de l’augmentation des surfaces agricoles – dont le Brésil est l’un des exemples actuels les plus éloquents. Ainsi, selon le Global Forest Watch, entre 2001 et 2016, 9,8 % de la surface de la canopée brésilienne a disparu, soit plus de 46 millions d’hectares de forêts6.
« Ce que la nature peut faire, de nombreux ingénieurs estiment qu’il nous est possible de l’imiter, et c’est notamment vrai en Chine », indique Hervé Le Treut. Pour séquestrer le carbone, la piste principale repose sur des procédés chimiques visant à séparer le CO2 des autres produits avec lesquels il peut être mélangé lors de sa combustion pour ensuite le dissoudre et le rendre à l’état liquide, plus facile ensuite à transporter et stocker. « Actuellement, nous sommes capables de réaliser de telles manipulations chimiques, mais pas à grande échelle. Il est possible de traiter quelques millions de tonnes de carbone, mais en aucun cas les milliards qu’il conviendrait de traiter. Pour cela, il faudrait lancer des travaux de recherche et développement bien plus conséquents et ambitieux, et c’est loin d’être le cas pour l’instant. »
Au-delà de la simple captation du carbone, se posent également les questions de son transport et de son stockage. « On stocke déjà du gaz naturel importé de Russie ou d’Algérie et ça ne pose problème à personne », indique Hervé Le Treut. Le transport du carbone pourrait s’opérer par une réaffectation d’oléoducs ou bien la mise en place d’un nouveau réseau de connexions. Ce réseau et le stockage du carbone en sous-sol pourraient néanmoins devenir sources de tensions géopolitiques à terme (à moins d’être tributaires de tensions déjà existantes) selon les régions où ils seraient mis en place.
Aérosols et limitations du rayonnement solaire
« Des pistes d’un tout autre ordre qui consisteraient à limiter le rayonnement solaire me semblent en revanche beaucoup plus préoccupantes et dangereuses », s’inquiète Hervé Le Treut. Limiter le rayonnement solaire pourrait s’opérer selon différents procédés, la méthode la plus largement envisagée consistant en l’émission d’aérosols – des particules de soufre – dans les hautes couches de l’atmosphère pour réduire la quantité d’énergie solaire pénétrant le système atmosphérique et limiter ainsi la quantité de chaleur présente. Cette idée s’inspire d’épisodes volcaniques naturels tels que l’éruption du volcan Pinatubo en 1991 ayant contribué à un abaissement de la température moyenne de 0,5°C l’année suivante7 ou encore du Tambora en 1816 – épisode que relate Gillen D’Arcy Wood dans L’année sans été8.
De tels procédés nécessiteraient de projeter en permanence des millions de tonnes de particules dans la stratosphère. La température pourrait très rapidement s’en trouver artificiellement réduite. Les risques en la matière sont nombreux : plutôt que de limiter la cause principale des dérèglements climatiques, cette méthode tendrait à provoquer un nouveau changement brutal des températures ainsi qu’une perturbation des cycles de précipitations. De plus, un tel choix serait pour le moins irréversible. Cesser l’émission de ces aérosols provoquerait en retour un changement climatique supplémentaire et une élévation brusque des températures. Assurer la sécurité des dispositifs d’émission serait donc un enjeu crucial et un facteur de fragilité déterminant.
Investir ou pas, et comment ?
Pour Hervé Le Treut, les différentes pistes de développement que regroupe la géo-ingénierie « posent des questions difficiles » car certaines d’entre elles pourraient bien devenir nécessaires pour maintenir le réchauffement climatique sous un certain niveau. À petite échelle, cela peut contribuer par exemple à limiter des vagues de chaleurs ponctuelles, dont on sait qu’elles vont se multiplier dans les années à venir, dans les centres urbains. Il est donc nécessaire d’investir et d’éduquer à ces pratiques pour d’une part ne pas passer à côté de potentielles solutions – pour les moins nocives d’entres elles – et d’autre part, ne pas devenir dépendant d’entreprises ou de pays s’étant emparés de ces pratiques en profitant de l’absence actuelle de cadre réglementaire.
En effet, comme le relate le journal indépendant Bastamag dans un article de 20139, des entreprises, start-up et fonds d’investissements privés ont déjà déposé des brevets et investit en recherche et développement sur certaines pratiques. Or, à ce jour, encore aucune législation n’existe en la matière, rendant le contrôle de ces pratiques quasiment impossible. Plus troublant encore, parmi les investisseurs et prospecteurs de la géo-ingénierie, on retrouve entre autres des compagnies pétrolières comme la Royal Dutch Shell ou BP. Ce mélange des genres pouvant vraisemblablement conduire à des situations de conflits d’intérêts rappelle que le développement de ces techniques, même les moins dangereuses d’entre elles, ne peut se faire qu’en accompagnant la diminution des émissions de gaz à effet de serre, corollaire indispensable de la limitation des dérèglements climatiques. En effet, si certaines techniques de géo-ingénierie peuvent représenter à terme, une partie de la solution aux changements climatiques, la limitation rapide des émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre en demeure une condition sine qua non.
Interview réalisée avec Hervé Le Treut par téléphone le 14 avril 2018.
- Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du climat : raisons et déraisons de la géo-ingénierie, Le Seuil, coll. Anthropocène, 2013.
- ETC GROUP: http://www.etcgroup.org/content/world-geoengineering
- https://mrmondialisation.org/les-apprentis-sorciers-du-climat/
- https://reporterre.net/La-poussee-de-la-geo-ingenierie-est-une-terrifiante-defaite-politique
- https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/climat-la-geo-ingenierie-arrive-dans-le-debat_117294
- GLOBAL FOREST WATCH/ BRAZIL https://www.globalforestwatch.org/country/BRA
- https://www.bastamag.net/Geo-ingenierie-scientifiques
- Gillen D’Arcy Wood, L’année sans été, Tambora, 1816. Le volcan qui a changé le cours de l’histoire, La Découverte, 2016.
- https://www.bastamag.net/Geo-ingenierie-scientifiques#nh203-5