Par Jules Metge (rédacteur) et Pierre Spetebroodt (artiste)
Le 3 janvier 2018, Emmanuel Macron annonçait la préparation d’une loi contre les « fake news ». Si la lutte contre les fausses informations est nécessaire, l’engagement des grands médias et du gouvernement peut être questionné. Comment vaincre les fake news ? Qui doit s’en charger ? À l’heure où rédactions, gouvernements et réseaux sociaux rivalisent d’initiatives, retour sur les enjeux d’une bataille pour l’information.
Il y a un siècle, Le Journal assurait aux Françaises et Français restés à l’arrière : « Les Allemands tirent bas et fort mal. Quant aux obus, ils n’éclatent pas dans la proportion de quatre-vingt pour cent. » Cette fausse nouvelle devait alors préserver l’unité de la population, sauver la République française face à son voisin allemand.
Aujourd’hui, les fausses nouvelles diffusées par l’État ont été oubliées. Amplifiées par les réseaux sociaux, les « fake news » seraient un danger pour la démocratie… À cause d’elles, dit-on, les Anglais ont choisi une sortie catastrophique de l’Union européenne, les Américains ont voté pour un milliardaire populiste et les Français ont failli livrer la présidence à l’extrême-droite. Danger donc, des canulars pris au premier degré, des affirmations éhontées, des titres mensongers.
Vérifier et démentir : une bataille perdue ?
Les grands journaux français se sont dotés de rubriques spécialement dédiées à la vérification des faits : Désintox pour Libération, Décodeurs pour Le Monde… Pourtant, l’efficacité de ces outils reste encore à prouver. Dans un entretien pour France TV en mai dernier, Emeric Henry, professeur d’économie à Science Po, déclarait : « Les gens ont confiance dans les faits statistiques. Ils les croient, mais un biais psychologique intervient qui fait que même si on a corrigé un fait, il est très dur de corriger la conclusion. Même si les gens ont connaissance des vrais chiffres, cette conclusion erronée, reste dans leurs têtes. »
Mais la correction des fake-news actuelles est moins une question de chiffres que de sources. Les canulars ne reposent sur rien. Les rédactions s’évertuent ainsi à démentir les brillantes trouvailles de Secret News, site parodique où l’info est « vérifiée de sources sûres ». Non, Ferrero n’a pas rappelé 625 000 pots de Nutella contaminés au Lactalis. Non, il n’y a pas de mosquées gonflables sur les plages de Cannes. Non, votre religion ne sera pas bientôt obligatoirement mentionnée sur votre carte d’identité. Non, une infirmière n’a pas échangé plus de 9.000 bébés dans des maternités françaises.
Le site de Secret News prévient pourtant : « Les opinions ou idées développées sont fausses et ne peuvent être tenues comme authentiques. » Leurs canulars sont parfois repris au premier degré, comme fut repris « Le port du hijab bientôt autorisé dans la police nationale » par des militants islamophobes qui n’attendaient que confirmation de leurs fantasmes. Et c’est comme ça que l’on partage ce qu’on était déjà disposé à croire.
La vérification des faits est un exercice ingrat. Ceux qui partagent une fausse information ne lisent généralement pas l’article qui la corrige. Et ceux qui lisent l’article qui la corrige découvrent l’existence d’une fausse information qu’ils ignoraient. Interrogé par Novethic, Adrien Sénécat des Décodeurs du journal Le Monde reconnaissait la difficulté de s’adresser au bon public : « Nous utilisons les canaux de diffusion des médias traditionnels pour fact-checker. Avec ce fonctionnement, nous ne réussissons qu’à toucher une petite part des personnes qui ont vu circuler et ont partagé l’information. » Pour toucher le plus grand nombre, les journalistes du Monde se sont déplacés sur le champ de bataille numérique.
Contrôler les réseaux sociaux
En février 2017, Facebook s’est associé à huit organes de presse français : L’Express, Libération, 20 minutes, Le Monde, BFMTV, l’Agence France-Presse, France médias monde et France Télévisions. Le principe est simple : lorsque la crédibilité d’une information partagée sur Facebook est mise en doute par deux de ces huit partenaires, l’article est signalé comme « contesté » et l’algorithme du réseau est alors censé en réduire la diffusion.
Depuis février, Facebook a reconnu que le simple signalement d’un article – par un petit drapeau rouge – avait l’effet inverse de celui recherché. Il semblait ainsi que le drapeau rouge mettait en valeur l’article signalé, presque comme un gage de qualité… Maintenant, les médias partenaires du réseau social rédigent, lorsqu’ils souhaitent traiter d’une nouvelle douteuse, la démonstration de sa fausseté ; l’article est alors accolé par Facebook au contenu vérifié et infirmé.
Au départ bénévoles, les journalistes chargés de contester les articles faux sont maintenant rétribués par Facebook. L’équipe de Désintox de Libération le reconnaissait le 30 décembre : « Nous, on travaille pour Facebook, comme un certain nombre de médias en France travaillent pour Facebook. On est rémunérés pour faire le ménage dans les contenus qui circulent. »
Qui contrôlera ceux qui contrôlent ?
Si la vérification des faits est nécessaire, le rapprochement d’un géant du numérique avec des rédactions en partie dépendantes financièrement est problématique. Après Facebook, Google a aussi lancé sa propre plateforme collaborative de vérification des faits, CrossCheck, en partenariat avec 37 médias. En-dehors du seul aspect financier, c’est la question du pluralisme des idées qui se pose. La vérification des informations qui circulent se concentre dans les mains de quelques arbitres jugés « impartiaux », mais qui ont eux aussi des présupposés et des biais.
Pour Libération, Daniel Schneiderman analysait le Décodex du Monde, un inventaire des médias censé distinguer les sources d’information « fiables » de celles qui ne le sont pas. « Journal favorable à la mondialisation, Le Monde classe en vert les journaux pro-mondialisation et les autres en rouge. Le Monde est purement et simplement en conflit d’intérêts. Juge et partie », écrivait le journaliste d’Arrêt sur images, engagé dans la critique des discours médiatiques dominants. Le soupçon de « fake news » ne pèse donc que sur les médias peu reconnus : les plateformes collaboratives (Agoravox), les médias ouvertement militants (Fakir), l’extrême-droite, les journaux favorables à Poutine (RT), etc.
« Il n’y a que les classes en décadence qui diabolisent les adversaires, qui trafiquent la vérité continûment sous couvert de chasse aux fake news », prévenait Aude Lancelin dans son livre La Pensée en otage. Pour la journaliste, la lutte contre les fake news n’est que le dernier avatar d’une « idéologie de la neutralité » : les journaux favorables à la mondialisation et au libéralisme veulent reconquérir leur place, contestée par l’apparition de nouveaux médias. Le problème est qu’en mettant en avant leur combat contre les fausses nouvelles, des journaux comme Le Monde ou des agences telle l’AFP puissent dissimuler leur ligne éditoriale ou leurs fondements idéologiques.
« You’re fake news »
En se cachant derrière « l’idéologie de la neutralité », les médias reconnus exaspèrent ceux qui sont à l’opposé de leur ligne éditoriale. Les non-dits sont pointés, les erreurs du passé rappelées. Car les grands titres établis depuis longtemps, devenus aujourd’hui de puissantes institutions, ont eux-même déjà failli. Leur histoire est aussi faite de dépêches dictées dans l’urgence, d’emballements médiatiques, d’analyses partielles, de paris ratés sur le temps. Il y a eu les charniers de Timisoara en 1989, les rapports de la CIA sur les armes irakiennes en 2003 ou, plus récemment, l’annonce d’un hackage russe du système électronique américain.
Trump, il n’y a pas si longtemps promoteur d’immeubles et de « faits alternatifs », récupère la défiance envers eux : « You’re fake news », a-t-il lancé par deux fois aux grands organes de presse qui avaient pris le parti d’Hillary Clinton. En janvier, le président américain a même créé son propre prix, les « Fake News Award », pour récompenser les erreurs des journaux qu’il considère comme ses adversaires. Dans sa liste des onze finalistes, des tweets de journalistes vite effacés ou articles corrigés. Bien sûr, le combat de Trump n’est pas un combat pour la vérité, seulement une réplique contre ceux qui le gênent.
Pour Olivier Berruyer, responsable du blog Les-Crises, l’accusation portée contre les médias reconnus doit être précisée : « Dans les médias occidentaux, il n’y a pas beaucoup de fake news. Cela arrive de temps en temps. (…) Néanmoins, la problématique des grands médias occidentaux aujourd’hui n’est pas celle des fake news, mais celle des « no news ». Ce ne sont pas des mensonges, mais c’est toute une partie de la vérité qui n’est jamais mise en avant. »
Le site Les-Crises est devenu connu pour son traitement de la crise ukrainienne, en proposant selon ses propres mots « des visions et analyses divergentes », pour « compléter » un traitement médiatique qu’il juge orienté. Dans son Décodex, Le Monde avait classé le blog d’Olivier Berruyer comme « très peu fiable ». En ce début de février, Olivier Berruyer a déposé une plainte contre le grand quotidien, argumentant que « Le Decodex n’a en définitive ni l’habilitation légale, ni la compétence, ni l’intégrité, ni l’impartialité pour se maintenir juge a priori de la qualité de sites à visée informative. »
« Fake news ». Ce n’est donc pas une coïncidence si ces deux mots s’imposent avec les deux années qui précèdent. 2016 marquait la défaite des médias traditionnels, globalement favorables au Remain britannique et à la victoire d’Hillary Clinton aux États-Unis. 2017 célébrait pour eux le retour de la raison face aux tentations populistes, avec la victoire d’Emmanuel Macron. Les grands médias ont eu peur, voyant leur rôle de prescripteur d’opinion et de faiseurs de présidents reculer. Au moment où le pouvoir médiatique traditionnel est menacé, la lutte contre les fake news sonne donc comme le cri de ralliement d’une presse blessée.
– « ‘Post Vérité’ et ‘fake news’ : fausses clartés et points aveugles », Acrimed.
– « Entre satire et ‘attrape-clics’, voyage au pays des usines à buzz », Le Monde.
– Aude Lancelin, La Pensée en otage, Les Liens qui libèrent, 2018.