Marie Deteneuille (artiste), Paulin Hoegy (rédacteur)
L’épopée de l’université Paris-Vincennes, c’est l’histoire d’une faculté pas tout à fait comme les autres, d’une université qui, pendant 12 ans, va s’imposer comme le théâtre d’une expérience d’autogestion sans précédent dans notre pays. Une révolution éducative, héritière du mouvement de Mai 68, qui va prôner l’égalité de chacun face aux études supérieures et le décloisonnement des savoirs. Retour sur une expérience pédagogique unique qui va marquer à jamais l’histoire de l’université à la française.
Au cœur du bois de Vincennes, à quelques encablures du terminus de la ligne 1 du métro parisien, la nature luxuriante a repris ses droits. Au bout d’un long chemin arboré, une clairière vide et silencieuse se dévoile au visiteur de passage. Un trou de verdure qui fait oublier qu’ici, il y a seulement 40 ans se dressait la faculté la plus atypique de France. La fameuse université Paris-VIII Vincennes. Un temple du savoir qui, pendant plus d’une décennie, va accueillir des milliers d’étudiants1 et parfois même leurs enfants… Un monument de l’université française dont il ne reste rien aujourd’hui, pas même un bâtiment, ni une plaque commémorative. Un vide bien loin des cafétérias enfumées des années 70, des charges de CRS contre les blocus étudiants ou des assemblées générales sur la guerre du Vietnam. Un lieu dans lequel s’est pourtant écrite l’une des principales pages de l’histoire de l’université française au XXe siècle. Une aventure faite d’utopie, de réalisations et de révolution. Voici donc, l’histoire de l’université Paris-VIII Vincennes racontée par ceux qui l’ont vécue.
Sous les pavés, le Bois de Vincennes
Au lendemain du « joli » mois de mai 1968, alors que les carcasses de voitures et les pavés parisiens jonchent encore les artères du quartier latin, le général de Gaulle alors président de la République décide de réformer l’université. Soucieux de ne plus voir son trône vaciller et son mandat présidentiel sclérosé par le mouvement estudiantin, le chef de l’État confie à son nouveau ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, la rude tâche de gérer l’après mai. À commencer par l’éloignement des étudiants de gauche du centre de Paris et de ses ruelles propices à l’insurrection.
Décision est donc prise de construire de nouvelles universités aux portes de la capitale pour accueillir les premières générations de baby-boomers et les « perturbateurs » gauchistes des facultés parisiennes. Résultat, en quelques semaines, sortent de terre des milliers de mètres carrés de salles, d’amphis, de cafétérias, au cœur du bois de Vincennes. Cette faculté d’un nouveau genre, baptisée « centre expérimental », est lancée avec l’appui du doyen éclairé de la Sorbonne Raymond Las Vergnas et sous l’impulsion d’Hélène Cixous, alors professeure à l’université de Nanterre2. Un projet pédagogique mûrement réfléchi, comme l’explique celle qui deviendra la fondatrice de Vincennes : « La contestation de Mai 68 était nécessaire, mais je savais qu’elle ne durerait pas. Qu’il faudrait que cela débouche sur quelque chose de durable. J’avais ce projet d’université en tête depuis quelque temps. Mai 68 a été l’occasion de le faire et du coup, avec l’aide de Jacques Derrida, j’ai créé Paris-VIII. » Ainsi, sous l’égide de cette spécialiste de la littérature comparée, une équipe d’une trentaine d’enseignants est bientôt constituée. Avec comme leitmotiv, rassembler ceux qui, au sein de l’université française, souhaitent un changement. « Les gens se connaissaient, on savait ce que pensaient les uns, les autres. Mais ils étaient disséminés un peu partout. Il fallait donc les réunir dans un même lieu et ça a été Vincennes. »
Dès lors, ces enseignants et ces chercheurs se mettront en tête de proposer de nouvelles méthodes pédagogiques, avec comme figure de proue la libération de la parole, des corps, et des esprits.
Une autonomie éducative et pédagogique qui va constituer l’essence du projet vincennois, selon Anne Berger qui a étudié de 1976 à 1979 à Paris-VIII et qui y enseigne désormais la littérature : « La chance de Vincennes, c’est que cela a été une véritable expérience d’autogestion. Et ça, en France c’est inimaginable. On est dans un pays centralisé, jacobin. En pratique, les universités sont des organismes d’État. Or à Vincennes, on a dit “Vous faites ce que vous voulez, vous êtes libres.” Ils pouvaient tout créer. Ils avaient carte blanche. » Et ils ne vont pas s’en priver, ouvrant le cycle supérieur à tout et à tous.
Vincennes ou l’avant-garde
Tandis que les universités parisiennes continuent de s’empoussiérer, Vincennes opte pour l’ouverture à de nouveaux horizons. Avec à la clé, la création de nombreux départements de recherche comme la sociologie, le théâtre, l’art plastique et la linguistique. Dans cette université pionnière en la matière, de nombreux autres cursus seront ouverts par la suite, comme le précise Anne Berger : « Vincennes a été un lieu d’invention de disciplines, c’est la première fois qu’il y a eu la création en France d’un département de photo, de cinéma, de psychanalyse. Pareil, pour le département de danse ou d’études féminines en 1974. Dans le département de littérature dans lequel j’étudiais on abordait la sociocritique, la psychanalyse littéraire, la sémiotique. Personne à l’époque ne faisait de la sémiotique à l’université française. À l’intérieur de chaque discipline il y avait des champs des possibles infinis. On n’enseignait pas comme à la Sorbonne, tout simplement. »
En outre, à Vincennes, on décide d’abolir les cours magistraux et les amphis surpeuplés pour privilégier l’enseignement par petits groupes. De nouvelles méthodes pédagogiques qui vont séduire l’écrivain Claude Arnaud, qui a fait son cursus à Vincennes dans les années 70 : « Dans la plupart des cours on était 10-20, donc on avait une relative intimité avec le professeur. C’était un rapport différent. Il n’y avait pas la frontalité du cours magistral, on était plus proches, notre parole allait beaucoup plus librement. J’avais fait trois mois à Jussieu en sciences, c’était des amphis de 300 étudiants. Je l’ai mal vécu. C’était du gavage d’oie. »
À Vincennes, on opte donc pour des modules plus propices à l’échange, dans lesquels étudiants et professeurs se tutoient. On valorise la prise de parole étudiante. Parfois même les rôles sont inversés, les élèves sont chargés d’expliquer à l’enseignant le contenu du cours. D’autres innovations vincennoises seront d’ailleurs reprises plus tard par le système universitaire français, comme la semestrialisation de l’année ou la mise en place des unités de valeurs (UV). Un dispositif qui permettra aux étudiants de suivre un parcours plus transversal, plus en adéquation avec leur désir d’apprendre. Un véritable cursus « à la carte » offrant pour la première fois la possibilité à des étudiants de philosophie ou de photographie de s’inscrire à des modules d’informatique, d’histoire, de chinois, de danse ou de théâtre.
Des expérimentations qui feront de cette « fac » nouvelle, un laboratoire pédagogique unique. Mais aussi un lieu de vie improbable. À l’image du souk ouvert par les étudiants à l’entrée de l’université. Un petit marché aux puces, aux accents seventies, dans lequel seront exposés pêle-mêle des livres, souvent politiques, de la nourriture, des vêtements, des journaux, de la drogue. Et oui, même le cannabis était en vente libre sur les étals de la faculté de Vincennes, car dans ce bois, parfois, on pouvait se croire à Woodstock ou Katmandou.
Mais plus que ce détail fumant, l’université s’est très vite inscrite dans une logique d’éveil des consciences et de prise en compte des réalités quotidiennes. Avec bien sûr en ligne de mire, certains principes fondamentaux comme l’égalité des sexes et l’ouverture généralisée du cycle supérieur. C’est pourquoi, très tôt, sur le campus vincennois une crèche sera construite. Puis, un peu plus tard, une école maternelle. Des structures, ouvertes jusqu’à 22h, même le weekend, qui permettront aux parents de suivre leur cursus ou de travailler dans de bonnes conditions au sein de l’université.
Tous les chemins mènent à Vincennes
Mais, pour de nombreux étudiants de Vincennes, c’est avant tout un cheminement intellectuel. Voire une expérience salvatrice. À l’image d’Anne Berger qui entrera à Paris-VIII à la suite d’une déception intellectuelle en classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand : « Je pensais qu’on allait découvrir les grands auteurs et les œuvres, en réalité c’était la course à l’ambition. Alors même que j’aurais dû continuer dans cette voie, j’ai fini par comprendre que je n’avais pas ma place dans cet endroit. Du coup, je suis partie à Vincennes. J’avais tout à fait conscience de passer d’un extrême à l’autre et finalement j’ai trouvé là-bas ce que j’attendais de l’enseignement. Je l’ai vécu et ça a été une chance. »
Idem pour l’homme de lettre Claude Arnaud, pour qui l’expérience vincennoise aura été particulièrement salutaire : « Pendant trois ans j’ai travaillé dans une imprimerie. À un moment donné j’ai compris que j’étais en train de perdre beaucoup intellectuellement. Un jour, en lisant un livre je me suis rendu compte au bout de 6-7 pages que je n’y arrivais plus. C’était extrêmement blessant, et là je me suis mis à pleurer, vraiment, c’était physique. Et c’est à ce moment-là que j’ai pris la décision de m’inscrire à Vincennes. D’un point de vu intellectuel, Vincennes m’a sauvé. Je n’aurais pas pu m’inscrire à la Sorbonne. Recommencer Montaigne, Racine, je n’avais pas envie de ça mais de quelque chose de plus inventif, dans l’ère du temps. »
Dès lors, les deux étudiants découvrent, une ruche du savoir dans lequel vont se succéder les plus grands intellectuels de l’époque, Roland Barthes, Hélène Cixous, Jacques Lacan, Michel Foucault, Madeleine Rebérioux, François Châtelet, Alain Badiou, Michel Serres, Gilles Deleuze… Une expérience intellectuelle singulière pour Claude Arnaud : « Ce qui m’a marqué à Vincennes, c’est la qualité de l’enseignement, c’était globalement assez remarquable. Vincennes avait attiré la frange la plus libre et la plus inventive des professeurs. Eux aussi voulaient de nouvelles formes de relations pédagogiques. Plus interactives. Et ces grandes têtes pensantes étaient accessibles, vous pouviez leur parler. Par exemple, j’ai le souvenir de Roland Barthes avec qui on discutait à la fin du cours. C’était un moment de grâce de se retrouver face à des gens aussi brillants. »
Mais plus que ces grands noms, ce qui marquera Anne Berger, c’est la relation qu’entretenaient les étudiants avec le corps professoral : « Vincennes continuait hors les murs, les enseignants recevaient chez eux pour le café ou pour le thé après les cours, ou tout le monde allait au bar. Il y avait une espèce de vie commune. Entre les murs mais aussi en dehors. » C’est d’ailleurs à Vincennes qu’on a inventé le cours public : dans les grands magasins, le métro, les jardins, aux portes des usines. Une expérience collective destinée à rapprocher le savoir du réel.
D’autres personnalités, viendront arpenter les couloirs enfumés de cette faculté en lisière de Paris, comme le futur Premier ministre lusitanien Mario Soares, qui sera chargé de cours de portugais, juste avant la révolution des Œillets en 1974. Ou le fameux linguiste et philosophe américain Noam Chomsky qui délaissera un temps son département de recherche au MIT 3 pour venir enseigner à Vincennes. Un centre expérimental, qui va s’imposer comme lieu de pèlerinage de l’intelligentsia de gauche dans le monde, créant au fil du temps une véritable diaspora vincennoise aux quatre coins du globe. Car très tôt, Vincennes va prendre le parti d’ouvrir ses portes aux étrangers, étudiants et professeurs. Une politique de diversité qui fera de cette université l’une des pionnières du genre en France et qui reste toujours d’actualité aujourd’hui dans les locaux de Saint-Denis4.
Et Paris-VIII ne va pas s’arrêter en si bon chemin, accueillant en son sein les salariés et les non-bacheliers. Une volonté d’ouvrir le champ du savoir au plus grand nombre, qui fera de Vincennes l’un des fers de lance de l’université « populaire » française5.
Mais Paris Vincennes, ce sont aussi ces histoires incroyables. De ces anecdotes qui l’ont fait définitivement passer au statut de mythe. Comme ce jour où une étudiante de Vincennes monte en stop dans un camion pour rejoindre le campus vincennois. Sous le charme de sa passagère, le chauffeur décide d’accepter l’invitation de sa belle au restaurant universitaire. À la suite du repas, le chauffeur suit son auto-stoppeuse jusqu’au cours d’histoire. Résultat : l’homme arrivé à Vincennes au volant de son 38 tonnes, ressortira quelques années plus tard, avec une agrégation d’histoire en poche. Ou bien encore lorsque cet homme de ménage d’origine africaine qui, à force de travail dans les cours du soir, deviendra chef d’équipe dans l’audiovisuel. De belles histoires qui auront permis à Vincennes de passer du rêve à la réalité. De la théorie à la pratique. Offrant des opportunités uniques à ceux qui les ont saisies.
Péril rouge
Mais conformément à ses origines et à son époque, l’université n’est pas seulement faite d’innovations pédagogiques. Entre ses murs, il est aussi question de politique. Et Vincennes sera aux premières loges, devenant rapidement l’un des bastions de l’extrême gauche parisienne. Des Maos-Spontex à la Gauche prolétarienne en passant par le Parti communiste, les différentes entités trotskystes et les situationnistes, Vincennes va très vite concentrer en son sein, toutes les nuances idéologiques de gauche. Parfois même les plus extrêmes. En témoigne cette vidéo réalisée par les étudiants du département cinéma, dans laquelle, un groupe anarchiste déballe dans le local alloué par l’université son arsenal militant : cocktails Molotov prêts à l’emploi, grenades lacrymogènes dérobées aux CRS, bombes artisanales et guides de fabrication d’explosifs. Bref, une antenne anarchiste prête à faire la révolution !
Mais très loin de ces apprentis Ravachol 6, la plupart des étudiants vincennois n’appartenaient à aucun groupement politique, à l’image de Claude Arnaud : « Quand j’arrive à Vincennes la phase ultra-gauchiste est déjà passée. Il y a certes des grèves, des occupations, des journaux d’ultra gauche, des tracts, des bagarres. Mais c’est plus du tout le quotidien, ça c’est apaisé, c’est sur le déclin. C’est l’une des raisons pour lesquelles je viens d’ailleurs, cette vague ultra politisée reflue, moi même je suis fatigué, j’en ai marre de broyer de la doxa maoïste ou marxiste. Je voulais sortir de la politique, réapprendre à penser tout seul. »
Pourtant durant toutes ces années et malgré la volonté de certains de s’extraire du combat politique, Vincennes restera au cœur de profondes luttes d’influence entre mouvements de gauche. Le général de Gaulle dira même à propos des occupants de la fac : « Vincennes, c’est pour les emmerdeurs. »
Mais parfois, plus que les principes de gauche, c’est la fièvre libertaire qui gagne les Vincennois. Alain Badiou en tête. Alors chargé d’un cours de philosophie, l’intellectuel français déclare à l’époque : « Auront leurs UV ceux qui auront condensé leur pensée philosophique dans un bombage ou dans une inscription murale, ceux qui ne sont jamais venus mais qui ont ainsi montré par leur absence un détachement louable des choses de ce monde et une méditation profonde. » En d’autres termes, tout le monde validera son cursus. Dans le même temps, un chargé de cours déclare vouloir partager son salaire avec ses étudiants, car il n’est pas juste qu’un seul soit payé alors que tous travaillent. Enfin autre cas assez caustique, un journaliste de L’Aurore rapportera l’histoire d’un cheval qui sera inscrit à Vincennes et qui obtiendra sa licence. Légende ou réalité, on ne le saura jamais.
Trop c’est trop pour le pouvoir de droite, qui ne supporte plus de voir « jouir sans entrave » cet îlot gaucho-libertaire aux portes de Paris. Décision est donc prise de déménager Paris-VIII à Saint-Denis et de refixer quelques cadres pour en finir avec la « débauche » intellectuelle vincennoise. Au motif de différents trafics sur le campus, en particulier de drogue, la ministre des Universités de l’époque, Alice Saunier-Seïté 7, en lien avec le maire de Paris Jacques Chirac, organise la destruction de cette bastide rouge de la pensée. Au cœur de l’été 1980, les bulldozers se chargeront du reste.
Depuis, Paris-VIII, qui s’est installée dans la cité dionysienne, tente de faire perdurer cet héritage fait d’idéal et de réalisations. Le tout, dans un cadre plus institutionnel. Laissant au fil du temps le bois de Vincennes se rendormir paisiblement dans son écrin de verdure, orphelin d’une époque où les Vincennois rêvaient de changer la société. À commencer par l’université.
- « Vincennes sera victime de son succès, conçue initialement pour 7 500 étudiants elle en accueillera 32 969 lors de l’année scolaire 1978-1979 » (cf : Charles Soulié, Le destin d’une institution d’avant-garde : Histoire du département de philosophie de Paris VIII p 50).
- L’université Paris X Nanterre a été l’épicentre du mouvement de Mai 68.
- MIT : Massachussetts Institute of Technology. L’un des plus grands établissements de recherche du cycle supérieur américain.
- L’université Paris VIII est l’une des figures de proue du combat en faveur des étrangers dans notre pays. En témoigne, la réquisition par des étudiants en mars 2018 d’une partie des locaux de l’université pour y loger des migrants.
- L’université populaire de Caen est un établissement créé par le philosophe Michel Onfray, qui s’est inspiré de l’expérience vincennoise pour développer son projet. Même si aujourd’hui, il conteste cet héritage.
- Ravachol, anarchiste français du XIXe siècle, adepte de la propagande par le fait.
- Alice Saunier-Séïté fut secrétaire d’État aux Universités de 1976 à 1978 puis ministre des Universités de 1978 à 1981, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing.