Paul Colombat (artiste), Raphaël Llorca (rédacteur)
Y aurait-il une facebookisation de la vie politique ? Au-delà des scandales qui secouent le réseau social, retour sur le rôle de Facebook dans les transformations contemporaines du politique.
Il s’agit probablement de la pire crise de son histoire. Depuis sa création en 2004, jamais la firme californienne aux 2 milliards d’inscrits n’avait traversé pareilles turbulences. Le 16 mars dernier, le Guardian et le New York Times révèlent comment les données personnelles de plusieurs dizaines de millions d’Américains sur Facebook ont été utilisées par une entreprise britannique, Cambridge Analytica, pour faire élire Donald Trump. Dans un entretien ahurissant accordé à plusieurs journaux européens, Christopher Wylie, ex-directeur de recherche de Cambridge Analytica, explique comment les données récoltées sur Facebook ont également pu façonner des narrations alimentant le camp du « Leave » lors du référendum britannique de juin 2016 : « Sans Cambridge Analytica, il n’y aurait pas eu de Brexit1 »
Les réactions sont vives : estimant qu’un lien de confiance a été rompu, le mouvement #Deletefacebook, lancé par Brian Acton, co-créateur de WhatsApp, incite les utilisateurs à quitter le réseau social ; l’action Facebook en Bourse chute vertigineusement, et les pressions politiques se multiplient pour que les dirigeants s’expliquent devant des parlementaires.
Décidément, Facebook entretient des liens pour le moins compliqués avec la sphère politique. On se souvient que le réseau social a d’abord été accusé d’avoir développé des algorithmes favorisant la diffusion de fake news nuisibles à la démocratie, puis soupçonné d’avoir laissé des puissances étrangères – notamment la Russie – acheter des publicités cherchant à influencer les élections américaines. Au-delà des scandales, il est frappant de constater l’impact croissant de Facebook et de ses fonctionnalités sur la manière de faire de la politique. Plus largement, quel rôle joue Facebook dans les transformations contemporaines du politique ?
Facebook ou la politique à l’ère du Big Data
Si l’affaire Cambridge Analytica a fait grand bruit, l’attention médiatique s’est surtout focalisée sur la manière dont Facebook a laissé une entreprise tierce se procurer les données personnelles de 50 millions d’Américains. Comme le remarque le chercheur Michael Wade dans une tribune au journal Le Monde2, très peu de journalistes se sont réellement intéressés à l’utilisation concrète de ces données : « La manière dont Cambridge Analytica a utilisé les données au cours de la dernière campagne présidentielle américaine est en réalité la partie la plus intéressante de l’histoire. Son approche de la segmentation et de l’analyse des données constitue en effet un changement majeur dans la manière dont le travail analytique peut être utilisé pour générer des connaissances et exercer de l’influence. »
Facebook illustre effectivement à merveille les espoirs placés dans la puissance du Big Data. En 2015, une étude menée par deux chercheurs du Centre psychométrique de l’Université de Cambridge, Michal Kosinski et David Stillwell, montrait combien nos agissements sur Facebook pouvait révéler notre personnalité profonde3. Concrètement : à partir de nos « likes » (d’une capsule vidéo, d’une photo ou d’un statut Facebook), un algorithme est aujourd’hui capable de déterminer notre orientation sexuelle, nos goûts, nos aspirations cachées et… nos convictions politiques, sans même que nous les ayons jamais déclarées ouvertement.
Ces informations ont ensuite permis d’effectuer une segmentation ultra-fine de la population, et de personnaliser les messages envoyés sur Facebook. C’est ainsi que chaque utilisateur Facebook pouvait recevoir des publicités politiques adaptées à son profil de personnalité, avec des centaines de variantes possibles : untel sera sensible aux slogans anti-Hillary, un autre aux messages sur le droit de porter des armes, etc. S’est ajouté à cela un autre instrument développé par Facebook : après avoir identifié les profils Facebook des partisans abonnés aux newsletters pro-Trump, ou ceux des acheteurs de casquettes Trump, il a suffit de cibler les « audiences similaires » pour atteindre tous les internautes susceptibles d’être partisans.
Ultra-segmentation, hyper-personnalisation et maximisation de l’audience : il s’agit là d’une double rupture, quantitative et qualitative. Dans Le conseiller du Prince (Michel Lafon 1999), le communicant Gérard Cole raconte comment lui et Jacques Pilhan ont conçu Temps Public, un institut d’analyse qui recueillait les propos de citoyens réunis en focus groupe afin de mieux préparer les éléments de communication du président Mitterrand. On réalise combien la puissance combinée du réseau et des algorithmes a permis d’effectuer un bond quantitatif : ce ne sont plus quelques dizaines d’entretiens qui sont analysés manuellement, mais des millions de données qui sont brassées par des modèles mathématiques complexes. La logique du data est une logique quantitative : plus il y a de données à mouliner, plus le résultat se rapproche de la réalité.
Ensuite, la qualité de l’information est d’une acuité sans précédent. Le Big Data réalise le désir pluricentenaire du marchand : ajuster le message et le canal selon le client. Bien au-delà de simples données démographiques ou socio-économiques, les données dites « psychographiques » récoltées par Facebook sont comportementales, ce qui permet d’accéder à des éléments qui trahissent notre personnalité profonde. Au risque d’être prisonnier d’un « totalitarisme soft », comme le dénoncent Marc Dugain et Christophe Labbé dans leur ouvrage L’Homme nu (Robert Laffont – Plon, 2016) : « La prise de contrôle de nos existences s’opère au profit d’une nouvelle oligarchie mondiale. Pour les Big data, la démocratie est obsolète, tout comme ses valeurs universelles. C’est une nouvelle dictature qui nous menace – une Big Mother bien plus terrifiante encore que Big Brother. Si nous laissons faire nous serons demain des « hommes nus », sans mémoire, programmés, sous surveillance. »
Facebook Live, une révolution médiologique
Le 28 janvier 2016, Mark Zuckerberg annonce l’extension du Facebook Live à l’ensemble des utilisateurs – le service avait été, dans un premier temps, circonscrit aux célébrités. Suivant le modèle déjà proposé par Périscope (très vite racheté par Twitter), il s’agit de donner la possibilité de diffuser une vidéo en direct à l’ensemble de ses amis Facebook. Loin d’être simplement une « télévision sur Internet », nous faisons l’hypothèse que le Facebook Live constitue une véritable révolution médiologique qui bouleverse notre rapport au politique.
Dans son Cours de médiologie générale (Gallimard, 1991), Régis Debray définit la médiologie comme « l’étude des médiations matérielles qui permettent à un symbole de s’inscrire, se transmettre, circuler et perdurer dans la société des hommes. » Il s’agit d’expliciter l’efficacité symbolique des innovations technologiques, interrogeant l’outil technique comme vecteur de croyance. Analysant les spécificités de la logosphère, centrée sur la transmission orale, de la graphosphère, centrée sur l’imprimée, de la vidéosphère, centrée sur les traces analogiques (photo, vidéo), puis de l’hypersphère, centrée sur le numérique, la médiologie permet de montrer l’évolution de diverses variables logistiques, politiques et symboliques telles que le contrôle des flux, l’argument d’autorité, le rituel de présentation ou la perception du temps. On comprend dès lors comment le medium dominant conditionne une vision du monde.
Tout d’abord, Facebook Live correspond à la forme la plus aboutie de désintermédiation audiovisuelle. En s’adressant directement aux utilisateurs de la plateforme, il y a court-circuitage de l’ensemble des filtres intermédiaires traditionnels (chaîne de télévision, journaliste, montage vidéo). Ce faisant, Facebook Live s’inscrit dans l’histoire longue du marketing : comme l’a magistralement montré Franck Cochoy dans son ouvrage Une histoire du marketing (La Découverte, 1999), le marketing est un vecteur de disciplinarisation du marché qui détermine qui, du fabricant, du grossiste ou du détaillant, aura la mainmise sur le processus de création de valeur. Benoît Heilbrunn, professeur de marketing à ESCP Europe, rappelle dans son ouvrage Média(t)ions marchandes (Editions Le bord de l’eau, 2018) la révolution de valeur qu’a constitué le développement de la marque au XIXe siècle : « La marque a permis aux industriels de reprendre la main sur le processus de création de valeur en court-circuitant les intermédiaires commerciaux et en établissant une relation directe avec le consommateur grâce aux dispositifs d’intermédiation symbolique que sont le produit, le packaging, le merchandising, la publicité. »
Tout comme au XIXe siècle la marque est devenue un « vendeur silencieux4 », au XXIe siècle Facebook Live est devenu un « journaliste silencieux ».
Conséquence directe de cette désintermédiation, Facebook Live opère un renversement complet des structures d’autorité. Là où le journaliste et l’expert détenaient le monopole du commentaire légitime, la vidéo brute, débarrassée de toute voix off, s’offre au commentaire ou au « like » de tout un chacun. Là où la télévision avait le pouvoir de créer et d’organiser une mise en scène agonistique du pouvoir, où la succession et l’opposition des images d’adversaires politiques sous-tendaient une mise en compétition (symbolique et politique) permanente, le Facebook Live propose une scénarisation beaucoup plus bienveillante, cool, accessible ; le tout grâce à un étonnant retour à une unité de temps, de lieu et d’action. Dans une logique d’horizontalisation poussée à l’extrême, le spectateur d’hier devient commentateur, voire acteur de la mise en scène au centre de laquelle il est tenu dans l’illusion d’en constituer le ressort central.
Enfin, Facebook Live permet de se rapprocher aussi bien symboliquement que physiquement de sa cible. En donnant à voir l’arrière des coulisses (la préparation du discours d’un candidat, en voyage avec le président, etc.), il y a d’abord la recherche évidente d’une relation de proximité, permettant d’une part de toucher un public habituellement peu intéressé par la sphère politique, et d’autre part de fidéliser une communauté de militants numériques. Mais plus fondamentalement encore d’un point de vue anthropologique, Facebook Live introduit le tactile dans la diffusion d’un contenu vidéo, désormais à portée de doigts : en suivant un Facebook Live depuis son smartphone, l’utilisateur n’est plus seulement passivement touché (au sens figuré) par un homme politique mais peut, à son tour, le toucher (au sens propre) via son écran tactile. En multipliant les expériences sensorielles (la vue, l’ouïe et désormais le toucher), le medium Facebook Live peut être vu comme la consécration du phénomène de personnalisation de la vie politique.
Vers une facebookisation du politique ?
Si elle ouvre des perspectives nouvelles dans la manière de faire de la politique, l’utilisation du Big Data et du Facebook Live présente des effets pervers. À force de vouloir suivre, anticiper, voire prévoir les comportements et désirs de l’utilisateur, Facebook introduit la logique du marketing de la demande qui condamne le politique à suivre les humeurs de l’opinion. Au fond, c’est le primat des logiques du « capitalisme de séduction » dénoncé par Gilles Lipovetsky dans son dernier essai : « Une séduction qui ne résulte plus ni du politique, ni du sacré, ni de l’idéologie, mais d’une offre concrète, multiforme, toujours changeante, s’adressant à l’individu privé et à ses plaisirs : à la séduction politico-idéologique s’est substituée une séduction privatisée et expérientielle centrée sur la primauté du rapport à soi. Cette séduction extra-politico-idéologique n’a rien de vertigineux, mais elle est constante, quotidienne, décentrée, touchant tous les goûts, tous les appétits, toutes les dimensions de la vie matérielle et distractive. C’est par là que le règne enchanteur de la marchandise a réussi à changer le monde et les hommes bien davantage que les idéocraties démiurgiques. » (Gallimard, 2017)
Au-delà de ses outils, qu’en est-il de l’influence de la marque Facebook dans son ensemble ? Lorsqu’en 1993 George Ritzer conceptualise la « McDonaldisation » du monde, il décrit l’infusion progressive des valeurs prégnantes de la marque McDonald à l’ensemble des sociétés occidentales : efficacité, quantification, prévisibilité, contrôle et apparence du loisir. Pour le sociologue américain, la restauration rapide serait devenue le paradigme de la représentation contemporaine.
Suivant la même logique, ne pourrait-on pas parler d’une facebookisation de la vie politique, entendue comme la diffusion progressive des valeurs prégnantes de la marque Facebook à l’ensemble du champ politique ? Nous pourrions alors distinguer les quatre valeurs suivantes :
- Le cool, incarné dans un Mark Zuckerberg toujours vêtu d’un T-shirt ou un Justin Trudeau en bras de chemise, manches retroussées.
- L’autorité, exprimée par une concentration de la décision, une logique d’incarnation verticale et le culte du secret – tant à Menlo Park qu’à l’Elysée.
- La transgression. « Move fast and break things 5 » a été la devise de Facebook jusqu’en avril 2014, incitant chaque employé à « casser les codes » et à aller à l’encontre des conventions établies. Axiome vérifié de En Marche ! à Donald Trump.
- Le conversationnel, avec la priorité donnée à l’enrichissement de la relation avec le consommateur/l’électeur, à travers un mode de communication direct.
En adaptant l’analyse de Benoît Heilbrunn sur McDonald, nous pourrions en déduire : « La lecture des différents ingrédients du programme de marque [Facebook] à la lumière du carré sémiotique des valorisations permet de mettre en évidence la capacité de la marque à articuler simultanément l’ensemble des valeurs de [connexion], c’est-à-dire à assumer des opérations logiques de contradiction dans la construction de son idéologie. » (Heilbrunn, 2018)
À travers la capacité de Facebook à articuler des valeurs contradictoires, on retrouve ce qui constitue, pour Gilles Finchelstein, directeur de la Fondation Jean Jaurès, le ferment de la crise du politique ; à savoir « le déséquilibre croissant entre les quatre fonctions du politique : la tactique, la stratégie, le symbolique et la technique. » Toute la difficulté de l’homme politique contemporain est en effet de savoir incarner le cool et l’autorité, le conversationnel et la transgression, tout en maintenant un équilibre homéostatique entre les quatre fonctions du politique.
Au fond, Facebook est bien davantage qu’un simple outil permettant de nouvelles façons de faire de la politique : il semble que ses valeurs soient devenues un impératif catégorique pour le champ politique dans son ensemble, soulignant en creux les nouveaux rapports de force entre marque et politique. Un rapport qui pourrait encore davantage se complexifier si les velléités présidentielles de Mark Zuckerberg se confirmaient…
- « Sans Cambridge Analytica, il n’y aurait pas eu de Brexit », Libération.fr, 26 mars 2018.
- Affaire Cambridge Analytica : « Choisir des images de like en dit long sur votre personnalité », Le Monde, 24 mars 2018.
- Michal Kosinski, David Stillwell & Wu Youyou, « Computer-based personality judgments are more accurate than those made by humans », National Academy of Sciences, 2015.
- L’expression est forgée par Vance Packard dans son ouvrage The Hidden persuaders (1957).
- Une traduction possible : « Avancez vite et cassez les codes. »
Franck Cochoy, Une histoire du marketing – discipliner l’économie de marché (La Découverte, 1999)
Gérard Cole, Le Conseiller du Prince (Michel Lafon, 1999)
Régis Debray, Cours de médiologie générale (Gallimard, 1991)
Marc Dugain et Christophe Labbé, L’Homme nu – la dictature invisible du numérique (Robert Laffont – Plon, 2016)
Gilles Finchelstein, Réflexions sur la crise du politique (Revue Le Débat, 2015, n°84, pp. 34-44)
Benoît Heilbrunn, Média(t)ions marchandes (Le Bord de l’eau, 2018)
Gilles Lipovetsky, Plaire et toucher : essai sur la société de séduction (Gallimard, 2017)
George Ritzer, The McDonaldization of society (SAGE Publications, 1991)