Alexandre Glaser (rédacteur), Su Zo (artiste)
L’attribution des noms de rues est bien souvent un acte politique, ou symbolique à tout le moins. Comment comprendre alors que la rue Talleyrand ne soit qu’une impasse, dans le septième arrondissement de Paris ? Que retient l’histoire de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754 – 1838) ? Des bons mots, assurément et des anecdotes, également mais pas uniquement : Talleyrand fut l’un des hommes politiques les plus habiles – ou opportunistes, c’est selon, de l’histoire moderne. Le « diable boiteux » – surnom peu flatteur qu’il dut, d’après le roman de Lesage, tant à son cynisme légendaire qu’à son passé d’évêque, est tantôt le diplomate de l’équilibre européen du congrès de Vienne de 1814-1815, tantôt l’homme prêt à trahir Napoléon, avec Fouché, lors du complot de l’hiver 1809. C’est alors que Napoléon l’aurait décrit comme « de la merde dans un bas de soie », – bien que l’historiographie hésite toujours à attribuer effectivement à l’empereur ces propos. Il résuma en tout cas ainsi ce qu’il pensait de son diplomate le 27 janvier 1809 : « Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi ; vous ne croyiez pas à Dieu ; vous avez, toute votre vie, manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde ; il n’y a pour vous rien de sacré ; vous vendriez votre père. Je vous ai comblé de biens et il n’y a rien dont vous ne soyez capable contre moi1. »
Figure historique du traître politique ou de l’habile tacticien diplomate, il demeure que Talleyrand survécut à tous les régimes : d’abord évêque et député du clergé aux États généraux de 1789, sentant le vent tourner, il s’agrège au tiers-état en juin 1789, comme une bonne partie du clergé d’ailleurs, puis au Directoire, pour lequel il est nommé ministre des Relations extérieures en 1795, pour se rapprocher de Napoléon, devenant, après l’avoir trahi, l’un des acteurs de la Restauration de 1815, lui survivant et devenant ministre des Affaires étrangères de la monarchie de Juillet. L’homme est insaisissable, à n’en pas douter et voici en quelques vers, comment le poète satirique Auguste Marseille Barthélemy le dépeint : « Comme il traite l’église, il a traité l’État : / Exercé quarante ans dans les chancelleries, /Protée au pied boiteux, Satan des Tuileries, / Au pilier du pouvoir, il s’est toujours tordu, /République, Empereur, Rois, il a tout vendu. »
« Est-il bon ? Est-il méchant ?2 », Talleyrand ou l’opportunisme cynique
Au sujet de Talleyrand, on l’aura compris, les anecdotes ne manquent pas. Ces petites histoires de l’Histoire soulignent toutes, sur des modes différents certes, l’opportunisme légendaire du ministre de Napoléon. Cet opportunisme est sans nul doute cynique : comment autrement aurait-il pu bien servir quatre rois et un empereur ? Exprimé positivement, Talleyrand a toujours senti avec une justesse impressionnante l’évolution politique, anticipant suffisamment la chute des régimes ou des hommes politiques pour pouvoir offrir son soutien à l’autre bord : il trahit ainsi son ordre entre 1789 et 1790, se ralliant aux royalistes constitutionnels et s’attirant les foudres du clergé3. C’est ainsi que le 10 octobre 1789, à Versailles, il proposa la nationalisation des biens du clergé par décret de l’Assemblée constituante, proposition bien accueillie par une partie des catholiques français et des paysans, mais peu appréciée par le clergé lui-même initialement4, et ce, d’autant plus qu’elle était avancée par l’évêque d’Autun5 ! Le pape Pie VI le menaça à l’occasion d’excommunication. Talleyrand faisait preuve d’un sens politique aigu, une fois encore, quand à peine nommé en 17977 ministre des Relations extérieures du Directoire, il se rapprochait d’un jeune général brillant dont les débuts de carrière laissaient augurer un avenir politique décisif, Napoléon.
Il lui écrivait ainsi : « J’ai l’honneur de vous annoncer, général, que le Directoire exécutif m’a nommé ministre des Relations extérieures. Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance, j’ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilité dans les négociations. Le nom seul de Bonaparte est un auxiliaire qui doit tout aplanir. Je m’empresserai de vous faire parvenir toutes les vues que le Directoire me chargera de vous transmettre6. » La rencontre entre les deux hommes, qui s’était produite le 6 décembre 1797, fut décisive et Bonaparte écouta longtemps son diplomate : c’est notamment Talleyrand qui lui inspira la maladroite campagne d’Égypte. Plus encore, Talleyrand fut l’artisan du coup d’État du 18 brumaire, qui mit Napoléon au pouvoir : c’est dire qu’il savait ainsi sentir de qui, selon le moment politique, il était opportun de se rapprocher, quitte à trahir ceux dont il avait aidé l’accession au pouvoir – des membres du Directoire à Napoléon. Les historiens débattent encore pour savoir ce qui relève du génie politique, de l’opportunisme cynique ou de la traîtrise pure et simple, dans les actions du diplomate. L’humoriste Pierre Desproges eut cette formule, violente au demeurant, mais qui résume bien ce que nombre des opposants de Talleyrand ont pu penser (des ultra-royalistes et catholiques qu’il a trahis, aux bonapartistes lui reprochant la tentative de coup d’État avec Fouché, aux orléanistes, etc.) : « Talleyrand, qui savait nager sur le dos et ramper sur le ventre comme personne, qui trahissait à Versailles comme on pète à Passy, c’est-à-dire sans bruit, a vécu tellement courbé qu’on a pu l’enterrer dans un carton à chapeau8. »
Talleyrand et la diplomatie
Tout au long de sa carrière, Talleyrand occupa des fonctions ayant trait à la diplomatie, du rôle de ministre des Relations extérieures du Directoire, à celui de ministre de Napoléon (il fut nommé en 1799 par Napoléon) ou d’ambassadeur en 1815 au congrès de Vienne sous Louis XVIII. Et c’est dans ce monde que Talleyrand fut le plus influent, là encore n’hésitant pas à changer de bords en fonction de ce qui servirait au mieux ses intérêts. Chateaubriand fut particulièrement violent à l’égard de Talleyrand écrivant dans les Mémoires d’Outre-Tombe au sujet du congrès de Vienne : « Ces faits historiques(…), ont été généralement ignorés, c’est encore de même qu’on s’est formé une opinion confuse des traités de Vienne, relativement à la France : on les a crus l’œuvre inique d’une troupe de souverains victorieux acharnés à notre perte ; malheureusement, s’ils sont durs, ils ont été envenimés par une main française : quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique. » La formule est célèbre et indique combien l’hostilité qu’on lui porta fut réelle. Quant à la vision de la diplomatie que Talleyrand porta, elle semblait tout entière arc-boutée sur l’idée de déséquilibre inhérent entre puissances et sur celle de rapports de force : partant de ce constat que certaines puissances sont plus dangereuses que d’autres – il se méfia ainsi toujours de la Russie, il admettait que l’équilibre politique à l’échelle européenne est nécessaire, quand bien même celui-ci ne reposerait pas sur l’égalité des nations. Il écrit ainsi dans ses Mémoires, édités par l’historien Emmanuel Waresquiel : « Une égalité absolue des forces entre tous les États, outre qu’elle ne peut jamais exister, n’est point nécessaire à l’équilibre politique et lui serait peut-être, à certains égards, nuisible. Cet équilibre consiste dans un rapport entre les forces de résistance et les forces d’agression réciproques des divers corps politiques. »
Homme échappant à tout système, Talleyrand survécut à tous les régimes, successivement adulé puis honni. Tous en revanche, reconnurent chez lui un admirable sens du bon mot et une véritable finesse d’esprit : « Un ministère qu’on soutient est un ministère qui tombe. » Cette assertion qu’il formula au sujet des rapports de pouvoir et des soutiens dans le milieu politique ne synthétise-t-il pas admirablement toute la carrière de Talleyrand ?
- Napoléon, André Castelot, Éditions Perrin, 1968.
- Il s’agit d’un drame bourgeois de Diderot, Est-il bon ? Est-il méchant ? de 1775.
- Georges Lacour-Gayet, Talleyrand, Éditions Payot, 1990.
- Bien que l’État s’engagea à prendre à sa charge l’entretien des ecclésiastiques, les frais du culte et aussi les très lourdes charges sociales et éducatives qui relevaient jusque-là de l’Église, adoucissant la mesure. Sur cette question : https://www.herodote.net/10_octobre_1789-evenement-17891010.php
- Talleyrand avait été nommé évêque d’Autun en 1788 par Louis XVI.
- Correspondance inédite de Napoléon Bonaparte avec le Directoire, 1819.
- https://www.herodote.net/Talleyrand_le_diable_diplomate_1754_1838_-synthese-240.php
- Pierres Desproges, Fonds de tiroir, Éditions du Seuil, 1990.