Hadrien Bullt (artiste), Raphaël Mollet (rédacteur)
L’été approchant, et avec lui la saison des festivals, il est intéressant d’étudier ces événements musicaux festifs, et ce sous un prisme original, celui de la géographie, en interrogeant le rapport entre musique et espace(s), entre musique et lieu(x), entre musique et territoire(s). Que vient faire la géographie dans cette histoire, me direz-vous ? La géographie, et particulièrement le courant socio-culturel, se positionne en tant qu’observatrice de l’espace des sociétés et des représentations que les hommes se font des territoires, de leurs territoires, des lieux, de leurs lieux de vie. La musique, en tant que fait culturel et artistique, est ce que l’on pourrait appeler un « fait social total » et adopte, par ailleurs, une certaine matérialité qui se retranscrit dans l’espace, en témoignent les festivals – de tout type –, les fêtes de rues, les cafés-concerts, etc. La musique est, en réalité, un objet hautement polysémique : c’est un objet « formel », codifié, presque mathématique (partitions, solfège, tablature), et qui a souvent été étudiée sous ce prisme « graphocentrique » des professionnels de la musique. Mais la musique est aussi une pratique – corporelle, linguistique, intime, sociale –, et une écoute, le tout adoptant une certaine matérialité (instruments de musique, lieux de pratique et d’écoute de la musique, etc.), et prenant place au sein d’espaces privés ou publics, le tout faisant appel à l’espace du corps et à celui de l’imaginaire. Ce qui est intéressant, c’est que la musique marque véritablement les espaces et les hommes qui y vivent et les pratiquent, et ce pour trois raisons : d’abord, par son aspect matériel (les évènements, les sonorités…) ; ensuite, par sa dimension idéelle (construction identitaire…) ; enfin, par sa fluidité (nouvelle technologie, mise en réseau…), la musique contribuant à « brouiller les cartes » (Yves Raibaud, géographe, chercheur au CNRS, 2009).
La musique, entre fluidité et fixité
Alors, pourquoi et comment la musique devient-elle un objet géographique ? Certes, il y a ce que l’on pourrait appeler des espaces musicaux et sonores où prend place la musique (salles de concert, studios de musique…) ce que l’on pourrait appeler les « espaces habituels » de la musique, mais il y a aussi et surtout des hommes, des groupes et des sociétés qui donnent du sens à la pratique et à l’écoute musicale. Car, au-delà d’entrevoir la musique sous un prisme spatial, il faut surtout comprendre que la musique participe à la création d’espaces sensibles, de lieux d’ancrage et de mixité socio-culturelle, en somme, entrevoir la musique comme générateur d’espaces, mais aussi comme générateur d’émotions qui donnent « des raisons d’être là, de s’enraciner ». Paradoxalement, la musique, bien qu’intrinsèquement mouvante et fluide – en témoignent les musiciens en tournée, la mise en réseau de la musique, la mondialisation musicale, etc. –, permet de construire des territoires, d’y introduire de nouveaux codes sociaux et culturels, et, directement, de renforcer à la fois l’identité d’un lieu mais aussi les identités des individus pratiquant ces lieux de la musique. La musique mélange donc des paradigmes qui semblent, de prime abord, contradictoires : fluidité et fixité, mobilité et ancrage. Mais c’est particulièrement ce paradoxe qui, en réalité, n’en est pas vraiment un, qui s’avère passionnant dans le fait musical.
Musique et territoire : une expérience singulière du lieu, ou les notions d’ambiance et d’atmosphère
Les festivals de musique proposent donc ce que l’on pourrait appeler une expérience singulière du lieu, d’un lieu, la musique fonctionnant comme un « principe d’organisation du territoire » (Yves Raibaud). Pourquoi ? Tout simplement parce que la tenue d’un festival ou de scènes musicales créent des conditions idéales pour l’instauration d’un « (anti)monde éphémère » : l’événement en lui-même, l’euphorie qu’il apporte, et surtout la musique et ses sonorités, transforment un lieu de manière considérable, en y instaurant de nouveaux comportements, de nouveaux codes culturels, de nouveaux liens sociaux. Prenons deux exemples. D’abord, celui de David Gilmour, chanteur et guitariste légendaire du groupe Pink Floyd, et qui a pris l’habitude de jouer dans des lieux singuliers, accentuant ainsi le caractère très socio-spatial de la musique. En témoignent l’enregistrement mythique du groupe en 1972 dans l’amphithéâtre de Pompéi, en Italie, mais aussi la série de concerts donnée par l’artiste durant l’année 2016 où celui-ci s’est produit de nouveau dans l’amphithéâtre de Pompéi – cette fois-ci avec du public, amphithéâtre qui n’en avait plus accueilli depuis… l’Antiquité – ou encore dans le parc du Château de Chantilly, en France. Ces deux lieux historiquement très chargés – l’amphithéâtre et le château – se retrouvent alors habités par une ambiance et une atmosphère surprenante – planante, psychédélique, rock –, occupés par une foule inhabituelle, chargés de sonorités singulières et d’émotions partagées par un public, public conscient de cette sorte de « magie » qui découle de la combinaison d’une musique et d’un lieu. On pouvait y sentir un « esprit du lieu » très particulier, une rencontre parfaite entre le son et l’espace : c’était comme si la musique se l’était parfaitement approprié, pourtant chargé d’histoire et d’une personnalité forte, et comme si le lieu avait accepté que la musique en change son atmosphère. Mais c’est aussi dans l’attente, dans l’expectative, que le lieu se transforme : avant que le concert ne commence, le spectateur attend, il sait qu’il va se passer quelque chose, sent que l’effervescence monte, voit que les instruments sont en place, que les gens sont massés, que l’atmosphère change et, avec lui, le lieu lui-même et son sens. Le concert, le festival, en tant qu’expérience collective, est donc pleinement une expérience du lieu. Pour reprendre les termes de Nicholas Entrikin, géographe ayant beaucoup travaillé sur le sens du lieu et le placelessness (terme intraduisible signifiant une sorte d’état d’être sans lieux, sans attaches), la musique dispose d’une « capacité de participer d’un environnement ». C’est par exemple fortement le cas pour le Festival interceltique de Lorient, exemple très différent mais tout aussi intéressant. C’est un festival de rue qui se déroule tous les ans, début août, et qui combine des concerts officiels dans le stade de Lorient, des concerts de rues, des concerts officiels de délégation, etc. Il est intéressant de comprendre la manière dont cet événement, l’un des plus grands festivals de France, transforme une ville comme Lorient, et comment la musique détient un caractère fortement actif, voire performatif. Autrement dit, de par sa pratique et son écoute, la musique bouleverse un lieu, ce qui est particulièrement frappant dans une ville comme Lorient qui a été presque entièrement rasée pendant la Seconde Guerre mondiale, et dont l’identité a fortement été bouleversée. Le festival de Lorient permet d’y introduire une atmosphère particulière, de refonctionnaliser le port en terrain musical, et tout le centre-ville, et surtout d’y faire converger un public très hétéroclite, mais qui se retrouve dans la célébration de la musique celtique. Il est intéressant de voir que des groupes du monde entier s’y retrouvent : irlandais, écossais, australiens, canadiens, etc. En quelque sorte, ce festival montre que la musique est à la fois une mobilité et un ancrage : une mobilité, car la musique est particulièrement génératrice d’émotions qui donnent envie de partir, de migrer, de faire partager, puis de revenir ; mais aussi un ancrage, car la musique est génératrice d’émotions qui donnent envie d’être là, de s’enraciner, de s’émouvoir ensemble. Ainsi, pendant ces dix jours de festivités, Lorient devient en quelque sorte un « espace transitionnel », un « lieu éphémère », où se rencontrent des accents venus du monde entier, des instruments, des styles, etc., mais qui empruntent tous un petit quelque chose à la musique celtique et à la ville de Lorient. Lors d’un de ses passages au Festival de Lorient, Danny Bourdeau, artiste folk acadien – l’une des provinces canadiennes –, a chanté la chanson « Amis Bretons », empruntant beaucoup à cette géographicité nord-américaine particulière (Louis Dupont, 2014) qui consiste à mêler musique et lieux, musique et identités territoriales, et, directement, musique et mobilité, musique et voyage, en somme, musique et géographie :
Revoir la Bretagne
Revoir mes amis
Sur la rue des Montagnes
Fêter toute la nuit
Chanter, les refrains, de votre pays
Les chants de Marin, de Soldat Louis
Refrain :
Pas loin de Belle-Ile en Mer, de l’autre côté de l’Océan
Y’a ce joli coin de terre, qu’on appelle Lorient
J’y ai vidé quelques bières
Et chantais quelques chansons
Ce soir je lève mon verre à tous mes amis bretons
Danny Boudreau, « Amis Bretons » (Danny Party, 2015)
Lier le territoire et la musique : des intérêts multiples
Les concerts et festivals apparaissent donc comme des manières « d’attacher des gens » à des territoires, en d’autres termes, de renforcer des identités, tant l’identité d’un territoire que l’identité personnelle de ceux qui le pratiquent. En tant que puissance territorialisante, la musique est donc, aussi et avant tout, une puissance identitaire. De par sa capacité à s’approprier les espaces, qu’ils soient publics (fêtes de la musique…) ou privés (cafés-concerts…), la musique opère des processus et des dynamiques socio-spatiaux et socio-culturels complexes. Premièrement, la musique, en tant qu’art « éphémère » – la performance musicale ne restant pas physiquement inscrite dans un espace, à l’inverse du street art, par exemple – est un « géo-indicateur » très intéressant : elle est une grille de lecture des espaces, une alternative à l’image ou à la carte. Deuxièmement, la musique permet de varier les échelles territoriales, nous l’avons vu avec l’exemple de Lorient : local et global, tradition et modernité. Troisièmement, la musique apparaît comme un « fixateur » des adhésions territoriales, autrement dit, lors de la tenue d’événements musicaux, et particulièrement de festivals, la musique est là pour « maximaliser les relations sociales dans un temps court » (Yves Raibaud, 2009) et renforcer les identités communes. Quatrièmement, la musique est particulièrement performative : la fête de la musique, par exemple, au sein des villes et des espaces publics, transforment les lieux en ce que l’on pourrait appeler des « réalités plus satisfaisantes » (Yves Raibaud, 2007). Cinquièmement, la musique apparaît comme une ressource intéressante de gestion politique et territoriale : la musique permet de mettre en scène un territoire, de le valoriser, de favoriser la mixité sociale, d’en faire une vitrine.
« Le territoire devient donc le héros d’un spectacle collectif au cours duquel son existence même se trouve confirmée par l’imagination. Les géographes ont mis en évidence les efforts des groupes sociaux pour parvenir à l’expression d’une conscience territoriale commune. Les festivals, en tant que manifestations festives récurrentes dans le temps et l’espace, s’inscrivent dans cette perspective aussi bien parce que leur distribution spatiale présente une alternative aux hiérarchies habituelles de l’espace français que parce qu’ils constituent un réel potentiel en matière de développement des territoires à toutes échelles. » (Arnaud Brennetot, 2004)
D’une certaine manière, les festivals permettent donc de promouvoir culturellement et de « rendre visibles » des villes, grandes ou moyennes, qui jusque-là l’étaient peu, ou de revitaliser des régions moins bien dotées que d’autres. Pour autant, le festival reste un phénomène fortement rattaché à la grande ville, car la majorité des festivals s’y déroulent, toutes les grandes métropoles disposant aujourd’hui de leur(s) festival(s) propre(s). Mais les villes moyennes de l’Hexagone ne sont pas en reste non plus car, si l’on compare le nombre d’habitants de ces villes moyennes avec le nombre de festivals, le ratio est plus élevé que celui des grandes villes : le festival apparaît donc comme un outil de « déconcentration spatiale » de la culture, il permet d’irriguer culturellement le territoire de manière plus hétérogène, de donner plus de poids aux villes moyennes.
Festival, espaces vécus et identité(s)
Finalement, le festival, en tant que manifestation à la fois spatiale et culturelle, est un support identitaire considérable. Il fait appel aux espaces publics vécus par les populations locales, mais aussi aux visiteurs qui vont, eux aussi, vivre le territoire pour quelques heures, pour quelques jours, notamment pour les festivals de rue (Marciac, Lorient, Arles, etc.) Lorient est un exemple particulièrement parlant car il met chaque année en scène des associations et des comités de quartier qui participent activement aux manifestations du festival (groupe de musique celtique bretons, groupes de fest-noz, etc.). Par ailleurs, le festival permet d’utiliser des sites que les riverains ont l’habitude de parcourir, et dans lesquels ils se reconnaissent (bâtiments architecturaux, places, rues…) : « Le festival peut être un moyen légitime, voire efficace, de doter les espaces vécus d’une identité territoriale reconnue, à condition de s’appuyer sur une communication importante et de se greffer sur d’autres initiatives dont les objectifs sont similaires. » (Arnaud Brennetot, 2004). Parfois seulement cantonnés au centre-ville, certains festivals investissent également les périphéries des villes, permettant ainsi de consolider les liens entre le centre et ses périphéries. Sur l’ensemble des villes de plus de 100 000 habitants organisant un ou des festivals, plus de 35 % d’entre elles les organisent hors du centre-ville de l’unité urbaine. Ainsi, si les habitants des périphéries ont souvent l’habitude de se rendre en centre-ville pour pratiquer des activités culturelles – l’espace périurbain souffrant bien souvent d’un manque d’identité et de convivialité –, les festivals et les événements festifs peuvent combler ce déficit. De cette façon, non seulement le centre réaffirme son rôle de diffuseur de la culture sur ses périphéries, mais il profite, en même temps, de ses espaces périphériques, notamment ruraux, pour proposer des événements culturels de plein air.
Arnaud Brennetot, « Des festivals pour animer les territoires », Annales de géographie, 2004, 635, pp. 29-50.
Nicolas Canova, La musique au cœur de l’analyse géographique, L’Harmattan, 2014.
Nicolas Canova, Yves Raibaud, « Géomusique », L’Information Géographique, 2017, vol.81.
Claire Guiu, « Géographie et musiques : quelles perspectives ? », Volume ! [En ligne], 5 : 1 | 2006, mis en ligne le 15 septembre 2008, consulté le 05 mai 2017. URL : http://volume.revues.org/670
Yves Raibaud, Les fêtes musicales : expérience de la ville et performativité. Géographie et cultures, L’Harmattan, 2006, pp.87-104.
Yves Raibaud, Nicolas Canova, « La musique marque son territoire », CNRS Le journal, dossier « La science en musique », 2017, en ligne le 20 juin 2017.
Guy Di Meo, « Le renouvellement des fêtes et des festivals, ses implications géographiques, Abstract », Annales de géographie, 2005, no 643, p. 227-243.
Louis Dupont, Terrain, réflexivité et auto-ethnographie en géographie. Géographie et cultures, L’Harmattan, 2014.
Yves Raibaud, « Musiques et territoires: ce que la géographie peut en dire », Colloque international de Grenoble Musique, Territoire et Développement Local [En ligne], novembre 2009, Grenoble, France. URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal00666220/file/Musiques_et_territoires_ce_que_la_gA_ographie_peut_en_dire.pdf