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Lee Atwater, l’inventeur des fake news ?

Lee Atwater, l'inventeur des fake news ? Illustrations d'Hadrien Bult.

Hadrien Bullt (artiste), Corentin Jaouen (rédacteur)

Nous sommes en 1980 dans une salle de presse des États-Unis. Tom Turnipseed, candidat démocrate aux élections sénatoriales de Caroline du Sud, donne une conférence de presse comme les Américains en sont friands : une grande messe médiatique où la forme l’emporte souvent sur le fond.  

Mais au milieu du flot continu de questions banales, un journaliste lève la main et interroge le candidat sur la nature du traitement psychiatrique qu’il aurait subi lors de son adolescence. Turnipseed s’agace, bafouille, se défend mais rien n’y fait. Les mots sont lâchés, la rumeur se diffuse, appuyée par tous les journalistes présents qui reprendront cette question dans leurs articles : Turnipseed est-il dépressif ?

Quelques jours plus tard, un curieux sondage est mis en avant par l’équipe républicaine : Turnipseed est-il un militant de la NAACP1 ? La réponse des sondés importe peu, le doute est instauré et suffit à attaquer la crédibilité du démocrate aux yeux d’une partie blanche et raciste de l’électorat de Caroline du Sud.

De nombreux courriers accusant Turnipseed d’être communiste feront le reste. C’est le candidat républicain qui l’emportera.

Comment une campagne locale a-t-elle pu prendre de telles proportions ? La réponse est détenue par un certain Lee Atwater, stratège du concurrent républicain. C’est lui qui a piloté le journaliste de la conférence de presse, c’est lui qui a créé le push poll. Et il assume tout.

Si les coups-bas électoraux existent depuis les Grecs, certains sont passés maîtres dans cet art. En tant que directeurs de campagne, stratèges ou conseillers spéciaux, ils ont souvent la clé pour faire basculer des campagnes. Lee Atwater est probablement l’un des plus fiers représentant de cette caste décriée.  

 

Aux racines

Lee Atwater, l'inventeur des fake news ? Illustrations d'Hadrien Bult.

Notre homme grandit en Caroline du Sud avec pour seule obsession : la musique. Il découvre l’univers politique par hasard, à l’occasion d’un stage estival chez le sénateur James Strom Thurmond. Atwater va se faire les dents en participant aux campagnes victorieuses de Thurmond et va rapidement se bâtir une réputation : celle d’un stratège prêt à tout.

Pour Atwater, une campagne ne se joue pas, elle se gagne. Il va développer tout un arsenal de techniques de manipulation destinées à démolir l’adversaire. Avec un principe fondamental : il ne faut pas attaquer les idées mais jouer l’homme.

Ronald Reagan remarquera ce jeune agité et le nommera même à ses cotés à Washington dans son équipe de campagne pour sa réélection. C’est le début de l’ascension.   

 

Know your enemy

Lee Atwater, l'inventeur des fake news ? Illustrations d'Hadrien Bult.

L’apogée de la carrière du jeune Atwater intervient avec sa nomination comme directeur de campagne du vice-président Georges Bush (Senior), candidat aux élections présidentielles de 1988. Il sera élu avec 54 % des voix.

Le stratège va exploiter les ressorts psychologiques du régime présidentiel : une campagne, de délégué de classe à POTUS2, se gagne sur la personnalité plus que sur le terrain des idées. Les Américains veulent un leader, un vrai, viril et rassurant. Mais surtout, ils ne veulent pas d’une mauviette hésitante : c’est la stratégie d’Atwater. Les républicains vont alors s’acharner sur le candidat démocrate, un certain Michael Dukakis.

De nombreux spots de télévision financés par le camp Bush vont peindre Dukakis en chef de guerre raté, le plus célèbre d’entre eux ridiculisant le démocrate sur un tank avec un casque trop grand. Dans ses briefings à l’équipe de campagne, Atwater va insister sur la puissance de l’image pour décrédibiliser l’adversaire.

Ce n’est pas un hasard si l’un des thèmes phares de la campagne sera le débat sur la peine de mort. Ce serpent de mer est un wedge issue classique : un thème à même de fracturer la base électorale adverse. En clair, l’équipe Bush va imposer ce sujet comme le cristallisateur des débats électoraux. Elle va assumer sa position claire et précise, « Pour la peine de mort », et renvoyer la balle aux démocrates, dont l’avis est beaucoup moins tranché sur le sujet, notamment dans son électorat.

L’équipe Bush va alors personnifier le débat en mettant en avant un fait divers : Willie Horton, un meurtrier libéré pour le week-end, grâce à une mesure judiciaire jadis soutenue par Dukakis, a agressé un couple et violé la femme. Ce nom va hanter le candidat démocrate : Atwater dira vouloir faire de Willie Horton le « colistier » de Dukakis.

Les politologues américains placent d’ailleurs le tournant de la campagne dans un débat télévisé entre les deux concurrents. L’affaire Willie Horton est évoquée et le journaliste pose une question aux deux candidats : si on tuait votre femme, voudriez-vous qu’on condamne le meurtrier à la peine de mort ?
Bush répond sur le registre de l’émotion et lance un plaidoyer vibrant, pour la peine de mort, qui met en avant son amour pour sa femme. Dukakis adopte un ton très froid et rationnel en rappelant son engagement contre la peine de mort. Les millions de téléspectateurs ne retiendront que la froideur et le manque d’empathie du candidat démocrate.  

 

L’autorité de la chose sondée

Lee Atwater, l'inventeur des fake news ? Illustrations d'Hadrien Bult.

Cette technique électorale du wedge issue sera notamment reprise par Lyndon Crosby, conseiller de David Cameron. Cette stratégie offensive permet de ne pas affronter ses propres lacunes sur certains sujets en poussant des sujets forts sur la table. Le but est d’imposer son propre agenda politique pour ne pas se retrouver dans une position défensive, dans l’habit de l’accusé.

L’équipe Bush va aussi reprendre la méthode Atwaterienne des push polls pour diffuser de fausses rumeurs sur les problèmes psychiatriques et sur l’antipatriotisme de Dukakis, sa femme ayant prétendument brûlé un drapeau américain lors de la guerre du Vietnam. La vérité importe peu, Atwater l’a bien compris et va jouer sur l’autorité de la chose sondée.

Le succès de cette entreprise s’appuie sur sa connaissance profonde et éclairée de l’électorat républicain d’Atwater et de son entourage, lui qui ne vient pas du sérail de l’Ivy League. Il va reprendre les codes de la base électorale pour en tirer profit, peu importe son idéologie. Cette méthode se fonde sur un travail assidu d’opposition research, en d’autres mots la mise en place d’un fameux « cabinet noir » qui mène des recherches approfondies sur son adversaire pour exploiter la moindre faille de son argumentaire, mais surtout de son passé.

Dans sa carrière Atwater s’inscrira ainsi comme le précurseur du negative campaigning : son but est d’instaurer le doute sur la probité et les qualités de son adversaire, pour que son candidat apparaisse comme beaucoup plus qualifié.

 

Tandis qu’il agonise (When the night has come)

 

En 1990, Atwater s’effondre lors d’un discours. Il apprend alors qu’il est atteint d’un cancer du cerveau en phase terminale. Ironie du sort pour ce cérébral.

Lee Atwater va passer les derniers mois de sa vie dans un mysticisme paradoxal. Sur son lit de mort, Lee Atwater regrette. Sa conversion au catholicisme va le mener sur le chemin de la rédemption : il va multiplier les interventions médiatiques dans l’habit de procureur des dérives de la politique américaine. Atwater va même aller jusqu’à s’excuser personnellement auprès de chacune de ses anciennes victimes, dont Michael Dukakis. Atwater s’éteindra à l’âge de 40 ans en 1991. Le président des États-Unis himself se rendra à son enterrement.  

Que reste-t-il de cet OVNI politique ? Ses admirateurs mettront en avant sa vibe, lui qui a joué dans l’orchestre d’un late show américain et fréquentait les milieux jazz et BB King. Son humour aussi, le trublion étant qualifié par certains « d’homme le plus drôle des États-Unis » pour ses mimiques et ses traits d’humour déjantés.

Mais surtout, Atwater laisse en héritage toute une palette de techniques modernes de manipulation qu’il aura sublimée, ouvrant ainsi la voie à l’âge d’or des stratèges des générations suivantes que sont Steve Banon, Lyndon Crosby ou encore Karl Rove. Certains iront même jusqu’à avancer qu’Atwater aura participé à tuer la vérité et à faire muter la société vers une ère de post-vérité. Il est vrai qu’Atwater a montré qu’en politique la vérité importe peu, perception is reality.

  1. Association nationale pour la promotion des gens de couleurs.
  2. POTUS : President of the United States.