Charline Barber (artiste), Hugo Do Peso (rédacteur)
Le verdict est tombé début décembre : selon l’entreprise Pantone, la couleur de l’année 2018 sera « Ultra Violet », un violet profond tirant sur le prune. Pour la société spécialisée dans les technologies de la couleur – nuanciers, impression, modélisation informatique du champ chromatique –, chaque nouvelle année est caractérisée par une teinte propre, originale, référencée dans son catalogue, déclinée en goodies et collections spéciales d’objets et diffusée en masse par la presse spécialisée et généraliste. La « Color of the Year » ne sert pas simplement de marronnier pour des graphistes blogueurs en mal de sujet, elle inspire aussi designers, producteurs de meubles en série et autres créateurs de tendances de masse. Elle dit forcément, au moins autant que son processus de décision par la firme, quelque chose de fort sur notre rapport à l’esthétique dans notre société de consommation. Pantone est juge et partie : elle réalise une prémonition sur notre future teinte fétiche et vend ses gammes de couleur à des designers, plus commerçants qu’artistes. Au fond, qu’importe la fonction de l’entreprise, et après tout, ce genre de rituels plait au plus grand nombre ; il ne s’agit donc pas que de critiquer tel ou tel choix de couleur. Le cœur du sujet est de comprendre ce que signifie le fait de réduire une couleur à une simple marchandise, de consacrer une teinte spécifique pour sa symbolique et son adéquation à son temps pour in fine la diffuser comme un standard graphique de la création industrielle. N’y a-t-il pas là une forme de privatisation du sentiment esthétique le plus pur ?
Le marché des pigments
Il faut savoir de quoi l’on parle. Pantone ne vend pas « la couleur » comme concept, comme émotion, elle vend des méthodes de fabrication de la couleur. Autrement dit, l’entreprise rend possible la réalisation de teintes complexes, complètement originales voire uniques, en mobilisant science et technologies les plus poussées. Cela n’a évidemment pas toujours été le cas, et la révolution des techniques d’impression, appuyée aussi par les découvertes en optique étalées sur plusieurs siècles, a sans aucun doute eu un impact non négligeable sur notre rapport même à ce qu’est une couleur.
Le lien entre méthode de colorisation et rôle de la couleur est intemporel. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, la couleur et le pigment ne faisaient qu’un : la pensée esthétique naissant seulement à l’époque des Lumières, l’utilisation des teintures restait auparavant dans le champ de l’artisanat, donc de l’utilitaire. La couleur était même fréquemment désignée par le nom du matériau nécessaire à sa « fabrication » : ocre, pastel, indigo, turquoise, pourpre, garance… La gamme des teintes était forcément très réduite, et même si les pigments de synthèse étaient connus dès l’Egypte antique, les couleurs pures étaient très difficiles à obtenir et à utiliser. La valeur symbolique et la valeur économique dépendaient mutuellement l’une de l’autre : aussi le bleu était une couleur noble car l’exploitation du pastel de guède ou l’extraction du lapis-lazuli étaient des activités laborieuses, et le pigment obtenu était alors réservé aux nobles et aux enluminures religieuses.
Dans le monde médiéval chrétien, la couleur a été pourtant l’objet d’un vif débat entre prélats chromophiles (religieux défendant l’usage de la couleur comme représentation divine) et prélats chromophobes (religieux rejetant l’usage de la couleur, jugée vile, vaine et artificielle). Aux alentours de 1200, la couleur commence à s’imposer et se diffuse dans les représentations religieuses. Aussi, le choix de tel ou tel pigment pour peindre les scènes bibliques contribue à donner les premières symboliques aux couleurs : le bleu notamment s’impose pour les habits de la Vierge, car il faut impressionner les fidèles avec l’utilisation d’un pigment aussi coûteux. Les portraits virginaux diffusent alors la mode du bleu, couleur dès lors associée à la sérénité et à la bienveillance1.
L’appropriation commerciale d’une couleur ne date donc pas d’hier, et la popularité du bleu a grandement favorisé l’économie locale, notamment les producteurs de pastel. Chaque couleur avait, en un sens, sa part de marché. Le vert par exemple, obtenu via la malachite ou d’autres terres ferrugineuses, souffrait d’une triple impopularité : de par son instabilité (il est difficile d’obtenir un vert pur et durable), ses risques sanitaires (maladies liées aux métaux) et son artificialité (ne provient pas d’une plante ou d’une pierre noble). Il habillait alors les bouffons, occupait le monde des jeux de hasard et devint le symbole des jeunes amoureux (aussi instables en humeur que l’est ce pigment). La vivacité des couleurs et l’identité de ceux qui la portent en vêtements deviennent véritablement les grands critères de valeur.
Les artistes exploitent le potentiel de la couleur
Au Moyen Âge, la couleur impressionne : elle est signe de richesse, d’exotisme, d’un savoir-faire exigeant et méthodique. Elle orne les vêtements et sert à distinguer les corporations et les hiérarchies. C’est toutefois grâce au perfectionnement de la peinture que la notion de couleur à part entière commence véritablement à émerger. Les techniques de peinture de plus en plus poussées, car académisées, témoignent d’une connaissance accrue des liens entre la matière et l’optique : clair-obscur, perspective par dégradé, travail des ombres et des plis font alors que la couleur n’est plus simplement un plan, un remplissage, mais peut être un outil au service du réalisme et de l’émotion. Chacun à leur manière, les différents mouvements artistiques qui se succèdent depuis les Lumières exploiteront le potentiel inépuisable de la couleur : transcription du paysage vécu et éprouvé par l’impressionnisme, effet d’optique avec le pointillisme, brutalité et intensité du fauvisme…
Certains artistes toutefois reviennent aux fondamentaux de la couleur. Le premier à mentionner est sans doute Yves Klein, artiste plasticien français connu mondialement pour ses monochromes et notamment sa série de bleus. Jugeant, après de multiples essais, que le bleu outremer se prêtait le mieux à la création monochromatique, il se met en quête d’un pigment idéal, stable dans le temps, prenant parfaitement la lumière, et d’une résine de support qui le met en valeur et ne le noie ou ne le dénature pas. En 1956, il parvient à concevoir industriellement l’International Blue Klein, dont il va se servir au rouleau d’abord, afin de ne laisser que la peinture et non le geste personnel de l’artiste sur la toile, puis en enduit des corps féminins, des murs, fait éditer des objets et le décline à l’infini. Pour Klein, la couleur est ce qui permet de figurer l’espace et transcrit fidèlement la sensibilité ; le bleu notamment est une couleur « sans dimension », qui évoque peu de chose autre que la mer ou le ciel, soit des motifs étendus et vagues, et donc incarne au mieux le monde de l’abstrait. Sans doute était-il influencé culturellement par des siècles de glorification du bleu. En 1960, l’artiste fait breveter auprès de l’INPI sa création : juridiquement, personne ne peut s’approprier une teinte, en revanche un créateur peut garantir sa paternité dans un processus de création.
C’est en quelque sorte l’inverse qu’a fait Anish Kapoor. En février 2016, le plasticien anglais devient propriétaire du brevet du Vantablack, matière noire composée de carbone, pour un usage artistique. Ce « noir le plus noir du monde » absorbe la quasi-intégralité de la lumière et donne l’impression que la matière qui en est enduite, si froissée ou tordue qu’elle soit, n’est qu’un simple trou dans le champ de vision. Par cet achat, Kapoor s’est garanti le droit d’être le seul artiste à pouvoir exploiter cette technologie, mais aussi à se distinguer par une teinte propre, née d’un processus de fabrication au cours duquel Kapoor n’est jamais intervenu.
Design et production de couleur en masse
La question n’est pas de savoir si un artiste peut légitimement se définir par une teinte fétiche. Qu’il l’ait conçue lui-même ou qu’il l’ait achetée, le créateur aime à pouvoir se targuer d’avoir sa couleur complexe et novatrice. Pourtant Klein et Kapoor sont deux exemples isolés : aujourd’hui, créer de la couleur n’est plus un challenge scientifique. D’abord parce que l’impression couleur s’est généralisée ; ensuite parce que les écrans nous permettent d’avoir accès rapidement à une gamme chromatique toujours plus large ; enfin et surtout parce que les encres et pigments sont presque toujours synthétisés, donc produits en laboratoire et non plus extraits de pierres ou de plantes. Le bleu outremer, apanage de la Vierge, coqueluche des rois et obsession de Klein, était avant le XIXe siècle la couleur la plus précieuse, la plus noble car issue du broyage du lapis-lazuli ou de l’infusion de guède. Sa synthèse industrielle par l’inventeur lyonnais Jean-Baptiste Guimet en 1826 divise par 10 le prix du pigment, ce qui contribue à diffuser largement le bleu dans la vie quotidienne, habitue les yeux du grand public à cette teinte et logiquement la dévalorise hiérarchiquement. C’est un parcours étonnant pour cette couleur, toujours préférée par l’humanité dans son ensemble, qui a perdu en superbe parce que moins luxueuse, mais qui a gagné en popularité en renouvelant sa symbolique par les modes successives.
Après la religion, la noblesse et la peinture, les designers devinrent les nouveaux décideurs des modes de couleur. Inspirés par le suprématisme de Kasimir Malevitch, le purisme d’après 1918, Piet Mondrian et Theo Van Doesburg, les grands créateurs du XXe siècle vont théoriser les équilibres de couleur, de forme, de dynamique et de lumière nécessaires selon eux à l’architecture et à l’ameublement. De Stijl, mouvement d’art multisupport né en 1917 aux Pays-Bas, puis l’école Bauhaus en Allemagne en 1919 et les proches de Le Corbusier dans les années 1920 font émerger une démarche de création à vocation universelle sur la place de l’homme dans l’espace habité. Il s’agit de puiser dans l’art de la composition picturale, dans la sculpture et l’architecture puriste pour redéfinir les notions de plan et de perspective. La couleur n’est pas en reste : chaises et tables en plastique bleu ou formica rouge, cages d’escalier jaune solaire, volets aux couleurs primaires parsemés sur des façades brutes… Les meubles de rangement de Charlotte Perriand, designer proche de Le Corbusier, miment notamment les tableaux en quadrillage de couleurs primaires de Mondrian. Ses mots d’ordre : simplicité, modernité, gaité.
En quoi la couleur renouvelle-t-elle le design ? Le célèbre peintre moderne Fernand Léger, connu pour son goût de l’industrialisation et de la société de consommation balbutiante, théorise ces principes dans son essai Fonctions de la peinture. Dans la vie de l’ouvrier ou de l’employé d’après-guerre, il faut enchanter le quotidien par la couleur, qui avait disparu dans la grisaille des conflits. La publicité et la production en série apportent des touches colorées vivantes dans le paysage, le cinéma couleur égaie la vie médiatique. Aussi l’artiste doit-il user de son savoir pour que le peuple accède à cette couleur. Il faut peindre les murs des immeubles, mettre des sculptures chatoyantes dans les squares, laisser l’imagination du citoyen, épuisé par sa journée de travail, vagabonder. Un mur jaune égaye et ouvre une pièce, ce qui donne de la place à la vie même dans un espace réduit. Les teintes pâles sont, selon Léger, l’apanage des bourgeois, peu enclins à la fantaisie. La couleur vive et pure doit en être l’antithèse, symbole de la modernité et du peuple.
La mode des couleurs et les nouvelles tendances
Aux balbutiements des Trente Glorieuses, la couleur industrielle aménage les espaces mais pas encore les modes. Cela évolue toutefois assez vite car la gamme de teintes disponibles va s’élargir : d’une part, de nouvelles couleurs émergent dans la production d’objets, d’autre part la possibilité sera laissée au consommateur de choisir le coloris de son bien. Les couleurs primaires louées par cette première vague de « producteurs-créateurs » s’effaceront au profit de teintes intermédiaires, plus flashy ou plus pastel : orangé dans les années 70, teintes néon rose et violet de la fin des années 80, mauve dans les années 90. Les attentes en termes de décoration ne sont plus les mêmes avec le temps : dans les années 2000, marquées par les attentats et les remises en question du capitalisme financiarisé, les idées de « home » et de « cosy » prennent de l’ampleur, la presse spécialisée s’engoue pour le mode de vie scandinave, plus lent, plus chaleureux, et impose dans les esprits les teintes pastel, le bois, la blancheur et la douceur de l’environnement. L’ancien goût pour les couleurs vives tombe dans le domaine du kitsch, voire du mauvais goût, mais cela ne les disqualifie pas pour toujours, et elles resurgissent alors le temps d’une passion éphémère.
De nouvelles couleurs et donc de nouveaux mots pour les nommer, naissent au gré de ces fluctuation. Quelques termes récents, comme taupe ou or rose, ont fait irruption dans les lexiques mais cela n’est pas un phénomène nouveau. Dès le XIXe siècle, la dénomination d’une teinte originale est un critère de vente pour les stylistes féminins. Le terme kaki est ainsi né pour nommer le vert militaire devenu à la mode auprès des femmes, tout comme celui de bordeaux, issu d’un nouveau colorant de synthèse inspiré de la robe des vins. Année après année, les modes s’enchaînent et consacrent des couleurs, jamais exemptes de symbolique. Plus d’un siècle avant Pantone, inspiré par l’engouement des femmes pour les tissus rouges et violet, l’essayiste américain Thomas Beer avait désigné la période 1890-1900 « décade mauve ».
Le design textile a toujours joué un rôle évident, et de nos jours, magazines grand public, stars et télévision diffusent les tendances du moment à grande échelle. On peut penser au noir pur et rebelle, punk ou grunge, sublimé par Ann Demeulemeester, ou les rayures tape-à-l’œil et multicolores de Sonia Rykiel. Certains créateurs sont connus pour une teinte iconique, d’autres préfèrent suivre les allées et venues des engouements éphémères. Le choix des couleurs est rarement arbitraire : les évolutions sociétales, la nostalgie ou au contraire le futurisme, le brassage culturel et les contre-cultures sont des déterminants de choix
Publicité et commercialisation de la couleur
Il semble donc exister un double mouvement, d’une part des experts en mode et en marketing qui décident et diffusent les tendances de couleur dans la société, et de l’autre de la société qui bouillonne de mouvements culturels qui inspirent et insufflent les nouvelles idées aux producteurs d’objets. C’est précisément là où se situe Pantone avec sa couleur de l’année. Un article de blog daté d’il y a deux ans2 avait traité de cette question, lorsque le choix de l’entreprise s’était porté sur un binôme, un rose pastel très doux et un bleu ciel tout aussi pastel. Ce choix était loin d’être anodin pour l’année 2015 : en plus de la binarité féminin-masculin communément intériorisée, ce duo est celui propre à une culture Internet diffuse et prolifique – seapunk, vaporwave – et donc immédiatement perçu comme tel par le jeune public. Dès 2011, Tumblr prend de l’importance et constitue ses propres micro-cultures, kitsch, faussement contestataires, ancrées dans un hommage au passé technologique (la mauvaise 3D, les clips mal filmés, le son de piètre qualité et l’étonnement du grand public devant les ordinateurs). Le vaporwave exhume des placards les couleurs phares de la new wave et de la musique électronique américaine : du rose, du violet, de l’indigo, des dégradés très pixelisés ou des aplats de couleurs fluo. L’ironie règne, couronnée d’un #aesthetics sur les plateformes de partage d’image, comme pour entériner la mort de la sacralité de l’art, remplacé par la publicité permanente et l’esthétique du marketing.
Il s’agit donc d’une réponse caustique, et évidemment involontaire, au livre de Hal Foster, Design and Crime, de 2002, qui théorise la subversion de la notion d’art par l’émergence de la reproductibilité des œuvres et l’hégémonie du design mainstream dans notre champ de vision. Comme un ultime pied-de-nez, Pantone choisit donc de puiser dans une sous-culture morte mais encore présente dans l’esprit de la nouvelle génération pour consacrer le rose et le bleu clair au sommet de la mode. Des baskets, coques d’iPhone et une infinité de vêtements s’ornent de ces deux teintes. Pantone a réussi à rendre commercial un totem de la culture Internet, à vendre et faire vendre des éléments esthétiques qui raillaient eux-mêmes notre société de consommation.
Les couleurs sont aujourd’hui plus que jamais des leviers de vente. Certaines couleurs évoquent dans notre inconscient des marques célèbres : les semelles rouges de Louboutin, actuellement en conflit juridique avec un autre créateur sur cette question, l’orange d’Hermès, détonnant dans le monde du luxe et étrangement proche de celui d’Easyjet, le rouge de Coca-Cola, le bleu et jaune d’Ikea, empruntés au drapeau suédois et désormais parodié par la mode (notamment Balenciaga). Comme Louboutin, Pepsi avait voulu s’arroger juridiquement le monopole du bleu à partir de sa nouvelle campagne de communication en 1997. Ce bleu, sublimé par le styliste Jacquemus en 2015 par exemple, a connu un renouvellement fort de sa symbolique : nostalgie du bleu primaire associé aux stations balnéaires du XXe siècle, mais aussi bleu par défaut des écrans d’ordinaire, bleu « commercial » d’Ikea, Lidl ou d’IDM.
Ce nouvel indigo, proche du « Blue iris » sacré en 2008 par Pantone, est sans doute un digne héritier du bleu virginal moyenâgeux. Pantone ne choisit jamais ses couleurs au hasard : en 2017, le vert pomme « Greenery » était un écho aux enjeux écologiques, au besoin de reconnexion avec la nature et à la volonté de renaissance et d’espoir post-attentats. Il ressemble fortement au vert « Emerald » de 2014 : il faut donc comprendre les décisions de Pantone sur le long terme. L’entreprise agit en révélatrice des tendances de fond. Le fait d’en faire un objet commercial n’est qu’un élément parmi d’autres dans le mouvement de balancier entre désirs d’achat et goûts esthétiques. Sous un aspect ludique, les « Colors of The Year » de Pantone auront le mérite de nous rappeler l’étendue du sens des couleurs.
- M. Pastoureau, Bleu, 2000.
- https://www.lokidesign.net/journal/2016/2/22/the-propaganda-of-pantone-colour-and-subcultural-sublimation