Pierre-Yves Baillet (photographe et reporter), Marin Sorasso (rédacteur)
Avec des photos et des interviews recueillies en Syrie par Pierre-Yves Baillet.
Les Kurdes représentent l’une des minorités sans État propre les plus importantes du monde. Ils sont dispersés entre quatre principaux pays : la Turquie (12 à 15 millions), l’Iran, (6 à 9 millions), l’Irak (5 à 7 millions) et la Syrie (2 à 3 millions). Malgré l’existence d’une identité, d’une langue et d’une certaine culture communes, les mouvances politiques et les processus d’intégration (ou non) aux pays restent divers.
La mobilisation des Kurdes face à Daesh
En Irak et en Syrie, les Kurdes ont participé aux combats de la communauté internationale face à Daesh, obtenant aide militaire et soutien logistique. En Irak, les Peshmergas du Gouvernement régional du Kurdistan ont surtout défendu leurs positions au nord de l’état après la déroute des armées irakiennes en 2014 et jusqu’au siège du fief de Daesh, Mossoul, achevé en juillet 2017. Depuis, cette région semi-autonome du nord de l’Irak a montré ses velléités d’indépendance, ce qui n’a pas été du goût des autorités irakiennes, qui ont repris en main une partie des territoires repris sur Daesh qui faisaient partie depuis plusieurs années des territoires que se disputent l’autorité centrale et le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK).
En Syrie, ce sont les forces du Parti de l’union démocratique (PYD), les Unités de protection du peuple (YPG), qui ont arrêté l’expansion de Daesh à Kobané entre septembre 2014 et janvier 2015. La reprise en main du nord du pays a permis de former un ensemble politique autonome et multiculturel : la Fédération démocratique de Syrie du Nord, ou Rojava. Elle est aujourd’hui menacée non seulement par Daesh, encore présent, mais aussi par la nouvelle offensive turque lancée le 20 janvier 2018.
Combattre Daesh en Rojava
Depuis 2011, la guerre civile syrienne fait rage, entre les forces pro-gouvernementales de Bachar al-Assad d’un côté, et des groupes divers et anti-gouvernementaux de l’autre. La Russie a mis son véto plus d’une dizaine de fois aux propositions d’actions du Conseil de sécurité de l’ONU, soutenant de facto le gouvernement syrien au côté du Hezbollah libanais, soutenu par l’Iran. En face, la communauté internationale, et parmi elle les États-Unis et la France, s’est d’abord appuyée sur les rebelles, mais le débordement des mouvances islamistes et particulièrement de Daesh a rebattu les cartes de la lutte. Il ne s’agit plus de faire tomber le gouvernement syrien, mais de repousser Daesh.
Parmi les rebelles, on compte les Forces démocratiques syriennes (FDS), plus ou moins contrôlées par les Kurdes du PYD, en Rojava. Dans cet État semi-autonome, Muhammad Khalil Al-Numer, combattant arabe des FDS depuis un an et demi, raconte son expérience : « Ici, ça ne compte pas d’être Kurde, Arabe ou Syriaque. Nous sommes tous des Syriens et nous voulons que notre terre soit libre. Nous ne regardons pas l’ethnie ou la religion. »
Les FDS incluent en effet dans leur lutte et dans leurs ambitions politiques les YPG kurdes, des milices arabes sunnites, yézidies et même des Chrétiens. Cette synthèse locale n’a pas été mise à mal par le régime, trop occupé à rétablir sa souveraineté sur le reste de son territoire, malgré un accrochage à Hassaké en 2016 entre les forces syriennes et les FDS. Pourtant, la confiance reste maigre entre les FDS et le gouvernement de Bachar al-Assad. « Ma maison est sous le contrôle du régime, et ils ont arrêté mon père, car je suis membre des FDS », précise Muhammad.
Il raconte son entraînement militaire, précisant qu’il faut 45 jours pour être formé et envoyé au front. Les commandants, nécessairement expérimentés, doivent être élus par la troupe. « Des commandants viennent de Qandil [montagnes du Kurdistan irakien, réputé pour être tenu par le PKK basé en Turquie]. Ils nous forment et nous entraînent. (…) La coalition internationale nous aide aussi. Ils nous entraînent à Hassaké [lieu de la bataille en 2016 entre Kurdes et Syriens pro-régime]. »
Combattre les Turcs en Rojava
En Turquie, le principal parti kurde d’opposition au pouvoir central est le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont la base est au sud du pays. Il est considéré dans la région comme un groupe terroriste, et se bat régulièrement avec l’armée turque. Or, la Turquie considère que ce groupe terroriste crypto-marxiste a des accointances certaines avec le PYD syrien. La Turquie voit donc d’un très mauvais oeil la formation de la Rojava à sa frontière, qui pourrait agir selon eux comme une base arrière du PKK. En 2016, ils étaient déjà intervenus en Syrie du Nord, pour prendre de court l’avancée des FDS face à Daesh, dans l’opération Bouclier de l’Euphrate (août 2016-mars 2017), au départ encensée par la communauté internationale après deux ans sans réaction face à l’avancée de Daesh.
Pourtant, le 20 janvier 2018, les Turcs ont lancé une nouvelle opération militaire : Rameau d’olivier. Alors que les YPG et les FDS de la Rojava sont encore occupés à l’est avec Daesh, les Turcs ont attaqué le canton d’Afrin, au nord-ouest du pays, en assimilant dans leurs communiqués de presse YPG et Daesh, les mettant ainsi dans le même panier. Après cinquante jours de combat, le canton d’Afrin est tombé le 20 mars 2018, sans que la communauté internationale ne bouge le petit doigt. Fin mars, les Turcs estiment à 3 000 les pertes des « YPG/PKK-Daesh », selon la formulation turque, contre plusieurs dizaines de militaires turcs et une centaine de pertes parmi leurs alliés locaux, les soldats de l’Armée syrienne libre (ASL). Ces derniers sont le regroupement d’autres groupes rebelles à l’autorité syrienne, illustrant des rivalités certaines dans les forces anti-gouvernementales.
Toutefois, depuis, les Turcs piétinent. Ils souhaitent poursuivre l’offensive plus à l’est, mais malgré le silence de la communauté internationale, des forces spéciales américaines et françaises sont encore basées sur place, aidant les FDS à combattre Daesh. Hussain Al-Rays, commandant des FDS à Manbij, raconte : « Les soldats français et américains nous assistent, ils nous supportent. (…) Ils empêchent l’armée turque et les groupes qui lui sont affiliés d’occuper nos terres. »
Il ajoute que sur la ligne de front, Français et Américains soutiennent les forces des FDS face aux offensives turques, et pendant les patrouilles. Cela n’empêche pas que ces alliés « spéciaux » ne partagent pas leurs renseignements. « Nous avons notre propre système de renseignement (…) En tant que soldat du Conseil militaire de Manbij, nous recevons nos ordres directement du Conseil, ainsi que les renseignements nécessaires pour se battre. »
Il s’inscrit en faux face à la façon turque de les désigner comme des substituts de Daesh : « Nous combattons tous les groupes de radicaux, Jabat al-Nosra, Jabat al-Islam, Daesh, Ahrar al-Cham. Pour nous il n’y a aucune différence entre ces groupes. »
Un futur incertain
Une partie des Kurdes se sent laissée de côté face à l’offensive turque. Les YPG et les FDS ont reçu de l’aide internationale depuis quatre ans pour combattre Daesh, mais les Turcs ont aussi bénéficié de cette aide dans leur opération militaire de 2016-2017, tout comme l’Armée syrienne libre. Maintenant que ces acteurs locaux s’affrontent, il semblerait que la cohérence des affrontements fasse défaut. Pendant l’offensive d’Afrin, la communauté internationale avait plutôt les yeux fixés sur la Ghouta, reprise en main par le régime entre fin mars et le 21 mai 2018. De plus, les rivalités régionales priment : le Hezbollah chiite libanais soutenu par l’Iran, soutien du gouvernement chiite de Bachar al-Assad, a subi des attaques de la part des Israéliens ; les États-Unis et la Russie ne sont pas d’accord sur le fait de maintenir le pouvoir de Bachar al-Assad ; l’attaque chimique des forces syriennes le 8 avril 2018 a entraîné la réponse militaire des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne quelques jours plus tard…
L’offensive turque est toujours en cours. Elle reste mal vue par le gouvernement syrien lui-même, qui a envoyé des milices soutenir les FDS contre cette violation de souveraineté, tandis que les États-Unis et la France semblent incapables de pouvoir gérer l’allié turc, membre de l’OTAN, et l’allié kurde. Loin d’être optimiste, Muhammad ajoute : « Notre prochain ennemi est certainement le régime [syrien]. S’il nous attaque, nous nous défendrons. » Même son de cloche chez le commandant Hussain Al-Rays : « Tous ceux qui veulent nous prendre nos libertés, nous les combattrons, qu’importe que ce soit Daesh, l’armée turque ou Bachar al-assad. »
La place de cette synthèse politique et culturelle de Syrie du Nord qu’on nomme Rojava reste ainsi menacée, et l’hégémonie des Forces Démocratiques Syriennes est encore fortement contestée.