Myriam Benzarti (rédactrice), Romain Chasserio (artiste)
En 1830, au conservatoire de Paris, Hector Berlioz, compositeur français, écrit la Symphonie fantastique (Épisode de la vie d’un artiste, symphonie fantastique en cinq parties). Il s’agit d’une symphonie inspirée de son amour vain pour une actrice irlandaise qui le conduit à la dépression, puis à la composition de cette pièce. Elle se déroule en cinq mouvements et raconte l’histoire d’un artiste qui s’éprend d’une femme qui ne veut pas de lui. Dans un désespoir suicidaire, il s’adonne à l’opium, mais la dose ne suffit pas à lui donner la mort. Il est alors plongé dans un cauchemar où il se voit tuer sa bien-aimée, puis, condamné à mort, il assiste à sa propre exécution. Enfin, il voit ses propres funérailles dans le sabbat, assemblée nocturne de sorciers, monstres et ombres terrifiantes, vouant un culte au diable. Tout le long de l’œuvre, une mélodie persiste et transporte petit à petit l’auditoire à travers les différentes parties de la symphonie.
Cette Symphonie fantastique évoque le psychédélisme deux siècles en avance sur deux aspects : le premier, musical, est la mélodie qui est rappelée tout le long des mouvements et qui transporte petit à petit l’auditoire à travers les différents lieux de l’œuvre ; le second est l’utilisation de drogues par l’artiste qui va le mener à ce voyage décadent vers les plus sombres profondeurs infernales.
Aux origines de la musique psychédélique : le Bebop et la Beat Generation
L’utilisation des drogues dans la création artistique n’est pas propre au psychédélisme en particulier, pourtant c’est le genre qui, par essence, y est le plus lié. En effet, par définition, la musique psychédélique prend sa source dans les expériences créées par les drogues. Elle a pour caractéristique, comme son étymologie l’indique (en grec, « psyche » signifie « âme » et « delos » signifie « manifester), de révéler l’âme sur le modèle des psychotropes. Bien qu’il soit possible de comprendre la musique psychédélique sans être sous l’effet de drogues, elle garde tout de même une caractéristique qui se rapproche des psychotropes puisqu’elle conduit à un état de conscience modifié par trois étapes : la déchronicisation, la dépersonnalisation, et la dynamisation. L’auteur et musicologue Michael Hicks explique ces trois étapes comme une perte de la perception du temps accompagnée d’une disparition de l’ego au profit d’une conscience unifiée, ainsi qu’une sensation que tout ce qui est perçu se mêle dans une structure mouvante et dansante. Il peut être surprenant au premier abord d’imaginer que la musique, qui après tout n’est qu’une combinaison de différents sons, parvienne à créer des effets similaires à des drogues dures qui agissent sur le cerveau.
Pour comprendre la musique psychédélique, il faut d’abord remonter au Bebop, style de jazz créé dans les années 1940. Le Bebop est basé sur l’improvisation, avec un musicien qui prend les devants temporairement, et d’autres qui se greffent sur son thème au fur et à mesure, revisitant sa mélodie à chaque fois. Cette manière de composer crée ainsi une conscience collective, les différents instruments ne peuvent être compris indépendamment des autres. Ainsi, pour saisir cette musique en tant qu’auditeur, il ne faut plus en faire l’expérience de manière traditionnelle, à savoir en se laissant porter par la mélodie, mais il faut en être partie intégrante pour la saisir dans sa totalité. La musique prend le pas sur l’individu et transcende immédiatement son subconscient sans même passer par la pensée.
Passionnés par ce mouvement, Jack Kerouac, William Burroughs et Alan Ginsberg s’inspirent du Bebop pour écrire de la même façon. Ces trois auteurs américains sont à l’origine de la Beat Generation, dont le but, comme pour le Bebop, est de se libérer des schémas imposés. Il s’agit pour eux de recréer l’existence à chaque instant pour s’extraire du cloisonnement imposé par la société. Le mot « beat » signifie en effet en argot l’état dans lequel on se trouve lorsque l’on a tout perdu et que l’on git sur le caniveau. Le « beat » c’est se libérer de la spiritualité de l’homme, qui selon eux est réprimée par une société dirigée par une rationalité technocrate. Pour être libre il faut se rebeller contre tout ce que la société nous impose en passant par le voyage, les électrochocs, ou la drogue. Ce sont les prémices du psychédélisme.
LSD et psychédélisme
« Isn’t there something called like Chillwave ? I feel like that could be a Xanax thing »
Tim Presley – White Fence
Le terme de psychédélisme est introduit pour la première fois dans les années 1950 par le Dr. Humphry Osmond qui conduisait des recherches sur la schizophrénie. Les recherches d’Osmond consistaient à administrer des hallucinogènes à ses patients afin de créer un état de schizophrénie passager. L’auteur anglais Aldous Huxley était l’un de ses patients. Ce dernier affirmait que les entretiens qu’il avait avec Osmond à la suite de ses expériences ne suffisaient pas à décrire celles-ci. Il décide alors d’écrire un ouvrage, Les portes de la perception, dans lequel il émet l’hypothèse qu’en état de conscience, les sens filtrent une bonne partie des stimuli de notre environnement. Ceci profiterait à l’être humain dans ses fonctions primaires à savoir la chasse et la défense contre les prédateurs en réalisant un tri des stimuli les plus pertinents à ces fonctions. Mais aujourd’hui, alors que l’on vit dans un monde où cela n’est plus nécessaire, il affirme que l’on peut se défaire de ces restrictions pour avoir une expérience plus réelle du monde. Huxley décrit par exemple la façon dont il expérimente la musique sous l’influence des drogues. Il s’agit d’une expérience plus forte dans la mesure où les sons paraissent plus magiques, plus intenses, mais c’est seulement le cas pour des œuvres qui ne sont pas linéaires ou basées sur une mélodie. Ce sont des œuvres polyphoniques ou qui voient s’entrelacer en elles différentes séquences musicales et dont la compréhension, plus difficile, devient aisée sous l’emprise de drogues. Huxley va plus loin dans l’analyse et reconnaît que la façon dont l’apprentissage est fait dans nos sociétés forme notre esprit à ne comprendre que la linéarité, le concret et l’exact. Ceci est lié notamment à l’usage du langage qui exige cette clarté. Or les mots nous empêchent de comprendre les choses de manière plus directe puisque transformer ce que l’on perçoit en discours intelligible exige une perte partielle de sens. La compréhension directe et non linéaire du monde comme totalité, selon Huxley, est facilitée par l’utilisation de psychotropes.
Pour mieux comprendre les effets des hallucinogènes sur l’esprit, le Dr Timothy Leary, professeur chercheur à Harvard dans les années 1960, conduit des expériences où il donne du LSD à des étudiants volontaires. À l’époque, le LSD était encore méconnu et par conséquent légal. N’ayant pas beaucoup de succès auprès du corps académique de Harvard, il est remercié et finit par continuer ses recherches de manière indépendante, à New York, où il crée la League for Spiritual Discovery (LSD), groupe de recherche scientifique et spirituel sur les expériences psychédéliques. Pour partager son travail avec le public, il écrit un livre qui est un guide, The Psychedelic Experience, permettant à n’importe qui de parvenir à ouvrir son esprit au monde à l’aide de l’utilisation de psychotropes, et à l’aide de ce manuel basé sur des pratiques bouddhistes tibétaines. Leary, en bon prosélyte du LSD, a popularisé l’idée selon laquelle tout le monde devrait prendre du LSD pour ouvrir son esprit, idée à laquelle la jeunesse des années 1960 n’a pas été indifférente.
C’est très précisément dans cette aventure que se sont lancés plusieurs groupes de rock de cette décennie, s’armant des nouvelles technologies à leur disposition pour l’enregistrement de leurs morceaux. Parmi eux, les Beatles qui dès 1966 décident d’étendre le processus artistique à l’enregistrement – processus qui jusque là était principalement concentré dans la composition et la performance. Pour le morceau Tomorrow Never Knows, ils collent les deux extrémités d’une bande sonore pour créer un effet de boucle pendant que la voix de Lennon reprend des extraits du livre de Leary.
Pris dans cette même vague du LSD, mais cette fois outre-Atlantique, c’est à San Francisco que naît un des groupes les plus emblématiques de la musique psychédélique. Les Grateful Dead font leur apparition pendant les nombreuses fêtes appelées Acid Test organisées par un autre prosélyte du LSD, Ken Kesey. Ces fêtes sont un véritable hymne au psychédélisme : du LSD dans toutes les boissons, des projections au stroboscope de couleurs et de formes, et des milliers de personnes dansant frénétiquement aux sons des Grateful Dead. Composés sous LSD, leurs morceaux, qui mélangent folk, blues et rock’n’roll, se finissent souvent par de très longues improvisations, suivant le modèle créatif du Bebop.
S’il est incontestable que la musique psychédélique partage une histoire commune avec le LSD, ce n’est pas pour autant qu’elle en est tributaire. En effet, le LSD a pu rendre plus compréhensible certains sons et structures non conventionnels que l’on retrouve dans la musique psychédélique. La conséquence générale est qu’avec la popularisation de ce genre de musique, ces sons qui auraient été incompris autrement sont mis sur le devant de la scène. Ils deviennent alors plus compréhensibles au public, et n’importe qui, même dans la sobriété la plus totale, y devient plus sensible et réalise que cela peut aussi être de l’art. Ainsi, le LSD a participé à la création de la musique psychédélique qui a elle-même par la suite popularisé des sonorités auxquelles seules les personnes aux états de conscience altérée étaient sensibles. Mais plus encore, la musique psychédélique s’impose sur le mode des psychotropes comme voyage spirituel vers une libération de l’ego. Pour reprendre les mots de William Blake et finir sur un morceau du groupe australien King Gizzard & The Lizard Wizard, ce que fait la musique psychédélique, c’est finalement nettoyer les portes de la perception pour ouvrir celles de l’infinité à l’homme afin qu’il puisse saisir les choses telles qu’elles sont : à savoir, inscrites dans cette infinité.
William Blake : « Si les portes de la perception étaient nettoyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie. »
King Gizzard & The Lizard Wizard : « Nonagon infinity opens the door. »