Par Elias Cohen (rédacteur), Antoine Poline et Manor Askenazi (artistes)
Si la Corée du Nord et les États-Unis nous ont habitués depuis de nombreuses années à des escalades de tensions, celle de ces derniers mois porte une teneur nouvelle. En effet, la Corée du Nord, coutumière des démonstrations de force et des coups de bluff, a prouvé au monde qu’elle détenait la bombe atomique et le conflit oppose aujourd’hui deux leaders plus imprévisibles que jamais. Sommes-nous à l’aube d’une guerre nucléaire ?
Alors que le prix Nobel de la paix 2017 est décerné à la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN, International Campaign to Abolish Nuclear Weapons), la Corée du Nord réalise le 4 juillet 2017 son premier lancement de missile balistique intercontinental (ICBM). Date on ne peut plus symbolique, puisqu’elle correspond à l’anniversaire de l’indépendance des États-Unis. Les États-Unis, premiers visés par ces démonstrations de force du régime coréen, demandent alors à l’ONU de sanctionner plus sévèrement qu’elle ne l’est déjà la Corée du Nord, qui réplique le 28 juillet par un deuxième tir de missile balistique intercontinental. Kim Jong-un, le dirigeant nord-coréen, déclare que son pays a désormais la capacité de frapper « tout le territoire américain ». La tension monte dangereusement entre les deux nations. Comme à chacune de ces escalades, dont elles sont coutumières, la communauté internationale s’inquiète. Mais la résurgence des intentions belliqueuses a cette fois un parfum différent. D’une part, la Corée du Nord a prouvé qu’elle était entrée dans le cercle fermé des pays équipés de la bombe atomique. D’autre part, le conflit met aujourd’hui en opposition deux leaders plus imprévisibles que jamais. À coups de propos injurieux et menaces de guerre à peine voilées, Donald Trump et Kim Jong-un ne cessent de s’affronter. Le bras de fer de ce tandem risque de devenir dangereux pour la sécurité mondiale. Le 29 novembre dernier, Pyongyang a une nouvelle fois défié Washington en tirant un nouveau missile balistique intercontinental, le Hwasong-15. Ce pays de la péninsule coréenne autrefois surveillé du coin de l’œil par les grandes puissances représente-t-il désormais une menace concrète pour le monde ? Que cherche le jeune dictateur Kim Jong-un dans cette course à l’armement ? Que signifie sa confrontation avec les États-Unis : provocation ou stratégie ?
Une stratégie fructueuse
Le régime nord-coréen a toujours excellé dans la confrontation. C’est ce qu’estime Pascal Dayez Burgeon, historien et chercheur au CNRS, spécialiste du sujet. Selon lui, le gouvernement nord-coréen, depuis l’avènement au pouvoir de la dynastie Kim en 1948, a toujours eu recours au bluff pour préserver ses intérêts. Le père, Kim Jong-il, médiatise amplement les conditions de vie de son peuple pour obtenir des aides internationales. Même les témoignages des rescapés des camps de concentration représentent un atout : l’argent arrive à flots. Dans les années 80, le régime nord-coréen se lance dans la course atomique en affirmant que ses recherches sont uniquement destinées à la filière civile. Mais les services de renseignements occidentaux tirent la sonnette d’alarme et affirment que le pays cherche à se doter de l’arme nucléaire. Pyongyang tente alors un coup de poker. La Corée du Nord gèlera son programme nucléaire militaire, à condition de recevoir de nouvelles aides internationales. Il énumère aussi ses besoins : pétrole, nourriture, devises, réacteurs civils à eau légère… Les grandes puissances occidentales accèdent à sa demande. Cette stratégie portera ses fruits d’année en année, mais finira par user les bailleurs de fonds internationaux.
En 2002, le président américain George W. Bush tape du poing sur la table. Il classe la Corée du Nord dans « l’axe du mal ». En réaction, le 10 janvier 2003, Pyongyang décide de se retirer du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), conclu en 1968 et ratifié par tous les États du monde, à l’exception de l’Inde, du Pakistan et d’Israël, visant à limiter l’expansion des armes nucléaires. En décembre 2011, à la mort de son père, Kim Jong-un lui succède à la tête de l’État nord-coréen. À peine arrivé au pouvoir, celui-ci multiplie les injures et les menaces de guerre contre les États-Unis et ordonne la reprise des essais nucléaires. Mais l’intimidation nord-coréenne peine à convaincre. La date du 3 septembre 2017 marque un tournant : Pyongyang ne bluffe plus, le pays réalise son sixième essai nucléaire et démontre avoir désormais la capacité intercontinentale.
Pourquoi ces menaces de guerre et cette incessante course à l’atome ? Si l’on se place dans la logique de Pyongyang, sa politique, aussi belliqueuse soit-elle, a une raison d’être. Elle n’est pas seulement l’effet de l’invariable frénésie des dirigeants qui se succèdent à la tête du régime. La Corée du Nord, qui se positionne au carrefour de 4 grandes puissances – La Russie, la Chine, Les États-Unis, le Japon – est isolée du reste du monde, en partie par sa volonté. Toujours est-il que sa situation politique est fragile. Le pays se sent menacé. En effet, bien que la guerre de Corée se soit conclue en 1953 par l’armistice de Panmunjeom, Pyongyang ne cesse de rappeler que depuis lors, aucun traité de paix n’a été signé. Par conséquent, le pays se revendique toujours en état de guerre, se pense menacé et réclame le droit à sa sécurité et à sa survie par le biais d’une force de dissuasion.
Le 19 septembre, Donald Trump menaçait de « détruire complètement la Corée du Nord ». Ce discours a renforcé la volonté de la Corée du Nord d’assurer sa défense. « Puisque les États-Unis ont déclaré la guerre à notre pays, nous avons le droit de prendre des mesures de riposte, y compris le droit d’abattre les bombardiers stratégiques américains même s’ils ne sont pas dans l’espace aérien de notre pays », a répondu Ri Yong Ho, le chef de la diplomatie nord-coréenne. Le pays affirme aussi agir ainsi en réaction aux sanctions prononcées par le conseil de sécurité de l’ONU, qui affectent directement son économie ainsi que son développement.
Sur la guerre de Corée
En 1910, en pleine expansion, le Japon colonise la péninsule coréenne. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, suite à la capitulation du Japon, les Soviétiques et les Américains se partagent le pays en deux zones d’occupation avec une séparation sur le 38ème parallèle. Les Soviétiques s’installent au nord de la Corée et les Américains mettent en place un gouvernement militaire à Séoul. La république démocratique de Corée voit le jour le 19 juillet 1948. Le 25 juin 1950, la Corée du Nord envahit le Sud et conquiert Séoul après 3 jours d’affrontement. L’ONU vient se joindre aux combattants sud-coréens pour repousser l’envahisseur et les forces nord-coréennes sont épaulées d’une armée de chinois. Après 3 ans de conflit et un bilan humain catastrophique, la frontière du 38ème parallèle est rétablie par l’armistice. Au vu des pertes humaines, cette guerre a scellé l’alliance entre la Chine et la Corée du Nord. Officiellement, cette guerre n’a jamais cessé.
Les menaces et les provocations de Pyongyang envers les États-Unis sont semble-t-il une technique à double effet. Elles peuvent présenter un intérêt pour le régime tant sur la politique intérieure que sur la politique extérieure. D’une part, l’Histoire nous a montré qu’une dictature a toujours besoin de pointer du doigt un ennemi : la menace américaine donne une certaine légitimité au régime politique au sein du pays et permet d’assurer sa pérennité. D’autre part, la multiplication des injures et menaces proférées par l’État coréen lui permettait dans le passé de maintenir à distance ses ennemis potentiels ou d’entamer avec eux des négociations. Mais à force de coups de poker, la crédibilité de l’intimidation nord-coréenne a fini par s’effriter. La réalité est aujourd’hui bien différente : le potentiel militaire de la Corée du Nord existe bel et bien. Le succès du dernier missile intercontinental retentit sur deux niveaux. Concernant la politique intérieure, le régime consolide son pouvoir sur son armée et sur son peuple. En termes de politique extérieure, la Corée du Nord entre dans le cercle des 8 pays détenteurs de l’arme atomique, États-Unis, Russie, France, Chine, Royaume-Uni, Israël, Inde et Pakistan. Cette neuvième place confère à la Corée du Nord un levier dans les rapports de force face aux grandes puissances et donc un poids incontestable dans la gouvernance internationale.
La conscience de sa survie
Le régime de Pyongyang peut-il poursuivre ses provocations envers les États Unis sans crainte pour sa survie ? D’après le politologue sud-coréen Cheong Seong-chang, les menaces de Pyongyang sont un moyen pour les États-Unis de justifier leur budget de défense ainsi que leur présence militaire en Corée du Sud. Même si le ton monte, il est peu probable que les Américains tentent une intervention militaire. L’emplacement des missiles coréens est inconnu et l’élimination de Kim Jong-un pourrait s’avérer être une catastrophe pour les Américains qui devraient par la suite contrôler le pays. Or cette partie a déjà été jouée avec Saddam Hussein en Irak et Mouammar Kadhafi en Libye et elle a tourné au fiasco. En outre, les États-Unis devraient se confronter à la Chine, principale alliée de la Corée du Nord, ou même la Russie qui entretient d’importants liens économiques avec le régime de Pyongyang.
Comment influencer la Corée du Nord
Les États-Unis tentent de mettre un terme à la course à l’armement de la Corée du Nord par le biais de sanctions économiques. D’après Cheong Seong-chang, « seul un blocage par Pékin de ses livraisons de pétrole à Pyongyang serait de nature à contraindre le régime ».
Le 8 novembre dernier, à Séoul, Donald Trump a fait part de ses inquiétudes à la Russie et à la Chine et a souligné l’importance des sanctions contre la Corée du Nord : « Vous ne pouvez pas soutenir, vous ne pouvez pas approvisionner, vous ne pouvez pas accepter. » La Chine qui s’est toujours opposée à un embargo total, a néanmoins accepté pour la première fois de diminuer ses exportations de pétrole vers Pyongyang. Déjà, au mois d’août, elle avait interdit aux sociétés et aux ressortissants nord-coréens de mettre en place de nouvelles entreprises sur son territoire. De plus, le 28 septembre, le ministre du commerce chinois a adopté une autre résolution ordonnant la fermeture avant janvier 2018 des entreprises établies en Chine par des ressortissants nord-coréens. La Corée du Nord dispose d’un stock limité de pétrole et est dépendante de l’approvisionnement chinois. Sans ce précieux or noir, Pyongyang serait forcé de changer de politique. En effet, bien que l’industrie et la population nord-coréenne aient massivement recours au charbon comme source d’énergie, l’armée a besoin de pétrole pour faire fonctionner ses véhicules. Or, la légitimité et l’autorité de Kim Jong-un reposent en grande partie sur les militaires. Sans le soutien de l’armée, sa position se fragiliserait considérablement, ce qui l’inciterait probablement à revoir ses choix politiques.
Le 30 novembre, après le tir du missile coréen, le secrétaire d’État américain Rex Tillerson a de nouveau demandé à la Chine de cesser ses exportations pétrolières vers la Corée du Nord.
Mais le même jour, la Russie a annoncé son refus de couper les liens économiques et diplomatiques qu’elle entretient avec Pyongyang, estimant que la voie de la négociation est préférable aux sanctions. En 2014, Moscou a annulé 90% de la dette nord-coréenne évaluée à 11 milliards de dollars. Le gouvernement russe a alors annoncé que le reste de la dette pourrait-être réinvesti dans la construction d’une ligne de chemin de fer ou d’un gazoduc qui traverserait la Corée du Nord jusqu’en Corée du Sud. Depuis 2017, les douanes russes ont enregistré une progression du commerce avec la Corée du Nord. En octobre, une connexion Internet a été établie entre les deux pays, la deuxième avec l’extérieur pour la Corée du Nord après celle qui la relie à la Chine. Cette réalisation pourrait nuire aux efforts conduits par les États-Unis pour isoler la Corée du Nord.
Toutefois, les États-Unis ont fini par obtenir gain de cause le 22 décembre 2017, : le conseil de sécurité de l’ONU a adopté à l’unanimité de nouvelles sanctions économiques contre le régime de Pyongyang. Cette fois, la Russie et la Chine ont soutenu la proposition des États-Unis. Ces nouvelles mesures plafonnent désormais les exportations brutes de pétrole à 4 millions de barils par an et prévoient une baisse de 75% de l’approvisionnement en produits pétroliers raffinés tels que le diesel ou le kérosène. Ce nouveau volet impose également de cesser l’accueil à l’étranger des travailleurs nord-coréens envoyés par Pyongyang. Quant à ceux résidant actuellement en Chine et en Russie, ils seront contraints de regagner la Corée du Nord avant la fin de l’année 2019. Les États-Unis se sont montrés satisfaits de ces nouvelles résolutions et ont fait savoir leur souhait de couper toute exportation de pétrole en cas de nouvel essai nucléaire. La Chine s’est alors opposée à cette proposition qui pourrait avoir des répercussions humanitaires catastrophiques.
À l’occasion de son discours du nouvel an, Kim Jong-un a lancé un appel pacifique à la Corée du Sud au sujet des Jeux olympiques d’hiver de Pyeongchang qui débuteront le 9 février. Dans son allocution, le leader de la Corée du Nord a exprimé son désir d’apaisement avec son voisin pour le déroulement des Jeux. « Nous sommes disposés à prendre les mesures nécessaires, y compris à envoyer notre délégation. À cette fin, les autorités du Nord et du Sud pourraient se retrouver dans un avenir proche. »
Ce message a été particulièrement bien reçu par une partie du gouvernement sud-coréen qui a proposé dès le lendemain la mise en place de pourparlers à Panmunjeom, ville de la signature de l’armistice de la guerre de Corée. Mercredi 3 janvier, Kim Jong-un a alors décidé de rétablir un canal de communication avec le Sud. « Le Nord rouvrira le canal de communication avec le Sud à 15 h 30 aujourd’hui », ont indiqué les médias nord-coréens. Ce canal, mis en place en août 1972 avait été supprimé par la Corée du Nord en février 2016 après la décision de son voisin, à la suite d’un essai nucléaire de Pyongyang, de fermer la zone industrielle intercoréenne de Kaesong.
Le Sud reste toutefois divisé quant à l’attitude à adopter vis à vis du Nord, le camp conservateur de Séoul se montrant méfiant. L’appel de Kim Jong-un pourrait être un stratagème visant à repousser les essais militaires annuels américano-sud-coréens devant se dérouler lors des JO et des Jeux paralympiques, en mars. Ce point de vue est partagé par l’Institut pour une stratégie de sécurité nationale (INSS), organe d’analyse dépendant des services de renseignement sud-coréens. Le 1er janvier, dans un rapport rendu public, l’INSS évoque cette possibilité : Pyongyang ne se rapprocherait de Séoul que pour exiger la suspension des opérations militaires américano-sud-coréennes, la levée des sanctions, voire une coopération économique entre les deux pays.
Lors de ce même discours du nouvel an, le dirigeant nord-coréen a aussi évoqué la poursuite de la production de missiles. Il a également maintenu sa position vis-à-vis des États-Unis : « L’ensemble des États-Unis est à portée de nos armes nucléaires et il y a toujours un bouton nucléaire sur mon bureau. C’est la réalité, pas une menace. »
Donald Trump a alors répondu : « Le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un vient d’affirmer que “le bouton nucléaire est toujours sur son bureau”. Quelqu’un de son régime appauvri et affamé peut-il l’informer que moi aussi j’ai un bouton nucléaire, mais qu’il est beaucoup plus gros et plus puissant que le sien, et mon bouton fonctionne ! »
Les Coréens, Pascal Dayez Burgeon, Tallandier, 2011
Histoire de la Corée des origines à nos jours, Pascal Dayez Burgeon, Tallandier, 2012,