Par Oscar Haudrechy et Aurélia Noudelmann
En France, le temps quotidien moyen consacré à Internet a devancé celui passé devant la télévision pour la première fois en 2016, si bien qu’Internet est aujourd’hui le média auquel nous accordons le plus de temps. Mais plutôt qu’analyser Internet selon le temps qu’on y passe, n’est-il pas plus pertinent de le considérer sous sa dimension spatiale ? Fait-il encore sens d’opposer espace réel et espace virtuel quand on parle d’Internet ? L’approche hétérodoxe de Boris Beaude et Louise Drulhe nous donne de nouvelles clés de compréhension d’Internet, un lieu bien moins désorganisé et ouvert qu’on ne pourrait le penser a priori.
Comme dans un néo-roman kafkaïen, deux anonymes sortent de l’ombre pour expérimenter de nouvelles techniques d’arpentage adaptées à l’ère numérique. Le premier, Boris Beaude, est géographe. Il défend une analyse géographique du web dans son Internet, changer l’espace, changer la société. La seconde, Louise Drulhe, est artiste et cherche à en faire la cartographie avec son Atlas critique d’Internet1. Ces approches topologiques et matérialistes des réseaux virtuels nous semblent les plus à même de relever l’ensemble des défis critiques qu’Internet pose aux sociétés contemporaines.
À la recherche du temps perdu
Toute l’originalité de ces deux démarches repose sur une rupture avec le sens commun, qui a tendance à regrouper tous les problèmes posés par Internet sur le seul axe de la temporalité – le temps qu’on y passe à naviguer, le temps qu’on y perd.
Faire du temps le centre et l’horizon unique de l’analyse c’est prendre le risque de circonscrire celle-ci dans les limites de l’expérience individuelle, et donc de réduire sa portée critique. En effet, le temps est avant tout éprouvé en sa conscience par le sujet ; c’est alors toujours la même litanie : nos petites addictions, notre éternelle compulsion, le temps qu’on y passe et qu’on y perd, la difficulté croissante de l’individu à relier chacun des points de son emploi du temps en une parfaite continuité, etc.
En ne comprenant pas qu’il y a une réalité peut-être plus déterminante que le temps, on s’interdit l’analyse de la totalité du champ social et de ses mutations, tant techniques qu’économiques. Car cette totalité économique et sociale se structure avant tout comme un espace qui distribue les places que viendront occuper les sujets. Ainsi, Boris Beaude et Louise Drulhe ne font pas que constater qu’Internet nous fait perdre du temps mais, mieux, ils cherchent à expliquer comment et pourquoi, du fait même qu’ils déplacent l’analyse sur le terrain de l’espace.
“On dit qu’Internet est un espace, mais quel type d’espace est-il ? Quelle est la nature de cet espace ? En quoi se distingue-t-il d’un territoire, ou même d’un simple réseau ? Quelles sont ses propriétés ? Et donc quels possibles ouvre-t-il pour nous ? Autant de points de départ à des réflexions qui sont, à mon sens, éclairantes sur la manière dont nous vivons Internet” écrit Boris Beaude.
Les cartographies de l’Atlas Critique d’Internet proposent des perspectives d’analyse nouvelles du numérique. Elles démontrent comment les grandes firmes internétiques, Google et autres, se structurent comme des écosystèmes toujours plus fermés – contrairement à ce que l’on pourrait croire. Sous couvert d’offrir un espace ouvert de libre navigation, on se rend compte, grâce à l’analyse spatiale d’Internet, que les algorithmes des grandes entreprises du numérique cherchent en fait à nous retenir dans leurs sphères. Ils nous donnent l’illusion d’en réchapper alors qu’on est tout bonnement redirigé vers leurs filiales ou leurs partenaires économiques.
Ces sphères se présentent comme d’inépuisables espaces qui recèlent toujours plus d’images et d’informations en flux continu ; c’est le fil d’actualité sans cesse réalimenté de Facebook, c’est la lecture automatique sur Youtube et Netflix, les interminables ramifications de Google : Google Chrome, Gmail, Google Drive et surtout Youtube (deuxième site le plus visité du monde après Google). Elles offrent, à mesure que leur monopole se consolide, l’image d’immenses gouffres dans lesquels nous glissons sans fin2. Cette analyse spatiale plutôt que temporelle nous permet donc d’entrevoir Internet comme le lieu où se noue, se distribue, se déplace et s’organise la plus grande partie des dispositifs d’influence, de pouvoir et de savoir du XXIe siècle.
Un espace de plus en plus structuré
Si l’on a souvent été tenté de voir en Internet l’espace d’une nouvelle forme d’errance et de flânerie propre au XXIe siècle, force est de constater que la sérendipité internétique3 – terme cognitif, la sérendipité désigne le fait de trouver quelque chose par hasard alors qu’on cherchait autre chose – a peu à peu perdu l’idée de hasard et de chance que connotait d’abord le mot.
En effet, Internet n’est pas un espace sans centre ni hiérarchie, gazeux et nébuleux (selon la métaphore du cloud), mais bien plutôt un espace strictement agencé par une poignée d’acteurs de plus en plus puissants. Louise Drulhe parle d’un espace au relief dirigé où quelques firmes concentrent la plupart des activités et nous enferment dans leurs « écosystèmes ». Boris Beaude utilise le concept d’hypercentralité, soit « une centralité qui déborde tellement de sa périphérie qu’elle la recouvre presque totalement » en contrôlant le plus possible d’espaces et d’activités annexes. Toute sinueuse qu’elle a pu être aux origines d’Internet, la sérendipité est de plus en plus absorbée par ces acteurs qui nous entraînent inéluctablement dans leurs « pentes ».
De nouvelles approches iconoclastes nous invitent à considérer internet non plus comme un espace virtuel, mais comme un espace bien réel. Dès lors, si internet peut être perçu comme un corps, pourquoi ne pas lui donner une voix ? C’est ce qu’a entrepris Aurélia Noudelmann avec sa Boîte à musique d’internet. Elle transforme le code source d’Instagram en une mélodie. Chaque signe et symbole de ce code source a été transformé en note de musique par un algorithme, afin de créer une partition – pour le moins étrange !
La partition du code source d’Instagram jouée par la boîte à musique d’Aurélia
Si on a l’impression de perdre notre temps sur Internet, c’est avant tout parce que nous n’en sommes plus les maîtres et que nous sommes englués dans un espace toujours plus balisé qui offre de moins en moins de lignes de fuite. Internet est semblable à une mégalopole qui quadrille d’autant mieux nos déplacements que nous en percevons plus difficilement les logiques.
Google, la plus importante de ces hypercentralités, a donc tout intérêt à ce qu’au terme d’innombrables heures de navigation on ne puisse jamais aborder aux limites de son espace et qu’on ne cesse d’y être redirigé. La plupart des usagers passent en effet la quasi-totalité de leurs heures de connexion sur un nombre très restreint de sites : Google, Youtube, Facebook, Twitter, Amazon, Yahoo. Depuis que Google a développé Chrome – navigateur de recherche le plus utilisé dans le monde avec près d’un milliard d’utilisateurs4 – il ne cesse de confirmer son monopole et de transformer notre temps perdu en capital grâce aux annonceurs et aux informations qu’ils collectent sur nous.
Internet n’est donc pas un espace sans hiérarchie ni monopole. L’approche spatiale conteste assez facilement cette utopie d’Internet, montrant qu’elle a peu à voir avec la réalité actuelle du réseau. Si Internet ne correspond guère à l’idéal qui présidait à sa naissance, c’est que le réseau, ces dix dernières années, a connu des mutations spatiales spectaculaires. Boris Beaude parle ainsi d’une disparition de l’idée première d’Internet : nous sommes passés d’un espace décentralisé à un espace très organisé, où la surveillance remplace la liberté d’expression.
L’approche spatiale d’Internet fait donc corps avec une étude critique des stratégies politiques et économiques qui émergent et se constituent à l’ère numérique. Google peut alors être vu, selon Boris Beaude, comme « l’un des plus puissants panoptiques contemporains ». Il s’agit ici d’un retour à Michel Foucault qui, dans Surveiller et Punir – Naissance de la prison (1975), a fait l’analyse du panopticon de Bentham, dispositif permettant aux gardiens de surveiller en permanence les prisonniers sans jamais se faire voir. Il serait révélateur de toute l’organisation politique et sociale des sociétés modernes à l’ère numérique.
L’interspatialité contemporaine
Pour mesurer le pouvoir concret de ces hypercentralités numériques, il faut arrêter de considérer Internet comme un espace virtuel.
Force est de constater que l’opposition courante entre monde virtuel et monde réel n’est plus pertinente, puisqu’elle empêche d’analyser et de comprendre les implications qu’a Internet sur nous. Alors que presque un tiers de nos journées se passent sur le web5, que la quasi-totalité des flux économiques et financiers nécessite le réseau Internet6 et que les prochaines guerres s’annoncent cybernétiques, il est devenu nécessaire de considérer Internet comme un espace strictement réel et actuel et d’arrêter de considérer l’espace comme quelque chose d’uniquement matériel et concret.
Il faudrait, selon Boris Beaude, considérer l’espace comme quelque chose d’hybride, à la confluence du online et du offline.
Pour formaliser cette hybridité spatiale, Boris Beaude propose ainsi de remplacer l’opposition entre virtuel et réel par une distinction entre espace territorial d’un côté et espace réticulaire (c’est à dire organisé en réseaux) de l’autre. L’espace se subdiviserait alors en territoires (structurellement continus) et en réseaux (structurellement discontinus et organisés par connexité). Ce qu’on nomme communément « réalité » désignerait originairement l’espace territorial tandis que
« le virtuel » serait fondamentalement réticulaire.
Pour penser l’importance croissante du virtuel, il faut donc étendre nos concepts d’espace et de réalité. Tout est spatial, tout est réel et on assiste à diverses logiques d’interpénétration entre les territoires et les réseaux numériques.
Réseaux et sociétés de contrôle
Cependant, on peut se demander si cette distinction entre réseau et territoire n’est pas plus fondamentalement historique que géographique. L’espace réticulaire d’Internet serait dès lors révélateur de la logique spatiale des sociétés capitalistes enclenchée à partir du XXe siècle.
Il n’y aurait pas le réseau virtuel d’un côté et les territoires « réels » de l’autre mais bien plutôt une réalité socio-économique qui, depuis un siècle, tendrait inéluctablement vers une organisation en réseau.
Au XVIIIe et au XIXe siècle, il y avait ce que Michel Foucault appelle “les sociétés disciplinaires”. Elles exerçaient le pouvoir territorialement selon une logique d’enfermement. Aujourd’hui, il y aurait ce que Foucault appelle “les sociétés de contrôle”, qui exercent le pouvoir par les réseaux. C’est le règne des machines informatiques, de l’ordinateur de l’entreprise, et non plus de l’usine. Ce qui compte, désormais, ce ne sont plus nos localisations sur le territoire mais les informations et les communications que recueille et contrôle l’ordinateur sans souci des distances et des positions. Car, comme le disait déjà Foucault en 1967, « Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. »7
Ainsi, on comprend bien l’intérêt que revêt l’analyse spatiale d’Internet. Elle permet une analyse plus critique du facteur le plus important des mutations récentes de nos sociétés modernes. Et elle permet notamment de cerner la nature de l’exercice du pouvoir et de l’influence à l’ère numérique : celle des sociétés de contrôle.
Internet est à la fois le rêve et l’aboutissement des sociétés de contrôle qui ont émergé dans les années 1930. Internet se révèle être le dispositif, l’immense cerveau numérique qui concentre les stratégies de pouvoir et de savoir. Ainsi, dans Voir et pouvoir : qui nous surveille ?, Jean-Gabriel Ganascia montre que le pouvoir s’organise désormais selon un dispositif nouveau qu’il nomme
« catoptique ». Néologisme forgé à partir de la science catoptique, science de la Renaissance qui s’intéressait aux effets de réflexions de la lumière et multipliait les jeux de miroir. Le « catoptique » serait une sorte de panoptique inversé, infiniment miroitant, où la surveillance n’est plus assurée par un pouvoir centralisé et identifiable comme dans le cas du panoptique, mais assumée par l’ensemble des individus. On passe alors de la surveillance à une « sousveillance », où tout le monde devient le maton de l’autre et où chacun se construit sa propre cellule sans ombre portée8 . Autosurveillance et assignation à transparence qui autorisa le directeur adjoint de Google, Eric Schmidt, à formuler une nouvelle éthique pour le millénaire : « Si vous souhaitez que personne ne soit au courant de certaines choses que vous faites, peut-être que vous devriez tout simplement ne pas les faire. »9
- http://internet-atlas.net/ pour Louise Drulhe, http://www.beaude.net/icecs/ pour Boris Beaude.
- Voir en particulier les hypothèses « Un relief dirigé » et « Le territoire divisé d’Internet » : http://internet-atlas.net/
- Terme cognitif, la sérendipité désigne le fait de trouver quelque chose par hasard alors qu’on cherchait autre chose. Appliquée aux nouvelles technologies, la sérendipité internétique désigne cette part de sinuosité et de hasard dans nos recherches sur la toile. Idée de souplesse et de fluidité que nous retrouvons dans le terme « surfer » inventé aux origines d’Internet.
- https://www.webmarketing-conseil.fr/chiffres-google/
- Les Français passent environ cinq heures sur Internet chaque jour : https://wearesocial.com/fr/blog/2017/01/digital-social-mobile-les-chiffres-2017
- Le rôle d’Internet pour l’accélération de la mondialisation, la facilitation des transactions commerciales, boursières et financières n’est plus à prouver. Certains définissent Internet comme une troisième (Jeremy Rifkin) ou quatrième (Klaus Schwab) révolution industrielle ; y voyant, plus qu’un acteur économique parmi d’autres, un nouveau paradigme technique qui fait entrer l’économie mondiale dans une nouvelle phase de développement. Pour Boris Beaude, c’est plus essentiellement en tant qu’il réorganise l’espace, qu’Internet modifie si radicalement l’économie : « les transformations profondes de l’économie contemporaine ne tiennent pas tant à un changement de l’économie qu’à un changement de l’espace. » (p.116).
- Michel Foucault, art.cité.
- Pour les concepts de catoptique et de sousveillance, nous vous renvoyons ici au site de Jean-Gabriel Ganascia et en particulier à l’entrée « Catopticon » : http://www-poleia.lip6.fr/~ganascia/Catopticon
- Traduit et cité par Boris Beaude, op.cité, p.208.