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Le centenaire de la confusion

Par Thomas Cecchelani et Maxime Danielou, avec les commentaires de Luba Jurgenson, maître de conférence en littérature russe à l’Université Paris IV-Sorbonne

Le 7 novembre dernier, la Russie a commémoré les 100 ans de sa révolution, une date qui a profondément marqué son Histoire. A l’heure de cet anniversaire, le peuple russe et son gouvernement ont semblé divisés entre nostalgie et rejet d’un passé tumultueux.

Comme en témoigne le foisonnement médiatique des dernières semaines, le 7 novembre1 1917 est la date que l’Histoire aura retenue pour la révolution russe. Néanmoins, la révolution d’Octobre peut aussi être considérée comme l’aboutissement d’une lutte entre différentes visions de la forme que devait revêtir l’État russe, après la révolution de février qui mit fin au régime tsariste. La période décisive qui sépare ce que Lénine appela la révolution “bourgeoise” de février et ce qui fut par la suite retenu comme la “Grande Révolution socialiste d’Octobre” dans l’historiographie soviétique, mit en concurrence un modèle parlementaire “à l’occidentale” et des projets socialistes2. Les bolcheviques réussissent finalement à s’imposer dans la nuit du 24 au 25 octobre par une insurrection dont la qualification de coup d’État ou de révolution fait encore débat.

Malgré les atrocités dont il a été le théâtre, le dernier siècle semble être passé trop vite pour bien des Russes. Le pouvoir contribue à entretenir cette nostalgie par une réécriture de l’histoire idéalisant le passé, qu’il soit impérial ou soviétique. Selon Luba Jurgenson, maître de conférences en littérature russe à l’Université Paris IV-Sorbonne, cet effort sur la mémoire est à la base de la nouvelle identité russe, « La nouvelle idéologie nationale est basée sur un mythe de la continuité ». Le silence de l’État au moment de commémorer un des événement décisifs de l’histoire russe est donc troublant et laisse à une population indécise l’initiative de cette commémoration.

Une mémoire collective heurtée

Après la dislocation de l’Union soviétique en 1991, le passage à la démocratie libérale prend rapidement un goût amer pour le peuple russe. La brutalité de la transition économique et les crises politiques qui accompagnent les dernières convulsions de l’Union soviétique maintiennent une nostalgie encore vivace de l’ancien système.

Afin de rejoindre les standards de l’économie de marché et d’être rapidement insérée dans le système capitaliste mondial, la Russie est soumise à une « thérapie de choc » conçue, par des économistes occidentaux, qui aboutit à la crise économique de 1998 et entraîne une division de moitié du PIB de la Russie entre 1992 et 19983. Cette libéralisation à marche forcée voit émerger une société de contrastes extrêmes où la paupérisation de la société s’accompagne de l’essor d’une oligarchie “exhibant une réussite sociale fondée sur la maîtrise de l’économie de l’ombre”4.

La promesse de disparition de la violence politique que porte la démocratie aux yeux des Russes est tournée en dérision par la crise institutionnelle de l’automne 1993 durant laquelle le président B. Eltsine impose sa constitution en bombardant le Parlement. Trois quarts de siècle après la naissance violente de l’Union soviétique, la démocratie échoue à s’installer dans la paix. Le début de la première guerre de Tchétchénie l’année suivante fait fuir les derniers doutes de la société russe : le nouveau système est pour eux synonyme d’instabilité, d’inégalité et d’appauvrissement. “Les années 90 sont aujourd’hui présentées comme une époque terrible, rivalisant presque avec les répressions staliniennes” nous dit Luba Jurgenson. Cette période traumatise la population et fait office de divorce prématuré avec le modèle de démocratie libérale, posant ainsi des bases favorables à l’établissement d’un régime plus autoritaire mais garant de stabilité.

Ouvert à l’automne 2015, le nouveau musée du Goulag5 est là pour rappeler les heures les plus sombres de l’histoire soviétique. Déambulant entre les listes sans fin des victimes de la terreur et la reconstitution de la vie dans les camps, le visiteur est rattrapé par la terrible réalité. Ce travail indispensable sur la mémoire est également permis par l’activisme d’associations comme “Mémorial” qui s’est donné pour but de porter la mémoire du stalinisme, prenant le relais de la dissidence soviétique. Autres porteurs d’une mémoire critique de l’Union soviétique, les monarchistes et les religieux cultivent la mémoire du dernier empereur. Devenu un saint de l’église russe, la personne de Nicolas II fait aujourd’hui l’objet d’un culte pouvant aller jusqu’au fanatisme6.

Le passé soviétique n’est pas pour autant rejeté par les Russes. Plus de la moitié d’entre eux regrettent aujourd’hui la chute de l’URSS7 et de vives polémiques animent le retour de statues du “petit père des peuples” dans le pays8. Si de nombreux efforts sont employés à l’associer à la terreur, la figure du dirigeant est avant tout rattachée à la victoire sur le nazisme qui est devenue une des bases de l’identité nationale. La baisse de popularité du parti communiste de Russie, qui a perdu plus de la moitié de ses sièges aux élections législatives de 2016 semble alors paradoxale. On peut pourtant l’expliquer par l’habileté politique du pouvoir en place, qui a su capter cette nostalgie en créant une impression de continuité historique avec l’URSS.

L’embarras du pouvoir

La popularité dont jouit Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir en 1999 repose sur deux piliers essentiels. Il y a d’abord la peur du changement et d’un retour à l’instabilité des années 1990 mais surtout un patriotisme que le président a su capter et incarner en se présentant comme le successeur des tsars et des principaux dirigeants soviétiques.

Dés la chute de l’URSS, la mémoire de la période tsariste a été réhabilitée et idéalisée. La nouvelle Russie s’est alors présentée comme la suite d’une histoire interrompue par une révolution d’octobre pensée comme un “accident de l’histoire”9 dans les manuels scolaires. Toutefois lorsque V. Poutine arrive au pouvoir après une décennie de crise, il est conscient du sentiment de nostalgie populaire et entreprend de rétablir l’Histoire soviétique. Les différents aspects de la répression des années staliniennes sont alors justifiés au nom de la modernisation forcée et de la “grande Victoire” de 1945. Le président a plusieurs fois regretté publiquement la chute de l’URSS “Ce qui semblait incroyable, malheureusement, est devenu une réalité : l’URSS s’est désintégrée.”10Souhaitant valoriser l’Histoire russe dans son ensemble, l’État mêle de façon parfois incohérente symboles soviétiques et impériaux créant une situation de “dichotomie mémorielle”11. Ainsi, le drapeau tricolore tsariste et l’aigle à deux têtes sont désormais associés au drapeau rouge de l’armée et à un hymne soviétique mis à jour12.

Appointé sur ordre du président l’an dernier, le très sobre comité d’organisation du centenaire de la révolution s’est limité à la supervision de colloques et d’expositions tout au long de l’année 2017. Toutefois, le profil du président de cette commission trouble et interroge. En effet, Sergueï Narychkine cumule, entre autres, les fonctions de président de la société d’Histoire russe et de directeur du service de renseignement extérieur, héritier du KGB. Ce dernier point révèle combien la commémoration est un enjeu sensible pour le pouvoir russe.

“Etait-il vraiment impossible de se développer non pas par une révolution mais par une évolution(…)? »13. Voici un exemple de réserve sur la Révolution d’Octobre exprimée publiquement par V. Poutine, qui tranche donc avec d’autres discours empreints de nostalgie sur la période soviétique. Il contribue alors à entretenir un doute sur sa position à l’endroit du passé russe. Mais plus que d’illustrer une forte réserve par rapport à la révolution d’Octobre et à sa célébration, ces paroles du président russe témoignent de sa défiance envers le terme de “révolution” de façon plus générale.

Subissant chaque extension de l’OTAN vers l’Est14 comme une agression contribuant à nourrir un sentiment de “citadelle assiégée”, le pouvoir russe redoute par-dessus tout une déstabilisation de l’intérieur, une révolution de trop. Les “révolutions de couleurs” dans ses anciens satellites – le terme de “Révolutions de couleurs” désigne une série de soulèvement populaires dans certaines anciennes républiques soviétiques soutenues plus ou moins explicitement par l’Occident –, les “printemps arabes” ou plus récemment l’Euro-maïdan en Ukraine ont été perçus en Russie comme autant d’opérations d’influence occidentale réussies15. La base commune à tous ces événements étant le soulèvement populaire, le pouvoir russe s’emploie à cadenasser la société civile et l’opposition politique avec soin. Cependant, les manifestations anti-corruption de 2011 et l’intrépidité des partisans du candidat d’opposition Alexeï Navalny16 prouvent au pouvoir en place qu’il ne peut pas être totalement à l’abri de la menace des foules. Dans ce contexte, on comprend que s’il ne peut pas se dérober tant l’événement est historique, le 7 novembre n’est pas un jour de fête pour Vladimir Poutine.

Le 7 novembre n’est plus une fête

Habituellement prompt à utiliser la moindre occasion de célébrer l’histoire russe et soviétique pour cimenter l’unité nationale autour d’un discours patriotique, le pouvoir russe s’est donc fait exceptionnellement frileux concernant le centenaire de la révolution. Contrairement à son homologue biélorusse qui s’est exprimé publiquement pour rappeler le rôle positif qu’a joué la période soviétique sur la Biélorussie contemporaine17, Vladimir Poutine n’a fait aucune déclaration concernant le centenaire, le 7 novembre dernier. Sur la place Rouge, tribune favorite des démonstrations publiques de l’État soviétique puis russe, le gouvernement a tout de même organisé une étonnante parade militaire. Les badauds ont pu admirer une belle reconstitution du 7 novembre 1941, célébrant non pas le centenaire de la révolution mais le 76ème anniversaire de la parade militaire de 1941, lorsque les forces du Reich étaient aux portes de Moscou.

Du côté de la population, la mobilisation s’est limitée aux traditionnels défilés des militants communistes dans les principales villes du pays. À Moscou et à Saint Pétersbourg, les cortèges étaient renforcés par la présence de communistes étrangers venus de plus de 80 pays pour l’occasion18. Guennadi Ziouganov, leader incontesté du Parti communiste russe depuis sa création en 1993, a profité de l’événement pour annoncer sa cinquième candidature aux élections présidentielles russes de mars 2018.

Si le faible intérêt populaire pour l’événement peut paraître paradoxal au regard de la nostalgie ambiante, Luba Jurgenson nous explique que les deux phénomènes ne rentrent pas en contradiction : “Staline lui-même n’aimait pas du tout la révolution”. Ayant perdu toute connotation positive, la révolution est désormais présentée comme un coup d’État à l’origine de la défaite de la Première Guerre mondiale et d’une période de très grande violence en Russie.

Depuis 2004, le 7 novembre n’est plus un jour férié et a été remplacé par le 4 novembre, “Jour de l’unité nationale”. Renvoyant à 1612, ce jour célèbre la victoire sur l’occupant polono-lituanien, la fin du Temps des troubles et l’avènement de la dynastie des Romanov – Le Temps des troubles désigne la période d’instabilité allant de 1598 à 1613 séparant la fin du règne du dernier tsar de la dynastie Rurikide Fédor Ier de celui de Michel Ier Romanov, dont les descendants régnèrent jusqu’en 1917. Célébrée avant 1917, la restauration de cette fête dans la Russie contemporaine paraît artificielle et semble être avant tout un moyen de détourner l’attention de la population. Cependant, notre spécialiste de la mémoire russe y voit un des fondements d’une nouvelle idéologie nationale portée par le pouvoir : “Une correspondance est établie entre la fin du temps des troubles en 1612 et la fin des nouveaux temps des troubles que constituent les années 1990. Une analogie peut donc apparaître entre la stabilité qu’apportent les Romanov en arrivant au pouvoir en 1612 et la stabilité qu’apporte Poutine en arrivant au pouvoir en 2000”.

Une idéologie basée sur un “mythe de la continuité” qui place l’État, quelle que soit sa forme, au coeur de la construction nationale. L’Histoire est appréhendée à partir des victoires russes face aux nombreux ennemis qui ont tenté de détruire l’État, dont la plus importante est évidemment celle de 1945 à l’issue de la Grande Guerre patriotique présentée comme un affrontement exclusivement germano-soviétique : “Dans la construction des événements en Russie aujourd’hui, c’est une histoire russe et pas mondiale”. En évacuant l’épisode révolutionnaire tout en glorifiant les victoires tsaristes et soviétiques, le pouvoir russe réussit donc le tour de force de créer un récit national sans fracture dans lequel l’ensemble de la population peut désormais se reconnaître. Permettant à la Russie moderne de s’inscrire dans cette construction mémorielle, l’annexion de la Crimée en 2015 présente le président russe comme le chef  d’un État de nouveau victorieux et dont la grandeur est enfin rétablie après la “catastrophe” de 1991.

  1. L’URSS n’étant passé du calendrier julien au calendrier grégorien qu’en 1918, la révolution bolchévique a pris le nom de révolution d’octobre, les événements s’étant déroulés du 24 au 25 octobre selon l’ancien calendrier.
  2. Les différents partis révolutionnaires, dont le Parti bolchevique, ont eux-mêmes des visions concurrentes du projet socialiste.
  3. Petrovski et R. Fabre , « La « thérapie » et les chocs : dix ans de transformation économique en Russie », Hérodote, vol. 104, no. 1, 2002, pp. 144-165.
  4.  Radvanyi et M. Laruelle , La Russie : Entre peurs et défis, Paris, Armand Colin, 2016, pp. 80-82.
  5. Acronyme de “Administration principale des camps”, ce mot est utilisé pour désigner l’ensemble du réseau de camps de travaux forcés, caractéristiques de la période stalinienne.
  6. Voir la polémique autour de la sortie du film “Mathilda” en Russie, mettant notamment en scène les relations entre le tsar et une courtisane.
  7. https://www.levada.ru/2016/04/19/bolshe-poloviny-rossiyan-sozhaleyut-o-raspade-sssr/ : A la question “Regrettez-vous la chute de l’URSS?” posée en mars 2016, 56% ont répondu oui, 28% non et 16% ne se prononcent pas.
  8. https://www.courrierinternational.com/article/russie-leternel-retour-de-staline
  9. Korine Amacher, « La mémoire du stalinisme dans la Russie de Poutine : continuité ou rupture ? », Esprit, vol. 12, décembre 2010, pp. 70-77.
  10. Adresse du président à la fédération de Russie, 18 mars 2014, Moscou.
  11. Georges Nivat, « Eclats de mémoire », Le Courrier des pays de l’Est, vol. 1067, no. 3, 2008, pp. 8-12.
  12. Chanté sur la même mélodie qu’en URSS, l’auteur des paroles du nouvel hymne est également celui de l’hymne soviétique de 1943.
  13. Discours de Vladimir Poutine au forum Valdaï à Sotchi le 19 octobre 2017.
  14. En juin 2017, le Monténégro est devenue le 27ème membre de l’alliance..
  15. Jeanne L. Wilson , “The Legacy of the Color Revolutions for RussianPolitics and Foreign Policy”, Problems of Post-Communism, 57:2, 2010, 21-36
  16. Actuellement principal opposant à V. Poutine, Alexeï Navalny est un avocat et blogueur russe qui a réussi à fédérer l’opposition démocratique autour du thème de la corruption. A l’initiative des nombreuses manifestations qui ont agitées le pays depuis le début de l’année, sa candidature à l’élection de 2018 est pour le moment juridiquement compromise.
  17. Belta, dépêche du 07/11/2017 (agence de presse publique biélorusse) http://www.belta.by/president/view/lukashenko-pozdravil-belorusov-so-100-letnim-jubileem-oktjabrskoj-revoljutsii-274778-2017/.      
  18. TASS, dépêche du 07/11/2017 (agence de presse publique russe) : http://tass.ru/obschestvo/4709025.