Par Pauline Gouablin et Dimitri Touren
L’Anthropocène est un concept de plus en plus populaire au sein de la communauté scientifique. Il s’agit du nom que l’on donne à l’ère géologique dans laquelle les activités humaines ont un impact significatif sur l’ensemble du système terrestre. S’il n’est pas encore admis que nous sommes entrés dans cette ère, cette notion fait déjà débat. Et ce débat est intéressant à plusieurs égards : il interroge la responsabilité de l’Homme dans ce changement d’ère et questionne ses conséquences politiques.
Depuis une trentaine d’années, les hommes commencent à admettre que leurs actions et leur mode de vie ont un impact négatif, parfois irréversible, sur l’environnement. Notre empreinte écologique – c’est-à-dire la surface nécessaire pour assurer notre train de vie – n’a cessé d’augmenter. Le dérèglement climatique est désormais largement reconnu par la communauté scientifique et politique et notre impact sur la biodiversité se manifeste de plusieurs manières, notamment par le déclenchement de ce qui est désormais reconnu comme la sixième extinction massive d’espèces vivantes, animales et végétales1.
Cette nouvelle réalité dont parle, parmi d’autres scientifiques, Bruno Latour, se manifeste par le déclenchement de ce qui est désormais assez largement reconnu comme l’Anthropocène, c’est-à-dire une nouvelle ère géologique marquée par les activités humaines. L’environnement et l’écologie sont devenus des enjeux suffisamment importants et structurants pour dépasser le cadre politique. De la même manière, c’est aussi la géologie qui vient désormais déborder sur le champ des sciences sociales, philosophiques et politiques.
Réunis en août 2016 pour le Congrès géologique international à Cape Town, des experts du climat ont décidé de fixer le début de l’Anthropocène à l’explosion des premières bombes nucléaires, arguant que, encore aujourd’hui, on trouvait des éléments radioactifs de celles-ci dans l’atmosphère. S’il est désormais assez largement reconnu par la communauté scientifique que nous sommes entrés dans cette nouvelle ère géologique dans laquelle l’humanité est devenue un acteur de l’évolution du système terrestre tout entier, le choix du commencement de cette ère fait débat. Cette question revêt un enjeu bien plus politique que scientifique tout comme la définition même de l’anthropocène. Et les conséquences philosophiques, sociales et politiques de la fin de l’holocène2 sont elles-mêmes, en retour, sujettes à interprétation.
Une nouvelle ère géologique marquée du sceau de l’Humanité
C’est à Paul Crutzen, lauréat du Nobel de Chimie en 1995, que l’on doit l’origine du mot « anthropocène ». Dans un article publié pour la revue Newsletter of the International Geosphere-Biosphere Programme, le météorologue néerlandais et son collègue Eugene F. Stoermer proposent cette appellation pour décrire une nouvelle époque géologique dans laquelle les hommes seraient les principaux agents de l’évolution du système planétaire. Comme les scientifiques de Cape Town, Paul Crutzen, après avoir d’abord désigné l’invention de la machine à vapeur comme élément déclencheur de l’anthropocène, estime finalement son commencement à 1945-50 et les premières explosions nucléaires.
Pour d’autre auteurs, comme Andreas Malm (L’Anthropocène contre l’Histoire), il faut remonter au début de l’ère industrielle pour voir se développer les prémices de cette nouvelle réalité. D’autres encore, préfèrent remonter à la sédentarisation et au développement des pratiques agricoles primitives ou à l’invention du feu. Si la plupart des scientifiques travaillant sur le sujet s’accordent toutefois à dire qu’il faudra encore attendre quelques centaines d’années pour trancher cette question de manière définitive, elle n’en demeure pas moins clivante et surtout, elle n’est pas neutre en termes d’implications philosophiques et politiques. De même, la définition de l’Anthropocène pose problème et est sujette à un débat au sein de la communauté scientifique. Parler objectivement de l’Anthropocène s’avère donc délicat, même au sein du champ scientifique. On peut toutefois tenter d’en résumer les idées afin de comprendre les tenants et les aboutissants d’une notion éclairante sur la question du changement climatique et de l’écologie, qui se pose avec urgence.
L’Anthropocène est à l’origine un concept géologique aux répercussions sociales, philosophiques et politiques. Pour Bruno Latour, c’est « un cadeau empoisonné de la géologie aux sciences sociales » et celui-ci dépasse largement le problème du changement climatique. Dans un article paru en mars 2015 pour la revue Sciences, Will Steffen et un groupe de scientifiques décrivaient ainsi une série de “frontières” (« operative boundaries ») comme cadre de référence pour un système planétaire sain et sécurisé – c’est à dire, aussi, apte à la vie humaine. Il s’agit pour l’essentiel d’éléments biochimiques (cycle du nitrogène, du phosphore…), du dérèglement climatique, de l’état de la couche d’ozone, de la biodiversité, de l’exploitation des sols, de la disponibilité en eau potable ou encore de l’utilisation et de l’émission d’aérosols. D’après l’auteur, il est nécessaire que chacun de ces éléments demeurent à l’équilibre – ou ne dépassent pas certains seuils, parfois irréversibles – pour que notre système planétaire reste viable. Or aujourd’hui, la plupart de ces seuils sont dépassés ou en voie de l’être.
Cette réalité est la conséquence de notre manière d’habiter la terre, qui s’est transformée tout au long des derniers siècles et particulièrement depuis le milieu du XXe siècle. Si la date choisie par le panel de Cape Town correspond à la période des premières explosions nucléaires, elle coïncide aussi avec l’époque dite de la Grande Accélération dont les conséquences écologiques et économiques se font aujourd’hui sentir. Cette accélération ou intensification de notre développement socio-économique – croissance démographique et économique, urbanisation, consommation d’énergie primaire, d’eau, productions industrielles, tourisme, transports, télécommunications – se reflète parallèlement dans l’évolution du système terrestre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : augmentation des émissions de CO2, des dioxydes nitreux, d’azote, acidification des océans, recul de la biodiversité et bien sûr, augmentation de la température à la surface de la Terre.
Choisir les premières explosions nucléaires pour fixer la date du déclenchement de l’Anthropocène, c’est supposer que le problème vient de la la dimension technique de notre existence sur Terre. C’est ce progrès technique dénué de réflexion éthique que décrivait le philosophe Martin Heidegger et que regrette Bruno Latour, qui serait la cause de cette transformation géologique. Dans ce cadre de pensée, la solution ne peut donc venir que de la technique, qu’il s’agisse d’un retour en arrière ou au contraire d’une accélération salutaire du progrès technique – c’est-à-dire espérer que le progrès technique à venir nous permettra de rétablir l’équilibre du système terrestre, comme les résultats des dernières COP et le texte de l’Accord de Paris le laissent entrevoir. Toutefois, cette foi dans le progrès est l’un des principaux marqueurs de la modernité note encore Bruno Latour, qui souhaite justement en sortir.
Le choix de la bombe nucléaire renvoie pourtant à une symbolique forte. Avec elle, nous sommes capables de nous autodétruire complètement en un temps record. Pourtant, l’humanité a déjà réalisé, bien avant, des formes de génocides ou d’écocides particulièrement ravageurs qui tendent à relativiser la portée de ce choix. En 1610, les Européens qui ont débarqué en nombre en Amérique Latine y introduisirent la variole et d’autres bactéries que les populations indigènes locales n’étaient pas prêtes à affronter. Ce débarquement a provoqué la mort de 50 millions de personnes et causé de graves répercussions sur les cultures et l’environnement local. La concentration en CO2 de l’atmosphère aurait en conséquence été sensiblement modifiée. Pour Simon Lewis, de l’University College London, l’année 1610 marque surtout un tournant majeur dans le transfert d’espèces végétales et animales d’un monde ancien, relativement stable, vers un monde nouveau dans lequel elles sont devenues plus fragiles. Notre capacité à nous autodétruire, et notre environnement avec, qu’elle soit consciente, volontaire ou non, ne date donc pas d’hier – ce qui tempère donc la dimension symbolique du choix de la bombe nucléaire pour le début de l’Anthropocène.
Choisir l’invention du feu, les premières pratiques agricoles et la sédentarisation comme marqueurs géologiques du déclenchement de l’Anthropocène revêt un sens bien différent. On peut légitimement considérer ces évolutions comme intrinsèquement liées à la nature de notre espèce. Les placer au coeur de l’Anthropocène, ce n’est pas seulement en rendre les humains responsables mais faire de cette transition géologique un élément naturel de l’évolution de notre espèce. Cela veut dire aussi que l’Anthropocène était inévitable.
Si l’on fait de l’Anthropocène un élément de la nature humaine, qu’y a-t-il à entreprendre pour le résorber ou en sortir ? Comme le déplore Andreas Malm, pas grand chose si ce n’est une réduction progressive du nombre d’humains sur Terre, par un contrôle renforcé des naissances – ce qui ne va pas forcément dans le sens des tendances récentes ni des projections démographiques actuelles. Pourtant, la question se pose ; pouvons-nous vivre à 9, 11 ou 12 milliards d’habitants ? Le rapport Meadows publié en 1972 a contribué à populariser la critique d’une recherche de croissance infinie dans un environnement fermé en se basant sur la première loi de la thermodynamique : énergie et matière ne peuvent être créées ou détruites dans un système fermé. Il y a donc des limites à la consommation de ressources et à la production de matières et de déchets que notre environnement peut supporter.
Derrière cette approche, les solutions principales pour rétablir et préserver un environnement sain et viable s’apparentent donc bien à une limitation de notre empreinte écologique individuelle et collective. C’est tout autant la croissance démographique que la croissance économique, les échanges, les transports, notre consommation de biens et de services qu’il faudrait restreindre et limiter. On se rapproche ici d’une forme de malthusianisme contemporain, qui suggère une restriction du développement et de toute forme de croissance. Le principe de précaution introduit lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992 qui stipule qu’une pratique ne doit pas s’entreprendre si un doute subsiste sur ses conséquences, paraît, en comparaison, bien libéral.
Anthropocène, Capitalocène et choix politique
Si Andreas Malm est si critique envers cette version de l’Anthropocène comprise comme conséquence inéluctable de la nature humaine, c’est qu’il pointe à juste titre que nous ne sommes pas tous responsables à la même échelle des perturbations climatiques et environnementales actuellement à l’œuvre. Un pêcheur fidjien ne saurait être tenu responsable au même titre qu’un entrepreneur minier du Royaume Uni du XIXème siècle. D’ailleurs, l’ONU reconnaît, à une autre échelle, cette différence dans son principe de « responsabilité partagée mais différenciée », apparu dans le Protocole de Kyoto et qui est par ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les États-Unis sont si réticents à s’engager politiquement sur le climat.
Dans L’Anthropocène contre l’Histoire, Andreas Malm s’interroge ainsi sur ce discours autour de l’Anthropocène et propose le concept alternatif – marxiste – de Capitalocène. Cette notion suggère que l’état fortement dégradé de notre environnement tient avant tout au développement du système économique capitaliste fondé sur l’exploitation des énergies fossiles. Dans ce livre, il décrit ainsi comment au Royaume-Uni, la transition vers la machine à vapeur s’est d’abord faite pour des raisons sociales – limiter les grèves et contrôler les travailleurs – bien avant d’être plus productive que le moulin à eau. Il démontre comment les colons britanniques ont importé et déployé les énergies fossiles en Inde et en Asie et comment ce mouvement est allé de paire avec un contrôle accru des populations locales. L’exploitation de la main d’œuvre coloniale ou prolétaire et des énergies fossiles serait donc allée de paire. Dans cette vision marxiste, la domination de classe est donc liée à la domination environnementale, comprise comme la détérioration volontaire et consciente de l’environnement. Un rapprochement déjà présent dans Le Capital de Karl Marx.
Alors que l’approche originelle de l’Anthropocène – comme conséquence du progrès technique – appelle une transformation technologique et que la seconde approche – qui suggère que l’Anthropocène est intrinsèquement lié à la nature de l’Homme – demande logiquement un contrôle accru de la croissance démographique, l’angle d’attaque marxiste rejoint l’argumentaire politique qui lui a toujours été associé : l’Anthropocène – qu’on appellera donc ici Capitalocène – est l’objet d’une lutte des classes. La classe dominante est ainsi tenue première responsable du changement climatique et des tensions écologiques que nous connaissons justement parce qu’elle est la classe dominante d’un système économique par nature dévastateur pour l’environnement. Pour sortir de l’Anthropocène (ou Capitalocène), il s’agirait alors, selon cette vision, de sortir du capitalisme.
L’argumentaire marxiste ou radical se heurte à de nombreuses barrières philosophiques, politiques, historiques et… géologiques. Dans un monde globalisé où le système économique capitaliste est largement répandu au point que même les pays se réclamant encore du communisme, comme la Chine, y sont en fait parfaitement intégrés, la perspective d’une telle transformation économique et sociale semble utopique voire insurmontable.
Toutefois, quel que soit l’angle sous lequel on considère l’Anthropocène, la perspective d’un choix existe. La première vision, qui prend l’explosion des premières bombes nucléaires comme marqueur de cette nouvelle ère géologique, tient le progrès technique pour responsable. Elle nous laisse avec deux choix : un retour en arrière ou, au contraire, une accélération du progrès technique. La deuxième vision, qui juge que l’anthropocène tient à la nature de l’espèce humaine, offre le choix sensible du contrôle des naissances. Enfin, la piste marxiste du Capitalocène ouvre une voie toute aussi sensible : sortir du capitalisme.
Si ce débat n’offre pas une voie neutre, évidente ou “naturelle”, au moins permet-il de refaire de l’environnement une question politique centrale.
- Voir : Audrey Garric. 10.07.17. La sixième extinction de masse des animaux s’accélère. Le Monde. [En ligne] http://www.lemonde.fr/biodiversite/article/2017/07/10/la-sixieme-extinction-de-masse-des-animaux-s-accelere-de-maniere-dramatique_5158718_1652692.html
- L’holocène désigne l’époque géologique précédant l’anthropocène, une époque relativement chaude dans laquelle on considère que les activités humaines n’ont pas encore eu un impact significatif sur le système terrestre.
Références :
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HAMILTON, C. (2016). The Anthropocene as a rupture. The Anthropocene Review. Vol. 3(2) 96-106. DOI : 10.1177/2053019616634741
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MOORE, J. W. (2016). Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism. Oakland, CA : PM Press.
STEFFEN, W., RICHARDSON. K., ROCKSTRÖM, J. et al. (2015) Planetary Boundaries : guiding human development on a changin planet. Sciences 347 : 1259855.
WORLD ECONOMIC FORUM. Philippine de T’Serclaes. (2016). Business as usual won’t do : creating a world of green energy. Voir en ligne [Dernière consultation le 7 novembre 2017] https://www.weforum.org/agenda/2016/11/green-energy-climate-change/