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L’économie comportementale résoudra-t-elle tous nos problèmes ? Rationaliser l’irrationnel

L’économie comportementale résoudra-t-elle tous nos problèmes ? Rationaliser l’irrationnel. Photos de Thomas Taz Cecchelani

Thomas Cecchelani (artiste), Alexandre Glaser (rédacteur)

Comment expliquer que la gratuité des musées n’ait jamais réussi à effectivement réduire la fracture sociale en matière de pratiques culturelles ? C’est donc que les incitations monétaires ne constituent pas une solution suffisante à un problème que s’acharne à résoudre la République française depuis 1870. Pourquoi les individus n’épargneraient-ils pas, quand bien même ils en auraient les moyens et se trouveraient pourtant à moins de dix ans de la retraite ?  La crise des subprimes est-elle seulement la conséquence de l’effondrement du marché de l’immobilier américain et des opérations de titrisation ? L’économie orthodoxe1, qu’elle soit d’inspiration néoclassique, keynésienne ou monétariste, a longtemps tenu pour vrai un certain nombre de postulats parmi lesquels celui de la rationalité des agents économiques2. Par « souci de cohérence », dira Amartya Sen3, et parce qu’il permet l’élaboration de modèles micro/macroéconomiques lisibles et opératoires, le postulat de la rationalité des agents économiques a fait consensus. Seulement, nous n’agissons pas rationnellement : le calcul coût/avantage n’épuise pas l’explication des phénomènes économiques ou sociaux. C’est précisément sur cela que revient en premier lieu, depuis la fin des années 1970, l’économie comportementale. Consacrée récemment par l’obtention par Richard Thaler du prix Nobel d’économie 2017 pour sa « compréhension de la psychologie de l’économie », l’économie comportementale change-t-elle la donne ? Résoudra-t-elle tous les problèmes que l’économie traditionnelle échoue à penser ?

L’économie comportementale résoudra-t-elle tous nos problèmes ? Rationaliser l’irrationnel. Photos de Thomas Taz Cecchelani
Photoreportage à Londres de Thomas Taz Cecchelani.

Biais psychologiques et heuristiques : tout n’est pas rationnel 

Le point de départ de l’économie comportementale est la prise au sérieux de la complexité de la psychologie humaine, irréductible à une fonction d’utilité. Certes, les individus expriment bien des préférences mais toute action répond-elle d’une stricte maximisation personnelle selon la fonction d’utilité de l’agent et ses « préférences révélées4 » ? Ce n’est pas tant que l’économie comportementale refuserait, en bloc, les modèles de l’économie traditionnelle mais plutôt que son point de départ serait différent : ce qui doit retenir notre intérêt, selon les principes de l’économie comportementale, ce sont les comportements qui dévient systématiquement de ce que l’on aurait prédit. Dan Ariely5 parle de comportements « predictably irrationnal » pour caractériser cette déviation systématique : la prise de décision n’a pas, contrairement à ce que l’on aimerait penser, des fondements rationnels. La publication en 1979 de « Prospect Theory : an analysis of decision under risk » de Daniel Kahneman et Amos Tversky, qui a marqué à bien des égards la naissance de l’économie comportementale, mettait à nu un certain nombre de biais psychologiques, parmi lesquels deux peuvent retenir notre intérêt. D’abord, l’aversion au risque, aujourd’hui bien connue de tous, l’était moins en 1979 : l’économie traditionnelle nous enseignerait en effet qu’un parieur au casino, pourrait calculer mathématiquement ses pertes et ses gains et qu’au fond un gain de 1 000 € équivaudrait une perte de 1 000 €.

L’économie comportementale résoudra-t-elle tous nos problèmes ? Rationaliser l’irrationnel. Photos de Thomas Taz Cecchelani

Kahneman et Tversky pourtant mirent le doigt sur un phénomène bien curieux : nous valorisons doublement les pertes, de sorte qu’au niveau psychologique une perte de 50 n’est compensée que par un gain de 100. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette survalorisation des pertes induit un certain nombre de comportements qui, généralisés à l’échelle d’une population, peuvent devenir aisément problématiques.  S’ajoute à cela, expliquent-ils, le principe de sensibilité diminuante (« diminishing sensibility »), selon laquelle, plus les sommes impliquées sont élevées, moins les agents économiques en ont conscience – et notamment des pertes. Une perte de 200 € peut être vécue comme un traumatisme, une perte de 20 000 € moins. Transposée sur les marchés financiers, la généralisation de ces biais cognitifs peut aboutir à des phases de spéculation difficiles à anticiper – revente massive d’actifs sans raison, etc.  

Richard Thaler, reprenant une partie des acquis de Kahneman et Tversky, les a très largement formalisés (notamment l’aversion à la dépossession ou « endowment effect »), montrant leur possible incidence positive en matière de politique économique ou de politique publique.  

 

Tout paternalisme est-il condamnable ? Les politiques et le nudging 

L’économie comportementale résoudra-t-elle tous nos problèmes ? Rationaliser l’irrationnel. Photos de Thomas Taz Cecchelani

La liberté de choisir est-elle un bien en soi ? Faut-il la préserver à tout prix même si tout porte à croire que nous n’agissons pas dans notre intérêt ? L’économie traditionnelle répondrait par la positive. Plus exactement, elle ne se poserait pas nécessairement la question de savoir si les préférences révélées des agents seraient ce qui est dans leur meilleur intérêt et ce qu’ils veulent vraiment, les prenant pour acquises car déclarées comme vraies par l’agent économique en question. Considérant les plans de retraite aux États-Unis, Thaler a abouti à la conclusion que philosophiquement et économiquement le paternalisme n’était pas en soi problématique : de fait les gens n’épargnent pas, non pas parce qu’ils n’en auraient pas les moyens mais par “flemme”. L’engagement automatique par des systèmes d’opt-out (c’est-à-dire des systèmes dans lesquels, sans choix délibéré de l’individu indiquant qu’il se désengage du programme, il est effectivement impliqué et contribue mensuellement à son plan-retraite) constitue par exemple une solution paternaliste qui ne prive pourtant pas l’individu de sa liberté de choisir : un « paternalisme libertarien », dira Thaler6.

Plus encore, dans certains cas, les entreprises, la puissance publique, l’État en général, n’ont d’autre choix que de choisir. Contrairement à ce que voudrait un certain pan de la théorie économique libertarienne, « l’architecture du choix » est omniprésente, explique Thaler. Dans un célèbre article de 2003, « Libertarian Paternalism », il explique ainsi que le paternalisme est parfois inévitable : une cantine d’entreprise par exemple doit bien choisir une disposition pour ses rayons et plats : elle n’a pas d’autre choix que de disposer les différents plats dans différentes sections. Mettre le rayon « dessert » dans une section retranchée du restaurant pour inciter les consommateurs à ne pas en prendre, c’est en revanche faire un autre type de choix, que Thaler nomme « nudging », forme de dissuasion, d’orientation douce du choix des consommateurs avec pour finalité leur bien-être.

L’économie comportementale résoudra-t-elle tous nos problèmes ? Rationaliser l’irrationnel. Photos de Thomas Taz Cecchelani

Où se situe alors la distinction entre nudging et paternalisme agressif, limitant de fait le choix des consommateurs, leur prescrivant des manières de vivre ? Thaler admet qu’il faut un juste équilibre, l’objectif étant d’orienter positivement les choix, pour maximiser le bien-être général de la population, non de faire disparaître effectivement toute possibilité de choisir. Mettre les desserts dans un autre bâtiment, rendant les coûts de transaction bien trop importants à supporter ne relève plus du nudging mais bien d’un paternalisme qui in fine peut se révéler néfaste.

L’économie comportementale, si elle ne peut pas entièrement se passer de l’économie traditionnelle et si elle n’en a d’ailleurs pas l’intention, apporte effectivement des réponses décisives sur des problématiques jusqu’alors irrésolues. De facto, nous ne nous comportons pas exclusivement rationnellement. De facto, la construction de modèles économiques sur le fondement que nos actions sont parfaitement rationnelles et prévisibles prend le risque de la mécompréhension de certains phénomènes pourtant décisifs (les crises financières, les comportements des consommateurs, l’échec des politiques culturelles, etc.). Au total, ce que l’économie comportementale rend possible, ce n’est pas d’évincer l’économie traditionnelle mais d’apporter une vision alternative des mêmes problématiques. Résoudra-t-elle tous nos problèmes ? Certes non, mais ce n’est pas son intention, explique Thaler : elle rendra toutefois possible d’en élucider un certain nombre.

L’économie comportementale résoudra-t-elle tous nos problèmes ? Rationaliser l’irrationnel. Photos de Thomas Taz Cecchelani
  1. C’est-à-dire les courants de pensée économiques traditionnels
  2. Les agents économiques sont rationnels, maximisant leur bien-être selon leur fonction d’utilité.
  3. Amartya Sen, dans « Des idiots rationnels », Éthique et économie, Découverte/M.A.U.S.S, attaque très violemment le postulat de la rationalité économique, source d’erreur et de mécompréhension.
  4. Ce qu’exprimait entre autres la théorie des marginalistes comme Léon Walras, ou William Stanley Jevons qui mathématisait l’utilité marginale dans The Theory of political economy.
  5. Dan Ariely, professeur d’économie comportementale israélo-américain à l’Université de Duke, a publié Predictably Irrational en 2008.
  6. Dans Nudge – La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Vuibert, 2010.