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Sous le voile, le féminisme ?

Sous le voile, le féminisme ? Illustrations de Manor Askenazi.

Manor Askenazi (artiste), Iris Lambert (rédactrice)

Quel est le rapport entre l’affaire Weinstein et la révolte des foulards en Iran ? La prise de parole des femmes contre les violences et l’oppression dont elles sont les victimes, tant dans l’intimité qu’à l’échelle institutionnelle. Les termes des débats autour des agressions sexuelles, des libertés des femmes, de leur émancipation et de leur libération d’un patriarcat multimillénaire et toujours plus étouffant qu’il se fait insidieux, sont les mêmes que ceux qui ont agité la France autour de la controverse sur le port du voile. Que l’on se positionne pour le droit au port du voile ou catégoriquement contre, il semble difficile de situer ce débat sur l’échiquier politique actuel, car il s’agit en fait d’un débat transpartisan. « La difficulté à identifier les deux camps vient du fait qu’il n’y a pas d’une part les féministes ou les anti-féministes, les laïques et les non-laïques, d’un côté la gauche et de l’autre la droite », explique Philippe Marlière. Ce professeur de science politique à l’University College London enseigne un cours sur le Républicanisme français, et a bien voulu revenir sur les fondements idéologiques du débat sur le voile.

C’est en 1989 que les premiers cris d’orfraie visant le voile sont apparus, avec « l’affaire de Creil ». Trois jeunes filles se sont vu refuser l’accès à leur établissement après être arrivées voilées. L’idéal républicain est alors brandi face à ce qui est compris comme l’intrusion des particularismes de chacun dans l’espace public et laïc que constitue le système d’éducation à la française. L’école est vue comme un espace neutre, au sein duquel les élèves sont censés dépasser les traditions et les croyances inculquées dans la sphère privée, afin de pouvoir réfléchir rationnellement et loin de toute influence. C’est en substance ce qu’exprime un groupe d’intellectuels menés par Élisabeth Badinter au lendemain de l’épisode de Creil1. Cécile Laborde, professeure de philosophie politique, dénote que les partisans de cette vision stricte du rôle de l’école « attribuent sans réserve à l’état démocratique moderne une autorité paternaliste légitime, qu’ils considèrent comme étant, de manière inhérente, à la fois bienveillante et progressiste2 ». Dès le début donc, l’interdiction du voile, sous prétexte qu’il va à l’encontre du la conception de la laïcité incarnée dans la loi de 1905 qui sépare les sphères étatiques des sphères religieuses, est peu considérée. De fait, lorsque Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, saisit le Conseil d’État afin de raisonner sur la compatibilité entre voile et laïcité, ce dernier conclut que le port du voile n’est pas, stricto sensu, contraire à l’idéal laïque. De même, l’interdiction de la burqa repose sur un principe de sécurité, et non, comme de nombreux médias l’ont pourtant présenté, sur un principe de laïcité. « Dans tous les pays, les interactions entre personnes se font car on peut se voir, se jauger, observer les expressions faciales, et la question de la burqa est une question de sécurité, dans un contexte où l’on doit pouvoir connaître l’identité des personnes au cas où cela serait nécessaire », explique Philippe Marlière.

Au-delà d’un symbole d’appartenance religieuse dont ils estiment que la place ne se trouve pas dans l’enceinte de l’éducation républicaine, les opposants au port du voile considèrent également qu’il s’agit là de la marque d’une oppression patriarcale imposée aux femmes musulmanes contre leur gré.

Sous le voile, le féminisme ? Illustrations de Manor Askenazi.

Il existe de  nombreuses critiques à ces points de vue opposés au voile. Cécile Laborde pointe une certaine incohérence dans le discours. En effet, si le voile est intrinsèquement incompatible avec des critères de laïcité ou d’autonomie, pourquoi l’interdire uniquement dans les écoles3 ? Philippe Marlière explique que « le deuxième camp – bien que la division en deux camps soit largement réductrice – aboutit à un point de vue tout à fait asymétrique, en considérant que ce qui prime, ce n’est pas une certaine conception établie a priori de ce que sont la laïcité et les libertés des femmes, mais plutôt ce que les femmes elles-mêmes veulent ». En ce sens, cette deuxième position constitue une position hautement libérale : ce qui compte, ce sont les libertés privées, telles qu’elles sont énoncées par la Constitution française : la République française « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Dans la pratique, la loi de 2004 crée effectivement une discrimination, en empêchant certains citoyens de pratiquer librement leur foi. Le port du voile lui-même n’est pas explicitement interdit : est interdit « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». La différence de nature des symboles religieux selon les différentes religions implique que cette loi ne s’applique pas de manière égale entre tous. La croix catholique, généralement assez discrète, permet aux croyants catholiques de pratiquer leur foi librement, même dans les enceintes publiques ou l’école, car elle peut être facilement dissimulée sous un t-shirt ou une écharpe. Le voile en revanche est ostentatoire par nature. Aussi, la seule façon de le dissimuler est de l’enlever, et les jeunes filles musulmanes doivent faire face à un dilemme que les croyants d’autres religions peuvent éviter : pratiquer leur foi en accord avec les prescriptions de leur religion, ou avoir accès à l’éducation publique. Certains opposants au voile, comme Élisabeth Badinter, Laurence Rossignol, Nadia Hamour ou le collectif  « Femmes sans voile », estiment également que, bien que certaines femmes choisissent librement de porter le voile, l’influence masculine n’en est pas moins absente : elle se fait simplement de façon plus insidieuse, à travers la tradition, et ces femmes reproduisent malgré elles un certain modèle de domination patriarcale et obscurantiste. Cependant, Philippe Marlière indique qu’il s’agit là d’une interprétation peu plausible : « La contestation qui consiste à dire que les femmes musulmanes portent le voile à l’insu de leur plein gré et donc qu’il s’agit d’une influence inconsciente ne tient pas : à ce moment-là, toute pratique sociale est le fruit d’influences, d’environnement et de structures de toutes sortes. » Il serait donc incohérent de le reprocher à certaines sans reprocher à l’intégralité de la population diverses autres pratiques.

À l’extrême opposé du spectre du débat sur le voile se situent celles et ceux qui considèrent que le port du voile est, en soi, un acte de féminisme, d’auto-détermination. Les recherches de terrain menées par les sociologues Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar dans les années 1990 ou plus récemment par Agnès De Féo montrent que les jeunes filles et jeunes femmes interrogées choisissent de porter le voile pour des raisons variées, souvent de manière autonome, parfois à l’encontre de l’avis de leur parents. Certaines s’estiment de fait totalement féministes, car, dans une société ultra-sexualisée et où les femmes sont souvent les premières victimes de l’injonction de la séduction, le voile permet de contrôler ce qu’elles veulent montrer ou dissimuler de leur corps4. Cécile Laborde indique que finalement, dans une société où le voile est si controversé, le porter et s’exposer ainsi à de potentielles critiques constitue un acte de bravoure, d’affirmation concrète d’une individualité non-conformiste5. Agnès De Féo estime que « la vraie misogynie, c’est de dire que les femmes sont sous influence et de leur dénier leur libre-arbitre ». Rokhaya Diallo, journaliste et militante anti-raciste explique que « la régression ne réside pas dans le fait de porter le voile, mais dans celui d’imposer aux femmes une norme vestimentaire ». Rokhaya Diallo milite pour la dépolitisation du voile, estimant, comme l’explique Philippe Marlière, qu’’il faut « arrêter de politiser cette question, en ce sens que le port du voile devrait être vu comme un acte individuel, personnel, d’autonomie des femmes, de libre arbitre, au même titre qu’on s’habille comme on le souhaite ». En effet, les femmes qui portent le voile ne le font pas de manière militante et idéologique, mais comme un acte purement personnel. Caroline De Haas, qui rejoint pourtant Rokhaya Diallo sur l’idée que le port du voile est une liberté individuelle qui ne devrait pas être entravée par la loi, s’oppose dans un entretien au Inrocks à la dépolitisation du sujet. Le voile est un objet politique en ce qu’il est au centre d’un débat qu’il serait dommageable d’étouffer.

À la question de savoir si l’on peut logiquement militer pour le droit à porter le voile en France tout en soutenant les femmes iraniennes qui se battent pour avoir le droit de le retirer, Philippe Marlière est catégorique. Se faisant l’écho de la position dite « pro-choice » promue par Rokhaya Diallo, il explique que « l’on peut, de façon très cohérente avec le principe de l’autonomie des femmes et de leur liberté, à la fois soutenir les femmes qui ne veulent pas se soumettre à l’injonction du port du voile en Iran, et les femmes qui, volontairement, de façon autonome et libre, souhaitent le porter en France ».

Sous le voile, le féminisme ? Illustrations de Manor Askenazi.

Qu’ils soient en faveur du port du voile ou contre, il est intéressant de constater que les arguments des différentes parties du débat reposent tous sur une logique féministe. On combat le voile au nom de la lutte contre le patriarcat ou on milite pour afin de promouvoir les libertés individuelles des femmes. Finalement, serions-nous tous féministes ? Serait-ce là la grande victoire qu’il s’agit de célébrer, quelles que soient les opinions portées sur voile ? Malheureusement, la labellisation « féministe » à tout-va cache une réalité moins réjouissante, nous avertit Philippe Marlière : « Il y a beaucoup de féministes en parole, et ce qui compte, ce sont surtout les actes. » Ce discours progressiste sert de vernis à certaines personnes qui utilisent ce débat pour discriminer à la fois les femmes et les musulmanes. « Certains poursuivent un autre agenda que celui de la défense des femmes, et se découvrent soudainement féministes car cela leur permet de s’attaquer par un autre biais à l’islam. Ces soit-disant féministes paraissent bien inexistants lorsqu’il s’agit de s’attaquer véritablement aux inégalités économiques et aux actes de harcèlement », explique-t-il. Est-ce à dire que le débat sur le voile sert de garde-fou à des tendances plus controversées ? Pour de nombreux partisans du droit au port du voile, il s’agit là d’une évidence, ni plus ni moins de racisme piètrement déguisé, fruit d’une décolonisation mal digérée et de la confusion entre « arabe » et « musulman ». Un des symptômes de ce racisme refoulé s’incarne dans les mots. « On parle en effet de la difficulté à s’intégrer des immigrés et de leurs descendants, alors qu’il s’agit de jeunes qui sont déjà citoyens français, en vertu du droit du sol », s’étonne Philippe Marlière. Il y aurait donc certains citoyens qui seraient plus français que d’autres ? On sent toute la portée du problème, et combien celui-ci est litigieux. D’autre part, il faut observer les conséquences de l’interdiction du voile sur le climat social. « On est entrés, avec ce phénomène d’interdictions multiples, dans une espèce d’aura de suspicion, d’intolérance, de volonté d’uniformisation par la force des conduites, des goûts, des préférences et des croyances, ce qui va à l’encontre de la loi de 1905, qui est pourtant hautement libérale », dénonce Philippe Marlière.

Il existe une dernière ligne de démarcation dans ce débat qu’il s’agit de mentionner : les différentes générations. « Les féministes des années 1960 se sont battues pour gagner certains droits, et notamment pour celui de pouvoir se libérer des traditions vestimentaires, porter des mini-jupes, se couper les cheveux etc. Pour elles, le port du voile représente nécessairement une régression », explique Philippe Marlière. La nouvelle génération de féministes, pétrie de mondialisation et dont les identités ne semblent plus être restreintes à l’appartenance à une nation ou une entité culturelle, se montrent généralement plus critique et ne conçoit pas de raison valable d’interdire le voile tant que celui-ci est porté de manière autonome, à l’instar de Rokhaya Diallo. Peut-on dès lors envisager un apaisement du débat au fur et à mesure que la nouvelle génération prend le relais ? Potentiellement, mais Philippe Marlière nous avertit « qu’il ne faut pas faire l’erreur d’oublier que le climat médiatique actuel est saturé de propos simplistes et potentiellement dangereux », et que les différents agendas politiques peuvent être manipulables à une époque où la distinction droite-gauche sur l’échiquier politique ne rassemble plus autant que dans le passé. Et Philippe Marlière de conclure, en citant Gramsci : « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté. »

  1. https://www.laicite.fr/voile-profs-ne-capitulons-pas/
  2. écile Laborde, « Female Autonomy, Education and the Hijab », Critical Review of International Social and Political Philosophy,  – Cécile Laborde – 2006 – p.353.
  3. Cécile Laborde, « Female Autonomy, Education and the Hijab », Critical Review of International Social and Political Philosophy,  2006 – p.357.
  4. https://www.ft.com/video/5e13fefb-5e11-4325-bf51-89c5d27294db 6min 45.
  5. Cécile Laborde, « Female Autonomy, Education and the Hijab », Critical Review of International Social and Political Philosophy,  – Cécile Laborde – 2006 – p.361.