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La crise sans fin des minorités birmanes

Illustrations de Xavier Frederick sur la crise des minorités birmanes

Par Maxime Danielou (rédacteur) et Xavier Frederick (artiste)

Ces dernières années, deux sujets majeurs ont fait émerger la Birmanie dans l’actualité mondiale. Situé au carrefour de la Chine, de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est, le « pays aux mille pagodes » 1 est sorti en 2015 d’un demi-siècle de régime militaire au terme d’une pénible transition démocratique amorcée en 2011. Depuis l’été dernier, la Birmanie est remise sous le feu des projecteurs pour une raison autrement plus funeste. La crise de la minorité musulmane Rohingya dure depuis les années 1960, mais a atteint cette année une ampleur telle qu’elle a attisé la curiosité des médias du monde entier. Cette catastrophe humanitaire marquée par des massacres et un déplacement massif de population est l’énième expression de l’épineux rapport entre l’État birman et les nombreuses minorités ethniques héritées de l’Empire britannique. En 1948, l’administration coloniale laisse place à un État où plus d’un tiers de la population n’est pas issu de l’ethnie majoritaire Bamar 2 et marginalisé. Le pays échoue à trouver rapidement un accord entre les différentes ethnies et à s’entendre sur un modèle fédéral. L’instabilité qui succède à l’indépendance favorise la montée en puissance de la Tatmadaw (l’armée birmane) qui s’installe au pouvoir en 1962. S’appuyant sur la majorité bouddhiste Bamar, le régime militaire s’illustre par la répression des minorités ethniques et la mise en place d’une politique d’homogénéisation culturelle de la société : la « birmanisation ». S’étant organisés dès l’indépendance pour lutter contre toute tentation centralisatrice de l’État birman, les principaux groupes ethniques sont dès lors entrés en conflits armés avec le centre, offrant une légitimité nécessaire à la survie du régime militaire. À l’issue des premières élections libres de novembre 2015, le parti d’opposition historique – la Ligue Nationale pour la Démocratie d’Aung San Suu Kyi – est arrivé au pouvoir en Birmanie, suscitant l’espoir d’une normalisation des relations inter-ethniques. Le sursaut d’intensité que connaît la crise des Rohingyas depuis cet été a non seulement révélé la difficulté du pays à rompre avec plusieurs décennies de militarisme identitaire mais surtout une position ambiguë du nouveau gouvernement sur la question des minorités.

Illustrations de Xavier Frederick sur la crise des minorités birmanes
Rakshasa, le mangeur d'hommes. Illustrations de Xavier Frederick. L’utilisation d’entités folkloriques et mythologiques propres aux ethnies birmanes a pour but de mettre en lumière ces êtres maléfiques et leur violence, la même qui découle des luttes entre ces ethnies.

Diviser pour mieux régner

 

La gestion coloniale de la Birmanie, rattachée en 1886 à l’Empire des Indes britanniques, est à la base de la discorde entre la majorité Bamar et les minorités ethniques. Dans la plus pure tradition impériale du « diviser pour mieux régner », les Britanniques ont accordé une large autonomie aux groupes ethniques frontaliers afin de les fidéliser, tout en exerçant un contrôle direct sur le centre Bamar. Ainsi, lorsque ces derniers s’allièrent au Japon dans leur combat pour l’indépendance, de nombreuses minorités, dont les Rohingyas, prirent le parti de la puissance coloniale. Ces épisodes sont à l’origine d’un climat de défiance entre les Bamars et les principales minorités ethniques qui contribua à l’échec de la construction nationale.

Principal acteur de l’indépendance birmane, le général Aung San – père de la dirigeante actuelle – avait comprit que l’entente interethnique était un préalable incontournable à la stabilité du nouvel État. Représentant la majorité Bamar à la conférence de Panglong en 1947, Aung San réussit à obtenir la confiance de trois des minorités les plus importantes – Chin, Kachin et Shan – pour l’édification d’une Birmanie unifiée. Son assassinat, peu avant l’indépendance, mit fin à l’« esprit de Panglong »3 et à tout espoir de stabilité.  

Craignant pour leur identité religieuse et leur culture dans un système mis en place par la majorité Bamar, les groupes ethniques les plus importants formèrent, dès l’indépendance,  leurs propres forces armées clandestines, parfois supportées par les puissances frontalières. L’armée profita de l’inquiétude suscitée au sein de la majorité Bamar par le risque d’implosion pour s’emparer progressivement du pouvoir.

 

Un état de guerre civile permanent

 

Les deux régimes militaires qui se succèdent entre 1962 et 2011 ne font qu’accentuer la rupture entre le centre et la périphérie. La Tatmadaw se repose sur le nationalisme bamar et un bouddhisme instrumentalisé. Entamée durant la courte période parlementaire, la politique de « birmanisation » s’intensifie. Les principales caractéristiques culturelles de cette politique sont l’imposition de la langue birmane, la “birmanisation” des noms et l’interdiction des rites traditionnels. Ces attaques aux bases identitaires des minorités du pays s’accompagnent d’une tentative d’accaparement de tous les secteurs de l’économie par le pouvoir central. La « Voie birmane vers le socialisme » du général Ne Win résulte en une concentration des ressources entre les mains de la Tatmadaw, au détriment de l’ensemble de la population. Malgré une situation géographique avantageuse et un riche sous-sol, cette période bloque toute possibilité de développement dans une Asie du Sud-Est qui connaît pourtant un des plus fort taux de croissance de la fin du XXème siècle. Face à l’échec de ses politiques, le régime tire donc exclusivement sa légitimité des guerres incessantes qu’il mène contre les armées ethniques dont la détermination est renforcée par le risque de « birmanisation ».

L’instabilité chronique des marges du pays favorise l’essor du trafic de stupéfiants qui devient à son tour un sujet d’affrontement entre l’armée et les milices ethniques. Contrastant avec le reste des domaines économiques, la production d’opium connaît dès lors une hausse permanente et hisse la Birmanie au rang de deuxième producteur mondial, fournissant la majorité de la production du « Triangle d’or », une région montagneuse incluant également une partie du Laos et de la Thaïlande.

Malgré la signature de cessez-le-feu localisés, la diversité des fronts et des revendications des différents groupes ethniques qui peuvent être soutenus tant par la Chine que l’Inde ou la Thaïlande maintiennent le pays dans une situation de conflit civil permanent.

Illustrations de Xavier Frederick sur la crise des minorités birmanes
Rakshasa, le mangeur d'hommes. Illustrations de Xavier Frederick.

Bouddhisme et nationalisme

 

Les différents royaumes birmans qui précédent la période coloniale ont en commun la légitimation du pouvoir par la religion. Les valeurs bouddhiques sont très ancrées dans la société birmane traditionnelle et sont les vecteurs de tous les rapports sociaux. Seule institution traditionnelle à laquelle les britanniques n’osent s’attaquer, le Sangha – communauté des moines birmans –  était l’unique relais politique des birmans durant la colonisation. Alimentées par le rejet du colonialisme, les premières expressions du nationalisme birman sont intimement liées avec le fait religieux. S’inspirant dans certains cas du mouvement indépendantiste indien mené par Mohandas Gandhi et de ses méthodes de désobéissance civile non-violentes, d’autres moines n’hésitent pas à faire usage de la lutte armée face aux Britanniques. La fidélité des Hindous et des Musulmans envers l’administration coloniale sème au même moment les germes de la xénophobie, qui caractérisera par la suite certains comportements des nationalistes bouddhistes envers ces populations.  

 

Sortie en salle au printemps dernier, le dernier volet de la Trilogie du mal – Le Vénérable W. – révèle au spectateur une des conséquences les plus dramatiques de l’association entre le politique et le religieux en Birmanie. Si dans l’imaginaire collectif occidental, les préceptes du Bouddha renvoient couramment à une image de paix, le film de Barbet Schroeder ne montre que fanatisme et destruction. Le triste « héros » de ce documentaire – le bonze Ashin Wirathu – est célèbre pour ses prêches islamophobes, au cours desquels il appelle à « purifier » la Birmanie de sa population musulmane. Résultat de plusieurs décennies d’instrumentalisation par la junte qui associe bouddhisme et « birmanisation », le Sangha est aujourd’hui divisé entre des moines prônant une dépolitisation de la religion et la non-violence et les partisans d’un bouddhisme haineux, moteur du déchaînement de violence contre les Musulmans de l’Arakan.  

 

Double peine pour les Rohingyas

 

Minorité musulmane d’environ un million d’habitants vivant dans l’État de l’Arakan (ou Rakhine) à l’Ouest de la Birmanie, les Rohingyas sont un mélange d’autochtones et de populations importées en Birmanie durant la période coloniale. La démographie de l’Arakan, conquis en 1824, est bouleversée par l’immigration d’une main-d’oeuvre majoritairement musulmane depuis le Bengale oriental voisin, afin de développer la riziculture et les infrastructures maritimes. Associés à l’impérialisme britannique et stigmatisés pour leur religion, les Rohingyas sont mis à l’écart dès l’arrivée des militaires au pouvoir. Exclus des 135 ethnies officiellement reconnues par le régime en 1982, les Rohingyas deviennent apatrides dans leur propre pays et subissent dès lors des persécutions continues de la part du régime et de la population locale.

Les Arakanais bouddhistes, qui constituent la majorité de la population de l’Arakan, connaissent un déclassement économique particulièrement brutal après l’indépendance, accentué par la centralisation militaire. La part de population y vivant aujourd’hui sous le seuil de pauvreté est de 44%, contre moins moins de 25%4 pour le reste du pays. C’est dans ce contexte et avec l’appui de l’armée, que les Rohingyas sont devenus les bouc-émissaires des frustrations économiques et politiques des Arakanais. Les différentes vagues de violences entraînent des exils massifs vers le Bangladesh voisin où la pauvreté et la surpopulation ne permettent pas un accueil durable.

Illustrations de Xavier Frederick sur la crise des minorités birmanes
Le Garuda ailé, maléfique, représente l’espoir d’une réconciliation entre les communautés. Illustrations de Xavier Frederick.

La peur de l’islam radical qui s’est généralisée dans le monde entier après le 11 septembre 2001 a renforcé l’islamophobie existante et légitimé les discours extrémistes dans certains pays d’Asie du Sud-Est où se sont développés des mouvements bouddhistes radicaux comme le Ma Ba Tha du moine Wirathu en Birmanie ou le BBS au Sri-Lanka. Plus ou moins censurées sous le régime militaire, la libéralisation politique des dernières années a permis une popularisation de ces mouvances xénophobes. Victimes des exactions accrues de l’armée et de la population locale, les Rohingyas ont fini par organiser leur propre force armée. L’Arakan Rohingyas Salvation Army (ARSA), dirigée par des Rohingyas réfugiés en Arabie-Saoudite5 est à l’origine de la série d’attentat du 25 août 2017, qui a tué plusieurs militaires et un officiel birman. Venant conforter le discours associant l’islam au terrorisme, cette série d’attaques constitue le point de départ de la flambée de violence qui se poursuit depuis. Dénonçant une opération de « nettoyage ethnique », la communauté internationale s’interroge sur l’inaction du nouveau gouvernement démocrate.

 

L’encombrant héritage de la Ligue Nationale pour la Démocratie

 

Arrivée au pouvoir avec un programme de réconciliation nationale, la prix Nobel de la paix incarne l’espoir d’une pacification interethnique. Cependant, le gouvernement démocratique, élu en 2015, semble passif et même complaisant avec l’action des militaires. Les critiques fusent donc depuis quelques mois à l’encontre d’Aung San Suu Kyi, à qui certains souhaitent déjà retirer le prix Nobel6 . Fille du fondateur de la Tatmadaw et issue de l’ethnie Bamar, l’ethnie du parti qu’elle dirige, la « trahison » des principes des droits de l’homme par « la Dame de Rangoun » mérite pourtant d’être nuancée.  

Bien que la victoire aux premières élections démocratiques soit sans appel pour la Ligue Nationale pour la Démocratie – plus de 70% des voix -, le pays est encore loin de s’être émancipé de l’emprise militaire.

Craignant avec raison la débâcle électorale, la Tatmadaw a pris les précautions de se réserver les trois ministères clefs que sont l’Armée, l’Intérieur et les Affaires étrangères ainsi que 25% des sièges au parlement. De fait, ces ministères laissent à l’armée l’initiative de la politique des relations interethniques. Par conséquent, s’opposer frontalement à l’armée pourrait avoir des répercussions dramatiques comme la déclaration de l’état d’urgence, qui ramènerait le pays une décennie en arrière7 .

Dernier épisode de la crise des minorités birmanes, le drame Rohingya est la preuve que la transition démocratique peine à se mettre en place et que des changements plus profonds sont nécessaires. La défiance qui s’est installée au cours de sept décennies de conflits entre les Bamars et la multitude des groupes ethniques qui composent le pays ne saurait être dépassée sans un changement de constitution établissant les bases d’un État fédéral équitable. Le défi des démocrates est d’autant plus important que l’armée se battra sans doute jusqu’au bout pour sa survie politique, dont le fondement n’est autre que le conflit ethnique.

Illustrations de Xavier Frederick sur la crise des minorités birmanes
Le Djinn, esprit mesquin et trompeur. Illustrations de Xavier Frederick.
  1. Ce surnom fait référence à l’omniprésence des pagodes – lieu de culte bouddhiste – dans le pays et illustre l’importance du bouddhisme en Birmanie, ou plus de 90% de la population est pratiquante.
  2. Ethnie bouddhiste majoritaire en Birmanie qui constituait le royaume pré-colonial.
  3. Renaud Egreteau, Histoire de la Birmanie contemporaine : Le pays des prétoriens, 2010, Fayard, Paris, pp. 191-211.
  4. « Rohingyas, Birmans et Musulmans. » Le dessous des cartes, Arte, publié le 26 novembre 2017.
  5. « Myanmar: A New Muslim Insurgency in Rakhine State », International Crisis Group, rapport n°283, publié le 15/12/2016.       
  6. Lancée en Indonésie, une pétition réunit déjà un demi-million de signataires : https://www.change.org/p/take-back-aung-san-suu-kyi-s-nobel-peace-prize 
  7. Alexandra de Mersan, « Retour en Arakan ou comment comprendre la lente exclusion des Rohingyas », theconversation.com, publié le 14/09/2017