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Pourquoi parle-t-on toujours de l’Afrique en termes ethniques ?

Ethnie et journalisme : pourquoi parle-t-on toujours de l'Afrique en termes ethniques ? Illustrations de Xavier Frederick

Xavier Frederick (artiste), Jules Metge (rédacteur)

Tout commence par un petit test. Prenez votre moteur de recherche préféré, entrez-y l’adjectif « ethnique ». Pour accompagner ce dernier, vous avez le choix entre toutes les joyeuses nuances de l’affrontement : « rivalités », « luttes », « violences », « guerres »… L’algorithme remonte alors des milliers d’articles, de communiqués et dépêches. Mali, Congo, Soudan du Sud, Éthiopie, Syrie et Birmanie. En 2018, l’actualité réserve ces deux mots à une dizaine de pays.

Dans cette liste, les plus observateurs remarqueront que tous appartiennent aux pays dits « du Sud ». Et le plus fin des observateurs notera la surreprésentation des pays africains. Pourquoi parle-t-on toujours de l’Afrique en termes ethniques ?

 

L’ethnie, héritage d’une science coloniale

 

Pour exploiter un nouveau monde, il faut l’explorer. L’ethnologie, la science de l’ethnie, se développe au rythme des expéditions coloniales du XIXe siècle. L’adjectif « ethnique » apparaît en 1854 avec Arthur de Gobineau et son Essai sur l’inégalité des races humaines. Ce n’est déjà qu’un substitut de « race ».

Ethnie et race. Les deux mots révèlent la même volonté de classer et hiérarchiser les hommes. Pendant que les armées françaises commencent à envahir l’Afrique et l’Asie, les autorités militaires encouragent les études sur les populations locales et leurs rapports entre elles. Louis Faidherbe est le meilleur exemple de cette alliance entre le colonisateur et le scientifique. Ce commandant cherche à justifier la présence française en Afrique de l’Ouest : en s’appuyant sur des rapports et récits, il faut présenter l’histoire du continent comme une longue lutte entre les « races » qui la peuplent. Une longue lutte où les ethnies plus faibles continueront d’être soumises par les plus fortes, si la France n’intervient pas. Le long du fleuve Sénégal, Faidherbe et ses ethnologues opposent les sociétés rencontrées. Wolofes contre Sérères. Sérères et Wolofes contre Maures et Toucouleurs. Maures contre Toucouleurs. L’ethnologie fait de l’Afrique un vaste territoire soumis à la guerre et à la barbarie.

À partir des années 1910, les autorités de l’Afrique occidentale française (A.O.F) lancent la grande campagne de la « politique des races ». L’objectif assumé est « la dissociation des grands commandements indigènes en groupes ethniques autonomes ». En Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Dahomey, les lieutenants-gouverneurs produisent des études sur les territoires qu’ils contrôlent. Chaque sujet colonial doit correspondre à une case « ethnique » prédéfinie par le colon. Et si jamais un village échappe à une identification claire, tant pis, l’administrateur colonial force le trait : tout doit rentrer dans le tableau.

Alors que la réalité est un long dégradé de nuances, les institutions coloniales vont donc nommer les communautés, découper des ensembles pluriels en blocs homogènes. Ici, les villages Mossi. Là, le pays Dogon. Plus loin, le territoire Peul. Avec ses cartes, ses listes de recensement, ses pièces d’identité et ses rapports scientifiques, la colonisation a fixé dans la durée des catégories qui ne cessaient de changer.

Ethnie et journalisme : pourquoi parle-t-on toujours de l'Afrique en termes ethniques ? Illustrations de Xavier Frederick

« Les ethnies ont une histoire »

 

Prenons les Bambaras, aujourd’hui considérés comme l’ethnie majoritaire au Mali. « Bambara » était au XIXe siècle un terme polysémique : il désignait tour à tour le païen qui refuse la conversion à l’islam, le paysan, le savant attaché à la géomancie, voire le guerrier. On pouvait être bambara par son métier, sa religion, sa classe sociale et pas seulement par sa langue. On pouvait d’ailleurs être bambaras sans parler la même langue. Par les travaux des africanistes français1, le mot « bambara » va désigner exclusivement les locuteurs d’une seule langue. Le scientifique suit l’équation « une ethnie = une langue ».

 

Qu’est-ce qui fait une ethnie ? La langue ? Au Mali, les Dogons en ont quinze différentes. Le territoire ? Les Peuls s’étendent du Sahel jusqu’aux plaines du Cameroun. L’histoire ? Les Bambaras, Malinkés et Dioulas ont en mémoire un même empire.

 

Il n’est pas étonnant que le concept d’ethnie s’élabore aux XIX et XXe siècles, au moment où l’Europe voit le modèle de l’État-nation s’imposer. La France veut se définir par une langue, un espace, un récit, un héritage, des valeurs. On projette ces mêmes critères sur l’Afrique, mais pour dévaloriser le continent on parle d’ethnie. Dans les sciences humaines, la définition de l’ethnie n’est souvent que celle d’un « État-nation au rabais ».

 

La formule vient de Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, deux historiens connus pour avoir publié dans les années 1980 Au coeur de l’ethnie.  Un nouvel impératif secouait alors le monde des sciences sociales : déconstruire l’ethnie. L’ouvrage explique la formation des ethnies, ces « productions historiques ». Pour ses auteurs, il ne s’agit évidemment pas de nier l’ethnie, puisque les communautés africaines se revendiquent aujourd’hui Oromos, Zulus,  etc. Il faut simplement montrer que les ethnies ont une histoire. Que le sentiment d’appartenance à un groupe se fait et se défait. Et que, jamais, la formation de ces identités ne remonte à une lointaine nuit des temps.

 

Le Rwanda : l’invention de l’ethnie

 

Le Rwanda comme un cauchemar. Dans les années 1990, la violence entre les deux grandes ethnies du pays atteint son paroxysme. Indicible. Les massacres obligent historiens et anthropologues à revenir avec douleur sur les travaux de leurs prédécesseurs. Comment un peuple habitant le même pays, parlant la même langue et partageant la même histoire a-t-il pu se diviser en deux ?

Ce processus commence un siècle plus tôt, avec l’arrivée des premiers explorateurs et missionnaires européens dans la région des Grands Lacs. À l’époque, Tutsis et Hutus marquent seulement des différences de métier : les premiers sont des éleveurs, les seconds des agriculteurs. Le pouvoir est cependant concentré de fait par les Tutsis, puisque les familles pastorales les plus puissantes tiennent la plupart des chefferies. Mais la mobilité sociale est possible : on peut passer d’agriculteur à éleveur, et donc de Hutu à Tutsi.

 

Les premières descriptions du royaume rwandais faites par les Européens veulent expliquer la domination d’une élite princière. Elles attribuent aux Tutsis une origine lointaine et prestigieuse : ils seraient venus des terres du Nil ou de Judée pour conquérir et asservir un peuple d’agriculteurs. Ce qui était jusque-là une distinction de classe sociale se transforme alors en une différence d’origine. En écrivant l’histoire du Rwanda, les Européens ont créé deux ethnies. Deux identités qui finirent pas être récupérées, appropriées.

 

Les conflits « ethniques » : une fausse lecture

 

Aujourd’hui, les historiens ont évacué l’explication du « tout colonial ». Le découpage ethnique réalisé par les administrateurs coloniaux reposait en partie sur les propres représentations des populations. Déjà, des groupes s’identifiaient par opposition à d’autres. « Les Maures s’appelaient eux-mêmes “Blancs” (bidan) et se considéraient comme supérieurs aux “Noirs” (sudan). Les Français eurent tendance à avaliser ces constructions d’identité et de supériorités raciales », cite comme exemple David Robinson, historien de l’Afrique précoloniale2.

 

On assiste ainsi à la réappropriation de l’ethnie, qui représente une des nombreuses facettes de l’identité. L’individu est au croisement de plusieurs définitions qu’il se choisit ou que les autres lui assignent, de son sexe, classe sociale, ethnie, de son appartenance politique… L’ethnicité est un ressort qui mobilise les foules. Durant les périodes d’élections, elle permet aux politiques de définir une clientèle. Mais derrière le « conflit ethnique », il y a toujours une lutte pour l’accès aux ressources naturelles, politiques ou économiques.

 

Amselle et M’Bokolo, au début des années 1980, dénonçaient déjà « une vulgate journalistique qui consistait et qui consiste toujours à rendre compte d’un événement quelconque se produisant sur le continent africain en termes de “conflit tribal” ou de “lutte ethnique” renvoyant à une sorte de sauvagerie essentielle ».

 

Aujourd’hui, l’agence Reuters peut encore titrer une de ses dépêches « Violences ethniques en République démocratique du Congo, 22 morts », le journal Le Figaro « L’Est de l’Ethiopie secoué par des rivalités ethniques »… Les véritables causes du conflit – l’accès aux ressources ou la rébellion contre le gouvernement – ne sont explicitées que dans le corps de l’article. Qui aujourd’hui pourrait traiter les événements corses ou catalans comme des conflits ethniques ?

 

La frontière et l’ethnie

 

Paradoxalement, cette lecture « ethniciste » hante les discours anticoloniaux. On fait des frontières coloniales la cause de l’instabilité politique actuelle. Arbitraires, coups de crayon portés sur des cartes dans les salons européens de 1884, ces frontières nieraient les réalités ethniques. Sous-entendu : les colons auraient divisé entre plusieurs pays des groupes inséparables et auraient réuni au sein d’un autre des groupes irréconciliables.

 

Ce nouvel essentialisme nie qu’au sein d’un même espace puissent exister plusieurs langues, plusieurs religions, plusieurs cultures. La grande historienne de l’Afrique Catherine Coquery-Vidrovitch met en garde contre cette obsession de la frontière et de l’ethnie : « Aucun obstacle géographique n’est insurmontable. La question ici n’est pas une question d’espace, mais une question de temps, donc d’histoire : on ne crée pas un espace national en une ou deux générations. »

Ethnie et journalisme : pourquoi parle-t-on toujours de l'Afrique en termes ethniques ? Illustrations de Xavier Frederick
Ethnie et journalisme : pourquoi parle-t-on toujours de l'Afrique en termes ethniques ? Illustrations de Xavier Frederick
  1. Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, sous la direction de Jean-Loup Amselle et Elikia M’bokolo La Découverte, 1985.
  2. Les ethnies ont une histoire, sous la direction de Jean-Pierre Chrétien et Gérard Prunier, Karthala, 1989.

 

« Frontières africaines et mondialisation », Catherine Coquery-Vidrovitch, Histoire@Politique, n°12, 2/2012.

Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, David Robinson, Karthala, 2004.