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Oscars : le cinéma existentiel de Christopher Nolan

Le cinéma existentiel de Nolan. Christopher Nolan, aux portes des Oscars ce mois de mars 2018 avec Dunkerque.

Manor Askenazi (artiste), Ugo Batini (Rédacteur)

Avec 8 nominations aux Oscars, dont celui tant convoité de meilleur film, C. Nolan est en passe de gagner la reconnaissance académique qui lui avait échappé jusqu’alors. En effet, entachée par la tragédie d’Aurora, sa trilogie Batman n’avait pu  lors de la sortie de The Dark Knight Rises (2012) obtenir la célèbre récompense.  Film après film, C. Nolan a su pourtant s’imposer comme un auteur singulier de l’industrie cinématographique par son immense pouvoir de réconciliation. Créateur incontesté de blockbusters aux yeux du grand public – la trilogie Batman, Inception (2010) ou Interstellar (2014), il a su aussi bénéficier d’un succès critique qui dépasse la simple estime d’un début réussi : Following (1998) puis surtout Memento en 2000. Si cet oeucuménisme peut très vite sembler suspect aux yeux de certains cinéphiles, il reste à mettre en avant les ressorts d’une œuvre qui n’en est pas moins marquante. Pour beaucoup, Nolan est un petit maître malin qui arrive à chacun de ses films à séduire grâce à des « trucs » efficaces. Cependant ne faut-il pas voir dans son œuvre une cohérence plus globale qui en ferait un art autant expérimental que commercial ? Le succès de Dunkerque (2017) interroge sur un cinéma qui, tout en étant à la fois populaire et exigeant, semble prendre sa source aux origines du 7e art.

 

 

 

Inception : la vie est un songe

 

Le film Inception (2010) fonctionne comme une forme d’archétype du cinéma nolanien en tant qu’il est celui qui met le mieux en avant cette logique du « truc » qui fait à la fois la force et la faiblesse d’un tel cinéma. Il est donc logique de partir de lui afin de déconstruire l’effet principal sur lequel il repose. L’intérêt majeur de ce film tient peut-être dans le fait qu’il fait proprement ce qu’il annonce : une « inception ».

Revenons sur le film pour donner tous les éléments du problème. Voici le pitch :

« Dom Cobb est un voleur expérimenté – le meilleur qui soit dans l’art périlleux de l’extraction : sa spécialité consiste à s’approprier les secrets les plus précieux d’un individu, enfouis au plus profond de son subconscient, pendant qu’il rêve et que son esprit est particulièrement vulnérable. Très recherché pour ses talents dans l’univers trouble de l’espionnage industriel, Cobb est aussi devenu un fugitif traqué dans le monde entier qui a perdu tout ce qui lui est cher. Mais une ultime mission pourrait lui permettre de retrouver sa vie d’avant – à condition qu’il puisse accomplir l’impossible : l’inception. Au lieu de subtiliser un rêve, Cobb et son équipe doivent faire l’inverse : implanter une idée dans l’esprit d’un individu. »

Une grande partie de l’intérêt du film pour le spectateur repose sur une interrogation simple : Cobb est-il ou non retourné dans la réalité ? Une fois la question posée à la fin de la séance, le spectateur se sent malin et rassemble rapidement tous les éléments qui semblent confirmer son hypothèse. Chacun se retrouve alors capable de débiter des théories sur l’espace/temps et les rêves au kilomètre comme s’il finissait tout juste une soutenance de thèse sur les mondes quantiques. Interstellar (2014) reprend un peu le même ressort et a donné lieu lui aussi à un foisonnement d’articles sur l’astrophysique pour que chacun se fasse une idée des implications réelles de l’histoire.

L’inception de Nolan repose précisément sur les séquences explicatives du film qui ponctuent les scènes d’actions. Le soubassement théorique constitue finalement la ligne narrative du récit et sert simplement à fournir, à la toute fin, une explication toute prête au spectateur tout fier d’avoir su délier l’intrigue. Ce sursaut d’orgueil est simplement suscité par la scène coupée de la toupie qui ne permet pas de trancher, et qui invite donc le sujet de l’inception à finir dans sa tête le mouvement et, par là, à donner un sens complet au film. Le spectateur occupe la place de l’architecte figurée à l’écran par le personnage d’Ariane (symbole mythologique transparent puisqu’il s’agit bien de la même qui permet grâce à un fil de sortir du labyrinthe). C’est donc à lui de tisser le fil qui permet une sortie hors de l’intrigue. La métaphore du germe qui sert à développer le sens d’une inception tout au long du film se retrouve fonctionner ici en acte puisque le spectateur fait une grande partie du travail de conception à partir de la séquence finale avortée.

Le problème c’est que si l’on prend au sérieux l’histoire en elle-même, et non sa théorie, l’enchaînement du récit est mis en difficulté précisément par les éléments qui doivent lui permettre de surmonter les paradoxes. En premier lieu intervient ici l’utilisation des fameux totems. Tout le film laisse entendre que la toupie de Cobb est son totem ; cependant une scène très claire insiste lourdement sur le fait qu’il est celui de Mallorie (sa femme). Celui-ci le subtilise dans la maison de poupée de son enfance entreposée dans le monde qu’ils ont créé pour prolonger leur amour. En réalité si l’on revient aux explications théoriques on sait que se saisir d’un totem dans un rêve n’a que peu de sens car il est doté de qualités que seul son possesseur connaît ce qui n’est pas le cas par contre si on le subtilise dans la réalité. En parallèle, le film multiplie les cadrages sur son alliance qui fonctionnerait à certains niveaux du rêve comme un totem. Ainsi, lors des scènes d’extraction, elle est toujours présente à sa main gauche, ce qui n’est plus le cas dans la supposée réalité. Les exemples et fausses pistes de ce genre se multiplient dans le film, de telle sorte qu’au fil des visionnages il est possible de recombiner dans d’autres sens les scènes narratives. Il devient alors aisé de démultiplier les histoires dont la plus intéressante est peut-être celle qui suppose que c’est bien Mallorie qui a raison en voulant à tout prix sortir d’une illusion que Cobb – mais aussi maintenant le spectateur – prend pour le réel.

Memento : la genèse d’un procédé

Le cinéma existentiel de Nolan. Christopher Nolan, aux portes des Oscars ce mois de mars 2018 avec Dunkerque.
Gravures de Manor Askenazi. Le cinéma existentiel de Nolan.

Loin d’être un coup isolé, le cinéma de Nolan tout entier repose sur la volonté de faire vivre au spectateur le ressort du film en passant ainsi, non plus à une 3D qu’il refuse, mais à une 4D existentielle ou un cinéma du vécu.

Following (1998) contient déjà des éléments de ce type mais ne possède pas l’aboutissement des autres films. Il reste une pièce maîtresse de l’univers du cinéaste puisqu’il livre des personnages comme Cobb mais aussi des éléments structurels de son œuvre comme la narration non-chronologique. C’est Memento (2000) qui constitue le premier maillon de ce cinéma expérimental au sens propre même si le procédé est principalement lié à des ressorts de mise en scène et de montage. La construction rétrospective de l’histoire liée à la mise en forme du film (qui est comme monté à l’envers) place le spectateur un peu dans la même situation que son héros Léonard en lui faisant expérimenter les désagréments de son trouble : la perte d’une mémoire immédiate. La narration inversée permet de rendre tangible le déroulement amnésique que subit le personnage. Là encore on est indéniablement du côté du malin et l’on retrouve cette idée d’un cinéma de l’expérience où le plus important n’est pas tant l’intrigue que le ressenti. Cela est mis parfaitement en valeur par la révélation finale du film qui n’est finalement pas plus creusée que cela. D’ailleurs l’intrigue redémarre pour le personnage un peu comme si de rien n’était.

 

Le prestige : le film manifeste

 

Si l’on décide de prendre comme fil directeur cette intention d’un cinéma illusionniste, il devient clair que le film manifeste est Le prestige (2006).

Le film s’ouvre et se clôt sur la description de l’essence d’un tour de magie réussi. Celui-ci se décompose en trois actes : la promesse (où l’on annonce ce qui doit se passer), le tour (qui contient précisément le truc) et enfin le prestige qui est la réalisation de la promesse et qui se solde souvent par la réapparition d’un élément disparu. Le film s’acharne à mettre en œuvre cette théorisation en la faisant jouer en miroir à de nombreux niveaux de l’intrigue pour finir par faire du film lui-même un tour réussi.

Nous retrouvons la plupart des procédés des autres films avec en particulier une structure de narration non linéaire et la volonté via une double narration de perdre le point de vue du spectateur – une technique de distraction centrale du deuxième moment des tours de magie – afin qu’il adhère pleinement à tous les moments du film sans chercher à s’incarner dans un des deux héros.

Le cinéma existentiel de Nolan. Christopher Nolan, aux portes des Oscars ce mois de mars 2018 avec Dunkerque.

Là encore le pitch est simple :

« Londres, au début du siècle dernier…

Robert Angier et Alfred Borden sont deux magiciens surdoués, promis dès leur plus jeune âge à un glorieux avenir. Une compétition amicale les oppose d’abord l’un à l’autre, mais l’émulation tourne vite à la jalousie, puis à la haine. Devenus de farouches ennemis, les deux rivaux vont s’efforcer de se détruire l’un l’autre en usant des plus noirs secrets de leur art. »

En réalité derrière le récit c’est toute une théorisation de son art que met en place Nolan et il est clair que c’est par cette voie là qu’il dépasse de loin le roman homonyme de Christopher Priest.

Tout d’abord derrière cette histoire de rivalité se cache le motif du double qui va au sens propre irriguer tout le film au point que l’explication initiale de l’essence d’un tour de magie recèle lorsqu’elle est bien comprise la clef de tout le film dans sa globalité mais aussi de chaque scène, le motif allant s’épuiser à l’infini comme dans un dessin d’Escher. Ce n’est donc pas un hasard si la scène d’ouverture sera répétée à la toute fin du film en y imbriquant les éléments du récit qui participent justement à faire du film un tour complet. Le but ici sera évidemment de montrer que ce ressort magique est aussi l’élément moteur de toute sa filmographie et peut-être même de ce qu’est pour lui le cinéma retrouvant ainsi son origine foraine.

Mais avant d’en arriver là, il est intéressant de se placer au plus près de ce film explicatif afin de voir comment peu à peu les motifs s’enchâssent les uns dans les autres.

Nous retrouvons tout au long du film le tour classique de la disparition d’un oiseau. Ce tour constitue l’occurrence originale mais aussi finale du film. Elle encadre le récit et en se répétant nous livre deux fois sa solution. Car ici le but n’est pas comme dans Inception de laisser le spectateur fasciné par « le prestige » mais bien une fois pour toute de livrer « le truc » au risque d’ailleurs, comme le rappelle de nombreuses fois Borden (le plus sombre des deux magiciens), de décevoir. Ce dernier insiste sur ce point lorsqu’il livre à sa fille l’ultime conseil d’un véritable magicien : « Le secret n’intéresse personne, c’est le tour qui compte. » C’est précisément ce dont prendra acte Nolan pour Inception puisqu’il ne livrera pas son secret et fera tourner à vide le film autour d’un simple « truc ». Il y a fort à parier que la matrice de ses prochains films reprenne cet élément-clé du succès (à commencer par la trilogie Batman qui se clôt sur un procédé du même genre même s’il est plus décevant, mais là encore la dimension de commande n’est pas à négliger).

Ce tour est répété environ quatre fois dans sa version la plus classique et deux fois dans une version améliorée qui permet à l’oiseau de rester en vie. En effet, cette célèbre illusion n’est pas sans cruauté puisqu’elle implique le massacre de l’un des deux volatiles. Lorsque la cage s’écrase dans la table elle broie l’oiseau et le magicien fait réapparaître un oiseau identique. Cette dimension de sacrifice nécessaire à une illusion réussie est le moteur du film mais aussi de la psychologie des deux personnages principaux – l’un étant prêt à faire ce sacrifice sans discuter alors que l’autre prendra du temps avant d’y consentir. À la fin d’ailleurs, comme une excuse, Robert Angier le dira clairement : « je devais me salir les mains. »

Or lors de l’une des présentations de ce tour au début du film un enfant ne se fait pas duper et se met à pleurer en criant devant l’oiseau que le magicien lui tend : « Il est où son frère ? » Dès cet instant, il devient clair que Nolan a achevé le moment de la promesse et déjà révélé le truc qui sera au cœur de la deuxième partie du film et du tour qui constitue, là encore au sens propre, son exécution. Le tour des oiseaux disparaît alors un moment au profit du tour de la discorde entre les deux magiciens qui sera nommé : l’homme transporté. Celui-ci connaît aussi deux versions une simple et directe et une autre plus sophistiquée qui fera basculer le film dans la science-fiction.

Le monde comme volonté et comme illusion

Le cinéma existentiel de Nolan. Christopher Nolan, aux portes des Oscars ce mois de mars 2018 avec Dunkerque

« Il est où son frère ? » – cette sentence lapidaire révèle surtout dès le début la clef du célèbre tour de Borden mais aussi du film tout entier montrant ainsi clairement que les deux s’assimilent dans l’esprit du réalisateur.

Cette superposition volontaire et la multiplication des doubles (magiciens, frères, femmes, journaux intimes…) nous livrent par-delà le procédé le but recherché par un tel spectacle. Car, dans cette quête de l’illusion, c’est l’essence même du spectacle que Nolan veut déployer. Il cherche à donner à voir quelque chose. La scène finale devient alors dans la bouche d’Angier le manifeste même du cinéma de Nolan mais aussi de ce que doit être, pour lui, le 7e art.

Borden : Vous avez dépensé une fortune. Fait des choses terribles. Des choses vraiment terribles. Tout ça pour rien.

 

Angier : Pour rien ? Vous n’avez jamais compris pourquoi on faisait ça ? Le public sait la vérité. Le monde est simple… dérisoire… d’un seul bloc. Mais si on arrive à les berner, même une seule seconde, si on arrive à les émerveiller, il nous est donné de voir une chose extraordinaire. Vous ne savez vraiment pas ? C’était dans leur regard.

Le cinéma apparaît alors non pas comme un art de la beauté mais une technique de l’illusion. Celle-ci n’est pas simplement un moyen elle est la fin de cet art qui vise à nous divertir de la tristesse de notre monde. C’est un art visuel qui cherche donc à voiler ce regard pour le berner et l’amener à oublier ce qu’il voit quotidiennement. La magie fait exister cette présence de l’irréel, l’espace de l’étonnement de la réussite d’un tour, au moment précis du prestige. Nolan utilise tous les ressorts de son cinéma pour prolonger ce regard et le faire durer le temps d’une séance voire plus comme dans le cas d’Inception où le spectateur tout heureux d’avoir été abusé cherche encore et encore à démêler les fils de l’histoire. Il n’est peut-être pas si important que ce fil n’existe pas, l’essentiel étant qu’il nous mène non pas en dehors d’un supposé labyrinthe mais au plus profond de son cœur pour nous y perdre et avec nous occulter notre monde.

Cette clef s’applique à la filmographie de Nolan et fonctionne comme programme à ce que doit être le cinéma : non pas un art mais un divertissement au sens le plus profond et pessimiste du terme. L’œuvre actuelle du réalisateur peut alors se relire à la façon des narrations non-chronologiques qu’il affectionne tant : Inception révèle un truc qui met en évidence ses deux premiers films Following et Memento appelant alors inéluctablement une résolution que nous livre comme un manifeste Le Prestige. Cette machinerie est nécessaire pour générer l’illusion recherchée. Il faut donc un peu comme dans un tour détourner non pas le regard mais la vie même de celui qui regarde. Nolan prend à rebours la pensée schopenhauerienne de l’art en faisant de ce dernier le contraire d’une révélation : une dissimulation. Le plaisir tragique du spectateur n’est pas lié à une connaissance désintéressée de ce que le monde est réellement. Il est désormais lié au plaisir de l’illusion consentie et volontaire. Cette participation active du spectateur au mensonge est d’ailleurs explicitement soulignée par Angier lors de sa rencontre avec le constructeur de sa machine Tesla (impeccable D. Bowie) :

Tesla : Si je vous fais cette machine, direz vous qu’elle produit une simple illusion ?

 

Angier : Si le public croyait à ce que je fais sur scène, faute d’applaudir, il hurlerait.

Il s’agit bien de créer une illusion, un mensonge auquel participe bien volontiers le spectateur. Celui-ci ne veut plus voir ce qu’il connaît déjà inconsciemment mais cherche au contraire à fermer les yeux pour les ouvrir un instant sur un espace imaginaire (et donc fictif), non pas source cette fois-ci de souffrance comme dans le monde que nous décrit Schopenhauer, mais d’un plaisir que séance après séance le cinéaste cherche à ressusciter et à prolonger bien au-delà de la scène. Ainsi finalement ce n’est pas tant  l’utilisation de ces « trucs » qui font de Nolan un très bon cinéaste de genre mais plus la direction qu’il prend, sa volonté d’enchantement qui peut lui conférer une stature par-delà les succès commerciaux en livrant le spectateur après l’illusion à la réflexion.
Le dernier long métrage Dunkerque aurait pu faire démentir cette dimension illusionniste en se focalisant sur la réalité historique et pourtant, il semblerait que c’est à un niveau de maîtrise supérieur que Nolan tente son projet d’immersion. Vendant lui-même à la Warner sa volonté de produire « une réalité virtuelle sans casque », Nolan affine le versant technique, et non plus scénaristique, de son projet illusionniste. Le montage apparaît alors comme une nouvelle matrice essentielle. En alternant trois unités de lieu et de temps dans une forme de montage asynchrone, Nolan ne produit pas un film linéaire mais reconstruit un instant brut. Il a donc raison de souligner qu’il ne propose pas un film de guerre mais un véritable « survival » puisque cette superposition d’espace-temps projette comme dans une peinture cubiste ou à la façon du nouveau roman une nouvelle forme de réalité qui n’est pas tant perçue que vécue par le spectateur.