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Le management est-il une science des temps modernes ?

Le management est-il une science des temps modernes ? Photos de Pauline Gouablin

Pauline Gouablin (photographe), Clément Reuland (rédacteur)

 

Discipline aux multiples facettes, réalité pratiquée au quotidien par dirigeants et employés, le management est aussi omniprésent que difficilement définissable : a-t-on affaire à une science ? Une pratique ? Une technique ? Analyse d’un phénomène socio-économique qui nous concerne tous.

« Le management n’est assurément pas une “science”, dans le sens où le mot “science” est utilisé dans les pays anglophones. Il est tout aussi peu un “art”. Il est une Pratique. » Figure reconnue de la recherche en gestion, au point d’être surnommé « le Pape du Management », Peter Drucker livre ici un verdict sans ambages, dont l’autorité s’enracine dans une opinion largement partagée : les managers, au moment de décider et d’agir, s’appuient moins sur une science théorique que sur un savoir-faire pratique, alimenté par leur expérience personnelle. Le jugement de Drucker est donc certes susceptible d’emporter une certaine adhésion ; pour autant, l’assertivité avec laquelle il est catégoriquement asséné peut laisser perplexe.

Car sous son nom unique et fédérateur, le management désigne en réalité un ensemble bigarré de pratiques et de disciplines variées ; si bien que considérer qu’elles relèvent toutes soi-disant d’un même genre de théorie, et de ce fait leur dénier d’un même geste le statut de science, en décrétant que la stratégie et le contrôle de gestion ont aussi peu à y prétendre que la gestion des ressources humaines ou la finance d’entreprise, peut sembler – sans examen du moins – quelque peu aventureux. Entré dans l’ère de ce que la philosophe Barbara Cassin appelle le « tout-évaluation », le management tend à se doter de moyens sans cesse plus objectifs, qui l’amèneraient à se rapprocher du formalisme scientifique. Mais alors, le management est-il une science, ou peut-il le devenir ?

 

Le management, une ambition scientifique originelle problématique

 

Telle était en tout cas l’ambition de ceux que l’histoire a reconnus a posteriori comme les « pères fondateurs » du management, au premier rang desquels Frederick W. Taylor. Fondant ses théories sur son observation méticuleuse des ouvriers dans les aciéries de Midvale (Utah), l’ingénieur américain donne en effet naissance à partir de 1911 à la doctrine du « management scientifique », qui se présente comme une optimisation de l’efficacité industrielle, notamment via une lutte systématique contre l’oisiveté au travail. Il en découle l’élaboration du fameux « one best way » taylorien, qui cherche à retranscrire dans des axiomes intangibles les méthodes de travail idéales que les directeurs d’usine doivent inculquer à leurs employés. Positivistes, objectivistes, se voulant moralement neutres, les principes du management taylorien se réclament ainsi explicitement du modèle des sciences de la nature : physique, géométrie, chimie, astronomie, biologie, etc.

Pour autant, le management « n’a ni les moyens conceptuels de cette auto-affirmation, ni la capacité de démontrer sa théorie », écrit le professeur à ESCP Europe Ghislain Deslandes. Car l’assimilation épistémologique du management aux sciences physiques, en d’autres termes l’hypothèse que tous deux relèveraient du même genre de science, repose sur un présupposé lourd, intenable à l’épreuve des faits. Ce postulat est synthétisé par le professeur Jean-Philippe Bouilloud à propos du cas précis de la stratégie : « Considérer qu’il existe des lois stratégiques qui ne demandent qu’à être découvertes, et par les méthodes des sciences de la nature (induction-déduction), c’est en effet supposer que les entreprises sont des acteurs aussi prévisibles pour la gestion que l’est la matière pour la physique. »

 

Le management est trop incertain pour être une science de la nature…

 

En d’autres termes, c’est l’incertitude et l’imprédictibilité de droit des faits managériaux qui disqualifient toute prétention de la stratégie, et avec elle du management dans son ensemble, à reproduire à l’identique le schéma théorique des sciences de la nature. C’est ainsi que même dans le domaine financier, pourtant sans doute formellement le plus proche de la certitude mathématique parmi les disciplines de gestion, toute valeur boursière n’en demeure pas moins soumise à des aléas liés à l’environnement économique et à la communauté des acteurs financiers ; c’est même précisément ce risque systémique que rémunèrent les investisseurs.

En un mot, l’hétérogénéité des objets auxquels s’intéressent les sciences de la nature et le management requiert des niveaux de certitude différents dans l’un et l’autre cas. Taylor lui-même est d’ailleurs bien conscient de cet écueil, mais peu lui importe : la référence aux sciences physiques est d’abord mobilisée à titre d’exigence intellectuelle ; elle fonctionne comme un idéal dont les managers doivent désormais s’inspirer pour mettre à distance les travers de la gestion traditionnelle pratiquée alors. Autrement dit, qu’il soit chimérique ne diminue en rien la pertinence de ce modèle, du moment qu’il demeure une visée dont on peut se rapprocher sans l’atteindre. Ce dont le management scientifique veut se faire l’initiateur à l’orée du XXe siècle, c’est avant tout un changement d’état d’esprit qui, comme le montre le docteur en économie Thibault Le Texier, imprègne encore largement les pratiques managériales actuelles : alors que la prudence empirique et la gestion paternaliste prévalaient avant Taylor, faisant notamment droit à l’arbitraire et à l’instinct, c’est désormais l’efficacité rationnellement maximisée et objectivement déterminée qui doit primer, indépendamment de toute bagatelle morale ou historique qui viendrait troubler la mesure du mérite individuel.

Le management est-il une science des temps modernes ?

… Mais ce n’est pas parce que le management est incertain qu’il n’est pas une science tout court  

 

Cependant, une fois récusé le modèle des sciences physiques, tout au moins relégué au rang d’idéal visé mais inatteignable, l’hypothèse d’une science managériale n’en est pourtant pas invalidée – sinon à réduire abusivement le champ des sciences aux seules sciences de la nature. Au contraire, un lieu commun sur la science doit ici être battu en brèche, dans la mesure où, bien que sa fausseté soit notoire, il affecte insidieusement notre représentation courante de la science : toute science ne requiert évidemment pas une somme d’axiomes invariables et de lois nécessaires, traduits en langage mathématique et chiffré. La certitude intangible ne constitue pas le critère d’une science, pas plus que la quantification. Ce qui qualifie la science comme telle, c’est qu’elle soit une tentative cohérente de description de la réalité répondant à des critères de véracité, – et non pas le degré de certitude avec lequel elle affirme cette théorie. Réciproquement, l’incertitude ne saurait à elle seule anéantir la scientificité d’un savoir : elle est d’ailleurs parfois même intégrée positivement à des systèmes scientifiques, par exemple sous la forme du probabilisme.

Dès lors, – et pour reprendre l’expression en vogue de « management de la complexité » –, tous les arguments prétextant une prétendue complexité supérieure de la vie managériale pour contester la légitimité du management à faire science sont en réalité insuffisants. Aussi incertain et complexe soit-il, le management pourrait tout à fait être une science s’il était une description fidèle et cohérente du réel – le monde de l’entreprise en l’occurrence. Sur ce point, c’est la remarque formulée par Georges Canguilhem, philosophe majeur du XXe siècle, professeur de Foucault et Deleuze, qui fournit l’argument décisif : « En parlant d’un progrès de complexité, on affirme […], implicitement quoiqu’involontairement, l’identité foncière des méthodes. Le complexe ne peut être dit tel, relativement au simple, que dans un ordre homogène. » Bien que cette observation soit énoncée à propos d’une autre science, la biologie (qui constitue le cœur de l’œuvre de Canguilhem, par ailleurs médecin), elle s’avère également éclairante concernant le management. Pour la résumer en des termes simples, en effet, s’il fallait considérer que seule une complexité supérieure distinguait le management du reste des sciences, en d’autres termes s’ils ne différaient que par le degré et non par la nature, il faudrait bien reconnaître que ces deux ensembles de disciplines appartiennent en fait au même ordre, peuvent employer les mêmes méthodes, et par conséquent font tous deux également partie du règne de la science.

 

De la science descriptive au management prescriptif

 

Mais en réalité, l’idée que le management emploierait les mêmes méthodes que la science ne tient pas – et c’est ce qui repousse irrévocablement le management hors du champ scientifique. La science est une description cohérente de la réalité, qu’elle analyse au plus près dans une attitude de simple observation passive pour mieux en dégager les règles explicatives. Le management, lui, impose au réel qui l’intéresse – à savoir les entreprises et les individus qui les composent – ses propres règles, qui doivent permettre de rendre une organisation plus efficace, mieux gérée, plus fonctionnelle, etc. Les lois managériales ne sont pas observées dans le monde des affaires (telle est plutôt le rôle de l’économie, de la sociologie ou de la finance théorique) ; elles sont élaborées par des managers afin de le transformer pour y rendre leur entreprise plus performante. Bref, en ordonnant aux travailleurs et aux collectifs leurs modes de fonctionnement idéal plutôt qu’en cherchant à découvrir ceux auxquels ils tendent naturellement, le management passe de la description à la prescription – et du même coup quitte le terrain de la science. C’est précisément ce passage de l’être au devoir-être que Jean-Philippe Bouilloud qualifie de « saut épistémologique » du management.

Le management est-il une science des temps modernes ? Photos de Pauline Gouablin

Aussi, tous les outils d’analyse élaborés par les professionnels du management sont d’emblée tournés vers l’action, c’est-à-dire vers la transformation du monde réel. Une matrice SWOT, par exemple, sous ses dehors faussement analytiques, n’est en fait que le commencement d’un processus d’aide à la décision, qui ne met en évidence que les facteurs susceptibles d’influer l’action du manager. Il en est de même pour les tableaux de bord chers aux contrôleurs de gestion, ou encore pour les célèbres « 5 forces de Porter » et pour la matrice Boston Consulting Group, bases de nombreuses recommandations stratégiques émises par les cabinets de conseil. Ce sont des outils, précisément : ils servent un agir efficace, opérationnel – mieux : ils le prescrivent. La démarche « 5 S » de la qualité imaginé par Toyota, les « 4 P » du marketing-mix (produit, prix, place, promotion), les « 7 S » de McKinsey (shared values, structure, systems, style, staff, skills strategy), sont tous des cadres (frameworks) prescriptifs, qui ne scrutent pas tant le réel qu’ils ne préconisent de le modifier d’une certaine façon, en vue d’une efficience économique accrue. Ces instruments sont autant de recettes magiques, – avec leurs chiffres et leurs ingrédients aux initiales identiques, comme « sortis du chapeau », – qui n’ont aucune prétention ontologique, mais qui aident simplement le manager à prendre la bonne décision, sans rien oublier.

 

Le management, technique de gestion

 

Dès lors, le management apparaît moins comme une science que comme une technique. C’est d’ailleurs ce vers quoi tend la définition proposée par le Larousse, qui fait du management un « ensemble de techniques de direction, d’organisation et de gestion de l’entreprise ». Mais à s’en tenir à la définition telle quelle, on risquerait d’en rester à une saisie superficielle du management, compris comme simple procédé efficace. Les considérations précédentes, en revanche, permettent d’accéder à une compréhension plus profonde du management, qui le rend effectivement assimilable à une technique : le management est un instrument visant à transformer une situation donnée (des comportements humains, un résultat comptable, une image de marque, etc.) à l’aide d’outils opératoires dans des situations variées, en vue d’une fin voulue, la maximisation de l’efficacité économique et organisationnelle d’une entreprise. L’emploi d’un langage sans cesse plus technicisé – dont PowerPoint est l’expression achevée – est un symptôme révélateur de cette conception du management en tant que technique.

Le management ainsi défini, c’est dès lors une menace d’ordre éthique qui surgit. Car si le management est une technique dont se servent les managers, cela n’implique-t-il pas de considérer ceux à qui elle s’applique, les managés, comme de simples objets techniques ? La crainte formulée par Heidegger de voir l’ensemble du monde naturel – y compris l’humain – se transformer en stock, c’est-à-dire en ressource arraisonnée par la technique moderne pour demeurer perpétuellement disponible à son exploitation, trouverait ici sa manifestation concrète et actuelle. Pour autant, si le management est une technique, il dépend de ses utilisateurs de l’employer plus ou moins bien : c’est alors sans surprise que le management en appelle à la notion de responsabilité.