Par Thomas Cecchelani (artiste) et Raphaël Mollet (rédacteur)
Tout un chacun est, dans son quotidien, confronté à l’expérience de l’espace et du lieu, et à celle de la mobilité. Si la géographie se définit, initialement, comme une science analysant l’organisation spatiale de faits physiques et/ou humains, elle est aussi une science de la vie de tous les jours qui semble occuper une place prépondérante dans le réel et dans nos imaginaires individuels et collectifs, et ce sans forcément que nous nous en rendions compte. Que nous habitions dans des zones urbaines ou rurales, notre intellect procède à un découpage de l’espace, souvent binaire : le centre-ville s’oppose à la banlieue, le champ à la forêt, la marge au centre, la périphérie à la ville. Le vocabulaire, et notamment celui du géographe, met en exergue le couple centre/périphérie de manière assez naturelle, renvoyant ainsi à « un centre décisionnaire et une périphérie sous influence ». Il est toutefois nécessaire de repenser ces lieux, et surtout les rapports qu’ils entretiennent entre eux. Ces lieux, que l’on qualifie de « marges », de « bordures », semblent devoir être reconsidérés, réétudiés, diversifiés, afin de les comprendre pour ce qu’ils sont et ce qu’ils font.
La marge comme enclave : un espace de fracture
Bien que le terme de « marge » résonne, de prime abord, comme un concept spatial, c’est aussi une notion hautement culturelle, sociale, politique, économique, voire philosophique, ce que l’on pourrait en réalité appeler un concept pluridisciplinaire. Nous avons tous, dans nos esprits, une idée ou une image de ce que pourrait être une marge, et cette image est souvent négative : de vieilles usines désaffectées en sortie de ville, des abris de fortune sous une autoroute urbaine, à l’abri des regards, d’anciennes voies de chemin de fer à l’abandon, en somme, des endroits jugés repoussants où semblent ne plus s’appliquer les règles de la société, les règles du « centre ». La marge porte en elle cette dimension de l’ailleurs, de « l’à-côté », de l’espace transitionnel, de confins, de lieu à éviter. Mais la marge doit être reconsidérée et réinsérée dans des contextes sociaux, politiques et économiques plus larges. Car la marge est avant tout une représentation, une image, un lieu créé, involontairement ou non, par les acteurs dominants de la ville, qu’ils soient institutionnels ou non. Voici un exemple simple mais révélateur : le zonage des transports publics en Ile-de-France n’opère-t-il pas une hiérarchisation, voire une ségrégation des espaces ? Paris est le centre, la zone 1, le lieu à partir duquel est calculée la tarification, puis, lorsque l’on franchit le périphérique routier, une autre tarification entre en vigueur pour les zones 2, 3, 4 et 5. C’est comme si ces espaces, ces zones « secondaires », étaient relégués, mis à distance de la capitale : Paris intra-muros est le centre, le périphérique est la frontière, les villes de banlieues des marges urbaines. Mais la marge n’est pas seulement une bordure, ce peut aussi être une poche à l’intérieur du centre, tous lieux que les acteurs dominants considèrent comme « déviants » et représentés comme des enclaves. Cela montre bien qu’une marge n’est pas qu’un concept spatial, c’est avant tout un concept social et psychologique : la « marge » est une construction sociale, voire mentale, que chacun entrevoit différemment mais qui porte en elle la notion de rupture. De rupture avec le centre, la norme, les règles établies d’un lieu, d’une société : en bref, les marges urbaines ne sont pas des lieux à l’écart, ce sont des lieux que l’on met à l’écart, et ce par le biais de représentations et de pratiques conscientes ou inconscientes. La société produit ses propres règles et normes qui créent la marginalité, qui créent la marge. Et la marge n’est pas forcément le synonyme d’un lieu plus petit que le centre, ou moins riche que le centre : les ghettos dorés construits dans certaines villes pauvres de l’hémisphère Sud – par exemple, des résidences surveillées d’expatriés -, montrent que les acteurs dominants, qui finalement se marginalisent tout seuls du reste du territoire et de la société en s’enfermant dans leurs quartiers résidentiels, construisent de nouvelles marges – ou de nouveaux centres ? – et de nouvelles marginalités. Dans ce cas, qui de l’enclave dorée ou du reste de la ville constitue la marge et la norme ? La norme est-elle fondée sur la richesse, sur le pouvoir, sur une supériorité numérique ? Une interrogation doit donc être posée, à la fois sur l’échelle des marges mais aussi leur nature : une marge est-elle forcément plus réduite que le centre, une marge est-elle nécessairement plus pauvre que le centre ? Dans tous les cas, la marge porte en elle un rapport de force, un jugement de valeur : le centre constitue la normativité, la marge la marginalité, la marginalité renvoyant à « ce qui ne fait pas pleinement partie du système ». Se dessinent alors de véritables rapports de domination entre le centre et la marge, entre « l’intégré » et « le marginal », mais avec un brouillage des catégories : est-ce le marginal qui crée la marge, ou la marge qui crée le marginal ? Qui classe qui, et comment ? En bref, la marge pourrait se définir comme un espace de fracture, de fracture socio-spatiale, de marginalisation, souvent connoté comme un espace d’exclusion.
La marge connectée : un espace transitionnel
Mais la notion de marge est un phénomène beaucoup plus complexe du fait de sa diversité mais aussi du fait des nouveaux paradigmes qu’elle apporte. Loin de n’être qu’un « ailleurs » marginalisé que l’on compare à un centre, la marge peut recouvrir bien des aspects, et notamment parce que celle-ci est, avant tout, une affaire de « lecture » et « d’interprétation » : « L’imaginaire de la marge comme espace de dépossession pour populations démunies fait l’impasse sur la relativité et la réversibilité des marges », écrit Olivier Milhaud, géographe à l’Université Paris-Sorbonne, dans son ouvrage La France des marges (La Documentation Française, 2017). Ainsi, au lieu de penser la marge comme un « ailleurs » marginalisé et comme un espace de contrainte, la marge pourrait et devrait être pensée comme un espace d’opportunité. Ces opportunités peuvent s’exprimer de différentes manières, prendre des formes et des natures diverses, mais toutes anéantissent la dimension fataliste de la marge marginalisée qui devient alors un lieu d’expression, de refonctionnalisation, d’affirmation culturelle, sociale, économique : les jardins partagés biologiques, les lieux « safe » créées par les groupes queer, l’art de rue, les bars éphémères… En d’autres termes, la marge permet de réinventer la ville, comme le prouve, par exemple, la réhabilitation des anciennes voies de chemin de fer parisiennes en jardins partagés. Raisonner en terme de contraintes/opportunités permet alors d’apporter un nouveau prisme de lecture sur ce qu’est une marge et sur ce qu’elle est susceptible d’être. Un changement de vocabulaire semble dès lors s’imposer : la marge devient un interstice, c’est-à-dire un lieu connecté et non plus un lieu séparé ou ségrégué. La marge, au lieu d’être considérée comme une bordure, peut désormais être entrevue comme un lieu à part entière : au lieu d’être confrontée à son centre, la marge y est vue comme associée. La marge devient alors constitutive d’un territoire : elle n’est plus l’espace d’expression d’une marginalité au sens péjoratif du terme, mais l’espace d’expression d’une certaine contre-culture, contrebalançant l’hégémonie culturelle et sociale du centre (street art, lieux de loisirs éphémères…). Dès lors, la marge ne doit plus alors être entrevue comme une bordure, ni comme une enclave, mais comme un espace d’hétérogénéisation, opérant une fragmentation, une diversification spatiale, sociale et culturelle du tissu urbain.
« Le rapport entre le centre et la marge est fondamental. Je suis quelqu’un de la marge, c’est là qu’on peut créer. » Marin Karmitz, producteur et réalisateur français
En entrevoyant les choses ainsi, les territoires, ou plutôt les deux territoires, la marge et le centre, seraient en quelque sorte « réconciliés » : la marge a besoin du centre pour vivre, et le centre a tout autant besoin de sa marge, de ses marges. Souvent, marge et ville ont été mises en opposition, mais devraient en réalité être mises en conciliation. Dans des métropoles émergentes d’Asie, comme Bangkok ou Hanoi, les marges urbaines sont des ceintures vertes agricoles qui, en plus de limiter l’étalement urbain, donc l’étalement incontrôlé du centre, permettent d’approvisionner la ville en denrées alimentaires et de lutter contre l’inondation de la ville – les terres cultivées entourant la ville étant plus absorbantes que le centre artificialisé. En d’autres termes, on préserve les marges pour protéger et améliorer l’environnement urbain central. Marge et centre sont alors remis sur un pied d’égalité, sur un même niveau d’importance et surtout de complémentarité.
Marges et agriculture : interstices urbains et refonctionnalisation
Et effectivement, l’agriculture urbaine tend aujourd’hui à redéfinir les marges, ou plutôt ce que l’on pourrait appeler les « interstices urbains ». Qu’est-ce qu’un interstice urbain ? C’est en quelque sorte une marge, mais entrevue à une échelle plus fine. C’est un espace laissé vide par l’urbanité « normale », un espace transitionnel, en attente, que l’homme est susceptible d’entrevoir comme un nouvel espace d’opportunités. L’interstice peut être situé en périphérie, mais il peut également être intra-urbain, ce qui le rend, d’ailleurs, d’autant plus intéressant. Souvent considérés comme des terrains en friches, les interstices urbains offrent de formidables possibilités pour faire de la ville, par exemple, un espace de production agricole. L’interstice urbain apparaît alors comme un espace disponible et symbolisant une sorte de quête d’un ailleurs très proche, d’un espace ancien, mais à renouveler. Ainsi, l’agriculture urbaine ou périurbaine, parfois simplement entrevue comme un passe-temps des beaux quartiers et de populations désireuses de se « mettre au vert », constitue en réalité pour la ville une possibilité de se reconnecter avec la production alimentaire, de recréer des circuits alimentaires de proximité, de tisser du lien social entre différents types d’acteurs. C’est aussi et surtout une manière de se réapproprier les espaces, d’abord de manière informelle, puis de manière institutionnelle, lorsque les terrains et le foncier font l’objet d’une prise en considération par les pouvoirs publics. Les interstices urbains contiennent donc en leurs cœurs, aussi, la question de la refonctionnalisation d’espaces jugés délaissés. Le cas emblématique de la ville de Detroit est particulièrement criant : des quartiers entiers de la ville furent laissés en état d’abandon après des fuites massives de populations suite à la faillite, en 2008, des trois entreprises automobiles de la ville (Big Three : Chrysler, Ford et General Motors).
À Detroit, l’agriculture urbaine qui se mit en place n’eut alors pas qu’une fonction de diversification alimentaire comme ce peut être le cas pour de grandes métropoles de l’hémisphère Nord, ce fut quasiment une question de survie pour les populations, en majorité noires, qui restèrent habiter dans le centre-ville : celui-ci fut en effet progressivement vidé de ses commerces à mesure que les populations blanches partaient vivre en périphérie. De nombreux espaces interstitiels virent alors le jour et, pour faire face à la crise alimentaire (conséquence de la fermeture des commerces) – ne restaient plus que les petites épiceries et liquor stores, ce qui entraîna d’ailleurs chez les habitants des problèmes de junk-food (alimentation malsaine) –, les gens s’organisèrent pour cultiver ces espaces vacants. D’abord de manière informelle et « illégale », puisque les terrains appartenaient encore à leurs propriétaires désormais partis, puis par la suite de manière légale, la mairie ayant agi sur les droits fonciers de ces terrains. Le cas de Detroit et de ses espaces interstitiels, – qui ne le sont en fait plus vraiment aujourd’hui, puisque cultivés et refonctionnalisés –, est un cas d’école en géographie et pose en effet la question de la justice spatiale, sociale et alimentaire : les populations qui ne pouvaient « fuir » la ville, très majoritairement noires, subirent la fuite des populations blanches qui, elle-même, entraîna la fermeture des commerces de nourriture. Les jardins urbains alors cultivés sur les friches urbaines furent une manière de contrer le manque et la mauvaise nourriture, de refonctionnaliser les interstices, de se réapproprier la ville. Mais l’agriculture urbaine et périurbaine n’est en fait que l’une des nombreuses manières de refonctionnaliser et de se réapproprier les interstices urbains : les commerces et lieux de loisirs éphémères, l’art de rue, les performances urbaines etc., permettent également une certaine réappropriation de ces espaces.
Souvent péjorativement connotée comme un espace de marginalité, comme un « à-côté », la marge fait l’objet, depuis plusieurs années, d’une certaine réhabilitation de la part des sciences sociales, tant en géographie qu’en sociologie ou en économie. La marge, entrevue comme une contrainte de la ville, devient alors progressivement une opportunité, une manière de réinviter la ville par ses interstices, qu’ils soient périphériques ou intra-urbains.
« Il n’y a de vie que dans les marges. » Honoré de Balzac
Olivier Milhaud, La France des marges, Documentation photographique, n° 8116, mars-avril 2017, 64 p., Paris, La Documentation Française, ISBN : 3303331281160.
Flaminia Paddeu, « De la crise urbaine à la réappropriation du territoire : Mobilisations civiques pour la justice environnementale et alimentaire dans les quartiers défavorisés de Detroit et du Bronx à New York », thèse de doctorat de géographie, soutenue le 07/12/2015. [En ligne]. URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01283583/document
Brigitte Prost, « Marge et dynamique territoriale », Géocarrefour [En ligne], vol. 79/2 | 2004, mis en ligne le 25 octobre 2007, consulté le 06 février 2018. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/695 ; DOI : 10.4000/geocarrefour.695
Gwenn Pulliat, « Vulnérabilité alimentaire et trajectoires de sécurisation des moyens d’existence à Hanoi : une lecture des pratiques quotidiennes dans une métropole émergente », thèse de doctorat de géographie, soutenue le 05/12/2013. [En ligne]. URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00955158/
Alexis Sierra et Jérôme Tadié, « La ville face à ses marges », IRD, Éditorial, n°45. [En ligne]. Consulté le 07/02/2018. URL : http://www.autrepart.ird.fr/editos/editos/edito45.htm