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Le rap du Printemps arabe

Illustrations de Xavier Frederick. Rap, musique engagée et révolution, en particulier dans les Printemps arabes.

ParXavier Frederick (artiste) et Iris Lambert (rédactrice)

Ibrahim Qachouch est l’auteur des chansons anti-régime reprises par les foules lors des manifestations de 2011. Il était poète à ses heures perdues, mais c’est pour un texte presque trivial, presque dénué de toute couleur poétique qu’il sera égorgé le 3 juillet 2011. « Bachar tu n’es pas des nôtres/prends ton frère Maher, et lâche-nous/tu as perdu toute légitimité, allez dégage Bachar ! » Bachar al-Assad, à la tête d’une armée toute disposée à lui obéir et à tirer dans la foule, craint les mots en forme d’exutoire d’Ibrahim Qachouch, scandés en choeur par les opposants au régime. Comme si les cordes vocales d’Ibrahim Qachouch symbolisaient véritablement la voix du peuple, et qu’en tranchant sa gorge et en les lui arrachant, ses assassins avaient essayé de réduire les contestataires au silence. C’est donc que probablement, comme l’ont aussi démontré les attentats de Charlie Hebdo, le poids des mots fait plus d’éclat que les balles de plomb.

L’histoire de Qachouch est un exemple tragique d’une tendance bien particulière aux révolutions arabes : les mots dans la musique ont été des catalyseurs et des fédérateurs des différentes révoltes. De la Tunisie à la Syrie en passant par l’Égypte et la Libye, les insurrections se sont toujours accompagnées de textes politisés, réclamant le départ des dirigeants, dénonçant les dérives des régimes à tendance dictatoriale, chantant la liberté.

Cependant, le Printemps arabe n’a pas seulement été porté par la musique contestataire : il a également constitué l’avènement de la scène rap dans plusieurs pays arabes.

 

Musique et rébellion : une dialectique efficace


Le Printemps arabe n’est pas un exemple unique de la place occupée par la musique dans les mouvements révolutionnaires. La résistance à l’apartheid en Afrique du Sud a largement bénéficié du rôle fédérateur de la musique.

Illustrations de Xavier Frederick. Rap, musique engagée et révolution, en particulier dans les Printemps arabes.
Illustrations de Xavier Frederick. Miriam Makeba, grande figure et chanteuse d’Afrique du sud Xshosa.

Des chants sont devenus des actes d’expression d’une appartenance à une même communauté opprimée, et en décrivant et dénonçant les violences et les injustices subies, la musique a finalement joué un rôle important dans la reformation d’un nouveau gouvernement sud-africain. Par exemple, la chanson écrite par Vuyisili Mini, Ndodemnyama we Verwoerd (Fais attention Verwoerd) à l’attention du Premier ministre Hendrik Verwoerd, surnommé « l’architecte de l’Apartheid », est devenu emblématique de la protestation. La révolution russe et plus tard le stalinisme ont une influence majeure sur l’écriture musicale russe. L’oeuvre de Chostakovitch est indissociable de la Révolution d’octobre, et sa musique intimement liée à ses idéaux socialistes. Il fut, avec Prokofiev, directement visé par Jdanov au service de Staline, qui s’efforcera de bâillonner la création artistique sous prétexte que celle-ci ne doit servir qu’à l’exaltation du régime. Plus près de nous, et sans que l’on puisse parler de révolution, les révoltes dans les banlieues parisiennes en 2005 sont un autre exemple de la dialectique entre rébellion et musique, et plus particulièrement entre rébellion et rap. Depuis des années des rappeurs français dénonçaient dans leurs textes le racisme et la xénophobie, notamment de la police à l’égard des « communautés maghrébines ».

Illustrations de Xavier Frederick. Rap, musique engagée et révolution, en particulier dans les Printemps arabes.
Illustrations de Xavier Frederick. Georgy Gapon, prêtre orthodoxe russe, présent au Bloody sunday et vu comme l'un des instigateurs de la Révolution russe de 1905.

En 1995, Jean-Louis Debré porte plainte contre Ministère A.M.E.R. pour le titre Sacrifice du poulet composé pour la bande originale du film La Haine. Le groupe sera condamné pour incitation au meurtre. En 1996, NTM est attaqué après que Joey Starr a déclaré sur scène : « Les fascistes sont habillés en bleu et roulent par trois dans des Renault 19. Ils attendent que ça parte en couille pour nous taper sur la gueule ! On leur pisse dessus ! » En 2002, Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur porte plainte contre Hamé du groupe La Rumeur, pour avoir écrit dans un fanzine : « Les rapports du ministère de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun assassin n’ait été inquiété. » Hamé sera relaxé huit ans plus tard. En 2003, c’est au tour du groupe Sniper d’être la cible du ministère de l’Intérieur. C’est après les révoltes des banlieues que le combat entre le rap français et le gouvernement s’institutionnalise véritablement, quand le député François Grosdidier à la tête d’un groupe de 201 parlementaires engage des poursuites contre sept groupes de rap français pour incitation au racisme « anti-blanc ». François Grosdidier ira jusqu’à lancer un projet pour l’établissement d’un « délit d’atteinte à la dignité de l’État et de la France » pour « pouvoir condamner à l’avenir les groupes qui tiennent des propos hostiles envers ces deux entités.» explique Le Monde. Mais la loi ne sera jamais votée, sans pour autant que la lutte entre les rappeurs et les représentants du gouvernement ne s’arrête.

Illustrations de Xavier Frederick. Rap, musique engagée et révolution, en particulier dans les Printemps arabes.
Illustrations de Xavier Frederick. Le groupe de rap français La rumeur.

La revendication politique au coeur du rap

 

Si la musique a souvent accompagné les mouvements de révolte, le rap est intrinsèquement contestataire. « C’est son essence », explique Thomas Blondeau, co-auteur de Combat rap, à Jeune Afrique. Né dans les ghettos noirs américains dans les années 1970, alors que les Black Panthers militent pour la libération afro-américaine, et déjà s’insurgent contre la corruption de la police – « the pigs » -, le rap s’inscrit immédiatement dans un mouvement vertical, au sein duquel le peuple opprimé, économiquement dépossédé, se rassemble pour dénoncer l’injustice venant d’en-haut. Il n’est donc pas totalement curieux de voir les rappeurs, particulièrement, en première ligne du Printemps arabe.

 

Si le rap arabe n’est pas une création originelle du Printemps de 2011, les mouvements contestataires n’en ont pas moins amorcé une nouvelle étape : « On peut dire qu’avec le déclenchement du Printemps arabe il y a deux ans, un nouveau chapitre de rap arabe a commencé », explique Yazan Al-Saadi, journaliste et critique au quotidien libanais Al-Akhbar.

Dans un reportage pour Arte Radio, le rappeur libanais Jaafar Touffar se fait l’écho de Yazan Al-Saadi. D’après lui, de plus en plus de gens écoutent du rap car les rappeurs ont été les seuls à parler de la révolution dans leurs textes, et ainsi, même ceux qui n’écoutaient pas ce type de musique ont pu s’y identifier.

Si les raps palestinien ou marocain bénéficiaient déjà d’une certaine renommée, notamment grâce à des groupes tels que DAM, les Palestinian Rapperz de la bande de Gaza ou encore H-Kayne ou Bigg du côté du Maroc, les textes martelés sur les beats étaient plus largement relégués à l’underground du côté de la Tunisie, de l’Égypte ou de la Libye. À cela plusieurs causes. Tout d’abord, la place prépondérante prise par la culture – et a fortiori par la musique – officielle. Thomas Blondeau explique à Jeune Afrique : « Le rap est resté longtemps invisible car né sous le joug de pouvoirs autoritaires qui ont eu comme réaction première de l’occulter. » Le manque d’infrastructures, de labels et plus globalement de tous moyens permettant la production musicale constituaient également des obstacles colossaux au développement de la scène hip-hop. En 2011 pourtant, la situation change. L’instabilité politique grandissante a rendu légitimes les revendications clamées dans les textes de rap, et la miniaturisation des techniques de production permet aux artistes de se produire eux-même sans avoir nécessairement recours au savoir-faire des labels. De plus, le développement d’Internet et des réseaux sociaux leur permet de diffuser leurs morceaux facilement, et de se faire l’écho d’une jeunesse désabusée en manque de représentants. Le rap devient le moteur de la révolution puisqu’il est un médium adapté à l’expression de la révolte politique.

 

En Tunisie, le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu après que les autorités lui eurent confisqué sa marchandise, déclenchant ainsi les manifestations massives contre Ben Ali qui constitueront les premières étapes du Printemps arabe. Dans la foulée, Hamada Ben Amor, plus connu sous son pseudonyme El General, sors son titre Rais Lebled (Le chef du pays) dans lequel il s’adresse et critique frontalement Ben Ali : « Président du pays, ton peuple est mort/Les gens se nourrissent dans les poubelles/Regarde ce qu’il se passe dans le pays/Les soucis sont partout les gens n’ont plus où dormir/Aujourd’hui je parle au nom du peuple écrasé sous le poid de l’injustice.» Rapidement, le titre devient emblématique de la révolte, au point qu’El General sera classé 74e par le Times parmi les 100 personnalités les plus influentes de 2011. Quelques jours plus tard, il sort un autre titre, Tounes Bledna (Tunisie, notre pays) avant d’être incarcéré. Il incarne alors la liberté d’expression bâillonnée, et est relâché trois jours plus tard sous la pression des manifestants. Ses compatriotes Lak3y ou le groupe Armada Bizerta se positionnent également comme les figures emblématiques du rap tunisien ayant accompagné la révolution. En 2011, les membres d’Armada Bizerta dénoncent notamment les dérives policières avec It’s the Sound of Da Police, une adaptation du morceau de KRS-One. Cependant, l’opposition à Ben Ali n’est pas nécessairement synonyme de progressisme et de sécularisation : « En effet, si El General ou Mohamed Jendoubi, alias Psyco-M, déplorent en rimes la dilution de leurs idéaux, valeurs et cultures dans les mouvements affairistes et méprisants du gouvernement Ben Ali, ils font peu de mystère quant à l’alternative qu’ils prônent », explique Thomas Blondeau aux Inrocks, indiquant leur soutien à une morale islamique stricte.

Du côté égyptien, on peut notamment citer le groupe Arabian Knightz et ses titres Rebel feat. Lauryn Hill ou Prisoner en featuring avec Shadia Mansour, enregistrés bien avant la révolution mais n’ayant pu être rendus publics qu’à la fin de la censure d’Internet en Égypte, et dans lesquels ses membres interpellent Hosni Moubarak et se dressent contre les injustices subies par le peuple égyptien.

Illustrations de Xavier Frederick. Rap, musique engagée et révolution, en particulier dans les Printemps arabes.
Illustrations de Xavier Frederick. Le groupe Arabian Knightz dénonce la dictature de Hosni Moubarak.

« L’Égypte se révolte contre les oiseaux des ténèbres/Le peuple veut le renversement du régime/Ils nous ont tués, nous ont massacrés, ils nous ont mis derrière les barreaux, ils nous ont torturés, ils nous ont volé, ils nous ont fait peur », clament-ils dans Rebel. En Août 2011, Deeb sort Stand Up, Egyptians ! en featuring avec Edd Abbas, dans lequel ils se félicitent de la chute de Moubarak mais exhortent le peuple égyptien à continuer à se soulever, car la révolution n’est pas finie : « La révolution n’est pas encore finie ; ça ne fait que commencer/On dirait que notre tour est venu ; et vous êtes toujours au lit !/Allez, lève-toi ! Tu te brosseras les dents plus tard/Allez, lève-toi ! Bouge, ton régime te baise ! » De fait, Deeb continuera au fil des titres à critiquer violemment le nouveau régime islamiste mis en place par Mohamed Morsi.

En Libye enfin, Ibn Thabit, qui utilise un épithète pour préserver son anonymat et ainsi se protéger d’une arrestation certaine, se fait la voix du peuple contre Kadhafi. Dans le titre Al-Sooal (Le problème), posté sur Youtube le 27 janvier 2011, quelques semaines avant le début des émeutes, il clame : « Mouammar : tu n’as jamais servi les gens/Mouammar : tu ferais mieux d’abandonner/Avoue. Tu ne peux pas t’échapper/Notre revanche t’attrapera/Comme un train rugit à travers un mur/Nous allons te noyer ».

Ces rappeurs n’ont pas pour seul point commun le fait d’avoir aidé à soulever les révolutions. Bien qu’ils se soient inspirés du modèle américain (El General cite volontier Tupac Shakur), Deeb et ses confrères embrassent pleinement la couleur locale pour créer un rap qui soit, tant dans la langue que dans les instrus, empreint de la culture arabe. Là où les membres des différentes diasporas se servent de l’anglais pour obtenir un écho international, à l’instar de Khaled M (dont la famille avait fui le régime de Kadhafi pour s’installer aux États-Unis), les nouvelles voix de la scène hip-hop post-révolution se servent fièrement de l’arabe pour s’adresser directement à leurs dirigeants ou aux peuples qu’ils prétendent représenter. Quant à l’aspect musical, Deeb par exemple réutilise le thème d’une chanson romantique des années 1970 d’Abdel Halim Hafez (le Brassens local) pour son titre Maou’oud, rendant ainsi hommage à son héritage culturel tout en l’ancrant dans les enjeux contemporains.

Les révolutions ne naissent pas des mots. Elles sont le fruit d’une déstabilisation sociale et économique dramatique dans les pays concernés. C’est dans la lutte acharnée pour l’égalité, le partage des richesses et droit à la dignité que s’inscrivent les révoltes arabes du début de l’année 2011. Cependant, dans les différents pays, les rappeurs et la scène hip-hop ont su mettre des mots sur les maux, transcendant dans la musique la colère des peuples opprimés. En retour, les révolutions ont fait sortir de l’underground ce genre musical encore mal (re)connu dans les terres arabes, marquant un renouveau culturel en même temps que le renouveau démocratique.