Xavier J Frederick (artiste), Adeline Malnis (rédactrice)
Décembre 2017 a été le mois d’une naissance pour le moins surprenante, celle de Tiantian, un bébé chinois dont les parents sont morts 4 ans avant que leur enfant ne voit le jour. Impossible ? Pas pour les grands-parents du nouveau-né qui, après avoir récupéré des embryons précédemment congelés par leurs enfants élèvent aujourd’hui leur petit-fils. Une naissance dont les conditions étonnantes ne sont pas sans rappeler celles imaginées par l’écrivain anglais Aldous Huxley dans son ouvrage Le meilleur des mondes.
Tiantian l’enfant conçu après la mort de ses parents
L’histoire de Tiantian commence il y a environ 4 ans lorsque ses parents Shen et Liu rencontrent des problèmes de fertilité et décident de se lancer dans des démarches d’assistance médicale à la procréation. Des suites de cette procédure, des embryons sont congelés mais ne seront jamais utilisés par le couple qui meurt dans un accident de voiture à quelques semaines de l’implantation.
Les parents de Liu et Shen désemparés par la mort de leurs enfants uniques et animés par le désir de perpétuer leur lignée, expriment le souhait de récupérer les embryons fécondés 4 ans auparavant. C’est le début d’une bataille juridique pour les 4 grands-parents. En effet, un tel cas est sans précédent et le tribunal doit leur accorder la responsabilité sur les embryons pour qu’ils puissent en faire usage. Ils obtiennent finalement gain de cause auprès de la Cour qui retient l’argument de la lignée et déclare : « Les embryons laissés par Shen et Liu sont les seuls porteurs des deux lignées familiales, ils portent la mémoire de leurs parents et peuvent leur apporter de la consolation émotionnelle. »
Mais, leurs démêlés avec la justice ne s’arrêtent pas là. Une fois les embryons placés sous leur responsabilité les deux couples doivent faire face à un nouveau problème, celui de la gestation. Le recours à la gestation pour autrui étant interdit par la législation chinoise, les grands-parents ont dû se rendre à l’étranger afin de trouver la femme qui pourrait porter leur petit-enfant. C’est ainsi qu’ils se sont rendus au Laos par la route — toutes les compagnies aériennes ayant refusé de transporter les précieux embryons — où la mère de substitution de Tiantian a été inséminée avant de se rendre à son tour en Chine pour l’accouchement. Après avoir prouvé leur filiation avec l’enfant, les heureux grands-parents ont obtenu sa garde mais ne souhaitent pas, dans un premier temps, lui dévoiler les circonstances de sa naissance.
Bien que surprenante, la naissance de Tiantian est à replacer dans le contexte spécifique de la Chine : celui de la politique de l’enfant unique. Cette politique de contrôle des naissances a eu cours de 1979 à 2015, trois décennies durant lesquelles les couples n’étaient autorisés à n’avoir qu’un seul enfant dans le but de limiter la surpopulation dans le pays. Dans un tel contexte, si l’enfant unique meurt alors que ses parents ne sont plus en âge de procréer, ceux-ci perdent toute possibilité de descendance. C’est la situation à laquelle se sont trouvés confrontés les parents de Liu et de Shen qui sont parvenus à récupérer les embryons en faisant valoir leur désir de perpétuer leur lignée devant la Cour.
La naissance de leur petit-fils soulève cependant des interrogations d’ordre éthique à plusieurs niveaux. L’événement relance notamment le débat sur la possibilité ou non d’avoir recours à la gestation pour autrui (GPA). En effet, après la diffusion de la nouvelle, nombre d’internautes chinois se sont prononcés pour l’autorisation de la GPA arguant que cette pratique pourrait être utile à d’autres familles dans la même situation. Le principal contre-argument reste celui de la marchandisation du corps humain que la GPA risquerait d’engendrer. D’autres considèrent la naissance de Tiantian comme injuste d’un point de vue financier et déplorent que des citoyens plus modestes qui vivraient une tragédie similaire soient dans l’impossibilité d’avoir recours au même procédé que les grands-parents de l’enfant par manque de moyens. En effet, la bataille qu’ils ont menée implique des frais de justice, un voyage en voiture jusqu’au Laos, une rémunération pour la mère de substitution ainsi qu’un aller-retour Laos/Chine pour l’accouchement. Pas à la portée de toutes les bourses ! Enfin, l’épanouissement de cet enfant voué à grandir entouré de ses 4 grands-parents mais sans ses parents peut poser question.
Un événement qui fait écho à la dystopie anglo-saxonne Le meilleur des mondes
Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, c’est l’histoire de Tiantian répétée des milliers de fois, les grands-parents et la mère porteuse en moins. Dans cet ouvrage dystopique1 de la littérature anglo-saxonne écrit en 1932, l’auteur nous plonge dans une société où les enfants sont dépourvus de parents, les mots mère, père, famille y étant carrément devenus des termes grossiers extrêmement gênants pour ceux qui les prononcent et ceux qui les entendent. Les bébés y sont donc conçus par fécondation in vitro (FIV) puis « décantés » (comprendre se développent puis naissent dans des tubes à essai), avant d’être placés dans des centres de « conditionnement » (comprendre d’éducation). Leur génétique et leur conditionnement déterminent leur appartenance à l’une des 5 castes plus ou moins élevées que compte cette société futuriste. En haut de la chaîne, les Alphas sont programmés pour être beaux, forts et intelligents, ils forment l’élite dirigeante de la population. Viennent ensuite les Betas qui occupent des postes à responsabilité et représentent la tranche haute de la classe moyenne. Suivent les Gammas, la classe moyenne plus modeste employée dans les bureaux. Enfin, les Deltas et les Epsilons, la base de la pyramide, effectuent les travaux pénibles et sont programmés pour être petits et laids. Ces individus occupent une position dont ils ne peuvent ni ne veulent se défaire dans un monde aseptisé où toute émotion a été proscrite, l’amour en particulier. Ils évoluent dans un univers qui est en fait une caricature de notre société et présente à la fois les traits du communisme et du consumérisme. L’auteur fait référence au communisme en décrivant un esprit communautaire poussé à l’extrême où l’individualité même est niée. Le nom de ses personnages en est également largement inspiré, ainsi, Lénina Crowne et Bernard Marx, individus dont le conditionnement a en partie échoué, occupent des rôles clef tout au long de l’ouvrage. Le consumérisme quant à lui est dépeint par des maximes telles que « Mieux vaut finir qu’entretenir », la vénération de Ford qui a remplacé Dieu lui-même témoigne également de cette fascination pour la consommation. Bien qu’elle semble toxique à tous points de vue, cette idéologie n’est pas imposée par un dictateur mais émane bien de la volonté des citoyens de ce monde : ils aiment le confort que leur offre ce modèle de société et le préfèrent à la liberté qu’ils considèrent comme anxiogène.
Sur certains points, la naissance de Tiantian fait écho au mode de reproduction que décrit Huxley dans sa société dystopique. Comme lui, dans ce monde, les enfants n’ont pas de parents, seulement des géniteurs, et sont créés par FIV. Quelques différences viennent toutefois maintenir cet univers dans la science-fiction : les bébés sont décantés dans des éprouvettes jusqu’à maturité tandis que Tiantian a bien grandi dans un utérus humain. De plus, il n’a pas été « bokanovskifié ». Le procédé Bokanovsky consiste à dupliquer jusqu’à 96 fois l’individu à naître, de quoi maximiser la productivité, y compris des naissances, une aubaine pour cette société ! Ce procédé, qui peut sembler abracadabrant, ne l’est finalement pas tant que ça ; dans notre monde il porte le nom de clonage et existe depuis plus de 20 ans. S’il est encore interdit sur les êtres humains il est très probablement possible puisque deux singes chinois ont été clonés avec succès en janvier dernier. Les scientifiques s’accordent à dire que le clonage d’êtres si proches génétiquement de l’espèce humaine pourrait ouvrir la voie vers le clonage humain. Suite à cet évènement, Alex Kahn, essayiste, médecin généticien et chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale déclarait sur France Info : « La grande question qui se pose est de savoir si les premiers clones humains seront obtenus dans le cadre d’une transgression délictueuse — en d’autres termes : le clonage sera interdit partout, mais il y aura une telle gloire et tellement d’intérêts financiers pour le premier à transgresser cette règle et cette loi, qu’il le fera néanmoins — ou bien si l’évolution des sociétés fera que les sociétés humaines acceptent que l’on puisse reproduire par étreinte amoureuse entre l’homme et la femme ou par clonage. Que les humains soient clonés un jour, oui, moi, j’en ai toujours été persuadé. Cela fait des décennies que j’en suis persuadé. »
Si le clonage est bel et bien de l’ordre du possible dans notre société, dans le livre, après la décantation et l’éventuelle bokanofskification, la science n’a pas fini son œuvre, il lui reste encore à intervenir sur l’éducation. Dans Le meilleur des mondes, les enfants ne sont pas élevés mais conditionnés dans des centres étatiques. Leur conditionnement a pour but de les programmer à aimer leur future vie, leur travail, leur position dans la société, l’ordre établi… Bref, à en faire des sujets dociles et heureux d’être ce qu’ils sont, d’avoir ce qu’ils ont, et qui ne cherchent pas à être autre chose ou à avoir plus. Pour y parvenir, les administrateurs soumettent les enfants à toutes sortes de procédés. Arme principale du conditionnement : « L’hypnopédie ». Toutes les nuits, des maximes sont diffusées en boucle : « Les enfants Alphas travaillent beaucoup plus dur que nous parce qu’ils sont si formidablement intelligents. Vraiment, je suis joliment content d’être un Beta parce que je ne travaille pas si dur… » ; à force de répétitions, elles déterminent les comportements et la pensée pour toute la vie de l’individu. Ainsi, comme l’analyse Bernard Marx non sans ironie, « 62 400 répétitions font une vérité ». Autre outil du conditionnement : l’association d’objets considérés comme potentiellement perturbateurs de l’ordre établi à des électrocutions traumatisantes. C’est par exemple le cas avec les livres, source d’un savoir qui pourrait éveiller les consciences ; et les fleurs, source de plaisir qui ne pousse pas à la consommation : « Ils grandiront avec ce que les psychologues appellent une haine instinctive des livres et des fleurs. Des réflexes inaltérablement conditionnés. Ils seront à l’abri des livres et de la botanique pendant toute leur vie. » Fort heureusement, les centres de conditionnement restent l’apanage du meilleur des mondes et Tiantian ne subira pas de tels procédés puisqu’il aura la chance d’être éduqué par ses grands-parents.
En somme, le monde de science-fiction imaginé par Huxley en 1932 ne semble plus, sur certains aspects, démesurément éloigné de la réalité du XXIe siècle en ce qui concerne la procréation et les naissances. La FIV et le clonage ont effectivement été mis au point par la science tandis que l’histoire de Tiantian témoigne de la possibilité de venir au monde sans parents. Demeurent des différences majeures : l’éprouvette permettant le développement du fœtus n’ayant, elle, pas encore été mise au point, une intervention féminine reste et restera dans un avenir proche indispensable à la croissance de l’embryon et l’éducation l’affaire de la famille.
- Inverse de l’utopie, la dystopie présente une société imaginaire cauchemardesque qui affiche des similitudes avec la société réelle. L’auteur cherche à faire réfléchir ses contemporains sur ses travers en exagérant volontairement le trait.
Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Plon, 1932.
Jean-Philippe Depotte, Alchimie d’un roman, épisode 11 :
https://www.youtube.com/watch?v=HLrJc7RNXTE