Par Baptiste Cohet (rédacteur) et Su Zo (artiste)
S’il est difficile de s’accorder sur une définition du « génie », on peut remarquer qu’un grand nombre de ceux que l’on classe communément dans la catégorie des « génies » créatifs ont un penchant pour ce que Baudelaire appelle Les Paradis Artificiels. Au point de se demander s’il faut voir là un lien indéfectible entre génies et substances.
« J’ai retiré plus de choses de l’alcool que l’alcool ne m’en a retirées »
Si Winston Churchill peut être considéré comme l’un des personnages les plus géniaux de l’Histoire (celle avec la majuscule, vous savez), il est indéniable que la sienne aurait été différente sans son meilleur compagnon de route, cette maîtresse qui ne l’a jamais trompé : le whisky. Levé à 9h le matin, le croissant était accompagné d’une subtile concoction faite de whisky et d’eau gazeuse. Le déjeuner se faisait au champagne alors que le whisky-soda était la seule option d’hydratation envisageable durant l’après-midi. Puis les verres de bordeaux faisaient leur arrivée peu avant le dîner où seul le champagne était toléré à table. Afin de préparer au mieux la nuit de travail qui l’attendait, le bon Winston débouchait enfin le cognac, sorte d’amant céleste, avec l’éternel cigare. Winston Churchill, véritable génie de la politique et même davantage (prix Nobel de littérature en 1953), était dépendant de sa consommation quotidienne d’alcool, qui semblait lui apporter un réconfort et un équilibre quasi vital.
Il n’a jamais été facile de définir « le génie ». Mais il paraît plus accessible de définir ce que sont « les génies ». Ils incarnent pour la plupart des talents précoces, visionnaires, en avance sur leur temps et leurs mœurs, révolutionnant leur époque ou leur discipline. Ces grands esprits se placent souvent en marge de la société, parfois trop étroite pour un talent quasi-mystique. Pour agrandir un monde trop étroit il s’agit parfois d’en imaginer un plus grand. C’est alors que le génie rencontre l’artificiel. Baudelaire, en faisant l’apologie du vin et du haschich dans Les Paradis Artificiels, a mis le doigt sur le rapport complexe qu’entretiennent parfois la virtuosité, le talent et ces terres paradisiaques. Une relation pouvant aller d’une dépendance créatrice et fertile à une descente aux enfers synonyme de gâchis et de temps perdu.
Les Paradis Artificiels comme source d’inspiration
Les paradis artificiels seraient une source d’inspiration inépuisable, un puits d’imagination considérable. Il est cependant pertinent de préciser que dans la majorité des cas il s’agit d’une expérience menant à une création a posteriori. Lorsque Serge Gainsbourg rentrait au petit matin, encore caressé par les vertus de son cocktail, le fameux pastis 102 (dénomination mathématique et subtile du double Pastis 51) et qu’il s’abandonnait à un sommeil bien mérité, c’est au réveil que les effluves du « 102 » semblaient produire leur effet. L’homme à la tête de choux n’aurait en effet jamais été plus productif que la tête gazée. C’est cette vapeur qui tout en se dissipant venait dévoiler une idée et affiner une intuition.
C’était ainsi que fonctionnait la formule : connaître à une note près d’incroyables partitions de musique classique (Dvorak, Brahms ou Chopin pour ne citer qu’eux) et profiter des artifices et du superficiel pour les réduire à l’état de chanson.
Il en allait de même pour le peintre Francis Bacon qui puisait son inspiration dans le monde et la vie des gens qui l’entouraient. Toutefois, précisons que ce Bacon travaillait ses peintures après avoir consommé de quoi mettre à terre 3 cosaques de Sibérie, trouvant dans ses escapades nocturnes l’inspiration nécessaire pour peindre. Comme un grand nombre d’artistes de génie, le monde qui l’entourait restait en effet sa première inspiration. Dans le cas de Francis Bacon, c’est davantage la perception du monde qui vient heurter sa sensibilité. Or, pour un homme obsédé par la déconstruction, par les corps dépecés et lacérés, quoi de mieux qu’une vision trouble, instinctive, et évanescente ?
Quand bien même cette vision serait artificielle ou illusoire, elle vient caresser la fibre créatrice et lui donner un second souffle. Car il s’agirait peut-être de cela : un second souffle, un moyen de vitaliser une pensée fatiguée et usée par l’exigence de la création. Les œuvres les plus fastes et importantes de ces génies insatiables en quête d’inspiration puiseraient également leur origine dans ces paradis faits de champignons, vinasse et autres cocktails explosifs. L’artificiel laisse place au concret, l’expérience à la réalisation de l’idée. C’est ici le processus de création même qui se retrouverait impacté directement par l’expérience artificielle. Steve Jobs raconte que l’expérience la plus importante de sa vie, aurait été celle de consommer du LSD. Le créateur de l’IPod considère la découverte des artifices chimiques comme un élément déclencheur, une prise de conscience profonde qui lui a permis de concrétiser une ambition vaseuse. L’une des plus grandes entreprises mondiales, source de fantasmes, d’admiration, de bénéfices et de révolutions technologiques incroyables aurait été fondée par un génie (n’ayons pas peur des mots) reconnaissant la drogue comme une révélation sans précédent.
Les grands mouvements artistiques se sont très souvent appuyés sur les artifices paradisiaques pour prendre leur envol. La poésie moderne trouve ses fondations dans le Club des Haschischins du 19ème. Le jazz fut démocratisé, entre autres, par Miles Davis, consommateur d’héroïne par excellence, la pop-culture mise en orbite par des génies comme Lennon, Lou Reed ou Warhol, qui n’étaient pas connus pour ne consommer que des champignons de Paris. Et la liste est encore longue. Ces génies de la création, de l’initiative, qui révolutionnent les goûts, les pensées, tout en transformant la société au sein de laquelle ils évoluent, semblent donc étrangement liés à des paradis artificiels. Ces derniers agiraient comme un révélateur du génie, une manière de faciliter son expression. Ils seraient un trait d’union stimulant et salvateur. Sans tomber de plain-pied dans la caricature du poète maudit victime de son époque et de sa sensibilité, comment un individu, aussi génial soit-il, mal dans sa peau, peu ou trop sûr de lui, peut-il créer sans imploser ? Sans se retrouver freiné par tout un monde qui lui reproche très souvent d’être un visionnaire ? Comment accepter une société pouvant réfuter l’existence de chefs d’œuvre et censurant Madame Bovary ou Les Fleurs du Mal ? Il ne lui reste plus alors qu’à s’évader vers un autre monde, ou voir celui dans lequel il vit d’une autre manière. Il cède alors face à l’artificiel, à l’illusion inspirante pour pouvoir exprimer son génie pleinement.
Les îlots paradisiaques d’absinthe et d’opium constitueraient une condition de l’inspiration créatrice de certains génies. Mais nous ne saurions ignorer le caractère temporaire de cet épanouissement.
Une source d’équilibre propice à la création
Hemingway, le genre d’homme capable de laisser une note de 51 Dry Martini au bar du Ritz le soir de la Libération de Paris, n’avait pas peur de déclarer qu’il « buvait pour rendre les autres plus intéressants ». Être un génie c’est s’imposer comme une personnalité hors-norme, au-dessus de la société et des autres individus qui la composent. C’est pouvoir pratiquer un art, un savoir ou accomplir des choses dont le commun des mortels peut à peine rêver.
Cependant il va de soi qu’un tel don comporte des effets pervers. Tout a un prix. Et il est parfois cruel. Les génies finissent parfois par se haïr eux-mêmes ou par exécrer leur propre talent. Ainsi, des êtres exceptionnels tels que Pollock, alcoolique à 15 ans, ou Mark Rothko dont le talent sublime fut stoppé net par son suicide, se retrouvèrent prisonniers de leur propre génie. Quand une raison d’être devient une souffrance, la folie n’est jamais loin, demandez à Van Gogh. Les génies peuvent alors se sentir rejetés, exclus, incapables de vivre dans une société qui ne leur ressemble pas. S’envoyer au 7ème ciel par un autre moyen que l’avion apparaît comme la solution la plus simple à tous ces maux. Non pas comme une source permettant de libérer une inspiration perdue, mais simplement comme un moyen de s’épanouir, voire de se maintenir en vie. De privilégier momentanément l’homme face à son œuvre.
C’est ce sentiment d’évasion qui est illustré dans Un Singe en Hiver d’Henri Verneuil. Albert Quentin, personnage haut en couleur joué par Jean Gabin, s’abandonne au voyage, se voit voguer sur le Yang Tsé Kiang du fond d’une taverne normande, et s’esclaffe que « les grands ducs », au contraire « des boit-sans-soif », sont à même de « tutoyer les anges », prétextant le besoin d’ivresse dans le désir « d’oublier les pignoufs ». Hemingway voulait les rendre plus intéressants, Verneuil décide de les oublier. Question de point de vue. Mais une seule évidence : l’évasion. Les paroles de l’hymne gainsbourien à l’ivresse intitulé Alcool, sont d’ailleurs assez éloquentes :
J’oublie ma chambre au fond d’la cour
Le train de banlieue au petit jour
Et dans les vapeurs de l’alcool
J’vois mes châteaux espagnols
Mes haras et toutes mes duchesses
Les génies sont finalement des êtres humains avant tout, mais si chacun d’entre nous – les sans-talents, les pignoufs, donc – peut parfois ressentir le besoin de s’évader, celui-ci est rarement vital. Plus que le commun des mortels, chaque artifice paradisiaque, chaque expérience illusoire vécue, se retrouve alors exacerbée. Du fait de leur plus grande sensibilité, de leur soif de découverte ou de nouvelles sensations, ils cherchent à s’épanouir dans l’aventure que leur offrent ces substances. Au même tire qu’un aventurier, les génies explorent ces paradis qui s’offrent à eux comme un nouveau monde. La frontière entre le voyage initiatique à la recherche d’inspiration ou d’équilibre et celui du simple divertissement – pouvant devenir un frein à la création – devient alors trouble. Ce qui pouvait s’avérer être une béquille au génie ou le garant d’un équilibre, pourrait-il s’effacer derrière le futile et la décadence ?
Une simple échappatoire ?
De nombreux génies ont épousé l’extase artificielle pour tenter de s’épanouir, mais il est difficile d’évaluer son rôle dans le processus créatif et d’affirmer qu’elle est plus qu’une simple échappatoire. Il est encore plus difficile d’affirmer qu’il existe un lien indéfectible entre substances et génie, au titre que le talent serait présent dès le plus jeune âge et le génie ne ferait son apparition qu’avec un apprentissage de méthodes ou un travail acharné. Jacques Brel déclarait ainsi que « le talent c’est l’envie de faire quelque chose (…) et tout le restant c’est de la sueur, c’est de la transpiration, c’est de la discipline. Les artistes je ne connais pas. Il y a des gens qui travaillent à quelque chose, avec une grande énergie. L’accident de la nature je n’y crois pas. » Le grand Jacques prétendait ainsi que le génie, au sens d’une cristallisation et d’une application magistrale d’un talent, ne serait rien de plus qu’un travail acharné sur un projet ou une œuvre. L’image caricaturée du surdoué torturé et incapable d’évoluer en société, se réfugiant dans l’alcool pour oublier ce fardeau qu’est le talent, passerait du statut de cliché au statut de légende.
On ne peut toutefois nier les capacités intrinsèques de certains individus, dont ils sont dotés dès la naissance, et qui apparaissent comme des prérogatives de l’affirmation de nombreux génies. En effet, que faire des génies précoces ? Des Mozart et autres Rimbaud ?
Peut-on soupçonner le premier de faire chauffer la cuillère à 6 ans au moment de ses premières compositions ? Le second de fréquenter les squats de Charleville lors de la rédaction de ses premiers poèmes ? Le génie prévaut, se dévoile et s’affirme parfois dès le plus jeune âge. Les paradis artificiels deviendraient alors non plus une source d’épanouissement permettant de libérer et d’apporter un soulagement au génie. Ils ne seraient rien de plus qu’un divertissement répondant aux critères extrêmes d’une existence qui l’est tout autant. La drogue et l’alcool ne seraient que des moyens de fuir un instant présent trop pesant, au même titre que peuvent l’être le voyage et l’exil. Alcoolique notoire, Gauguin fut-il un génie de la bouteille ou du voyage ? C’est le Gauguin polynésien qui ancra son génie dans l’Histoire de l’art, et non le peintre méprisé qui pratiquait déjà la levée de coude à Paris et ne rencontra pas pour autant le succès. Les paradis artificiels ne seraient qu’une solution pour s’évader ou oublier, mais en rien une condition nécessaire et suffisante de l’exaltation du génie d’un être humain.
Il devient alors ambitieux de vouloir mettre en exergue une dépendance évidente entre les producteurs d’ivresse et leurs consommateurs géniaux. Après des années de sobriété et plusieurs cures efficaces, Yves Saint-Laurent ne s’est pas soudainement arrêté de révolutionner la mode féminine, qu’il a contribué à émanciper avant même de découvrir les effets des illusions paradisiaques.
Dans la lignée d’un Chatterton de Vigny, les génies sont prisonniers entre le ciel et la terre. Ils ne sauraient se réduire à être des Lance Armstrong de la création, contraints de tricher pour user de leur sensibilité ou révéler leur talent.
Les paradis artificiels ne seraient alors qu’une échappatoire de plus, une manière de lever un voile pudique sur leur impuissance à comprendre ou oublier le monde. La sphère scientifique n’a d’ailleurs jamais été en mesure de prouver un quelconque effet bénéfique de la consommation de substances sur les capacités créatrices d’un être humain. Aucune étude n’a en effet pu démontrer une interaction entre les parties du cerveau dédiées à la créativité et celles inhibées ou stimulées par la prise de substances. Ce serait davantage le contraire. Il ne faut pas oublier que si ces soupapes de décompression pourraient éventuellement apparaître comme un moyen de provoquer l’inspiration ou soulager la douleur de vivre de certains, elles sont aussi un danger pervers et vicieux, contre-productif et décadent.
Un pacte avec le diable
Si la prise de substances peut créer des artifices et des illusions sources d’idées ou d’expériences stimulantes, elle peut également s’avérer dangereuse pour la création. Cette dernière se révèle en effet souvent capricieuse, et Jacques Brel n’était pas loin d’une vérité évidente en affirmant qu’elle demande rigueur et concentration.
C’est également ce que reconnaissait F. Scott Fitzgerald, qui n’était pas le dernier à s’embarquer dans des virées nocturnes aux issues plus qu’incertaines et peinait à trouver dans le même temps l’inspiration pour conclure son chef d’œuvre Tendre est la nuit : « Il m’est apparu de plus en plus clair que l’organisation excellente d’un long livre ou les perceptions et jugements les plus fins au moment de la révision ne se marient pas bien avec la liqueur. » Il en va de même pour les membres les plus illustres du Club des Haschischins, notamment Théophile Gautier, l’homme qui a initié Baudelaire au « plaisir » de l’opium et du haschich. En effet, tout comme son ami Charles, et contrairement à la légende populaire, il ne participera pas à de nombreuses séances d’ivresse et de rêverie, déclarant : « Après une dizaine d’expériences, nous renonçâmes pour toujours à cette drogue enivrante, non qu’elle nous eût fait mal physiquement, mais le vrai littérateur n’a besoin que de ses rêves naturels, et il n’aime pas que sa pensée subisse l’influence d’un agent quelconque. » Cette théorie ne saurait se limiter au génie littéraire et s’applique sans mal à l’ensemble des disciplines, car « Quand il s’agit de donner une forme à la pensée (…) il faut avoir l’entière possession de soi-même », déclara George Sand. Il semble finalement logique de reconnaître que si les paradis artificiels ont la faculté et la vertu d’installer l’oubli ou de troubler l’esprit, ils condamnent le génie à voir sa lucidité absorbée et sa capacité de concentration fondre comme neige au soleil. Combien de temps faudrait-il à un homme ivre et drogué pour écrire un chef d’œuvre de mille pages ? Pour fonder et diriger une multinationale ? Il s’agit alors de voir apparaître un danger plus grand encore. Si les rêveries artificielles sont capables de créer un fossé entre la réalité et le génie, elles creusent aussi des gouffres où ce dernier plonge parfois pour n’en ressortir que rarement indemne.
Les paradis artificiels ont pour fâcheuse habitude de se laisser posséder mais d’être aussi très possessifs. Si la dépendance du génie ne réside pas dans l’inspiration et le talent c’est parfois son corps qui l’amène à une décadence noire et infecte. Le paradis promis aurait alors un immense goût de gâchis et de misère. Quoi de plus regrettable que le « Club des 27 » ? Un enfant vaudou nommé Hendrix tué par une seringue, un poète comme Morrison retrouvé la bave aux lèvres, le fondateur de l’un des plus grands groupes de rock qu’était Brian Jones mort dans sa piscine ? En tentant de fuir une société qui lui est étrangère par le biais d’une « consommation paradisiaque » extrême et nocive, le génie marginal peut finir par perdre son essence naturelle et créatrice.
De la source d’inspiration vitale au simple divertissement. De l’épanouissement à la destruction. Les génies, peut-être plus que le commun des mortels, semblent parfois développer une forme de fascination pour les paradis artificiels, au point d’en faire un objet de fantasme et de désir irrépressible. Si leur rôle dans le processus de création génial est à nuancer, il n’est pas impossible que le fantasme qui les enveloppe puisse être une force sans commune mesure, davantage que le paradis lui-même. Car ces paradis, réduits au rang d’illusion temporaire, ne sont et ne seront jamais une réalité. C’est finalement Baudelaire qui semble détenir la clé de ce langage mystérieux qui relie le génie et l’artifice : « Le vin est semblable à l’homme : on ne sait jamais jusqu’à quel point on peut l’estimer et le mépriser, l’aimer et le haïr, ni de combien d’actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable (. . .) Je veux prouver que les chercheurs de paradis font leur enfer, le préparent, le creusent avec un succès dont la prévision les épouvanterait peut-être.»