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De quoi la « libération animale » est-elle le nom ?

Par Amaury Botrel (artiste) et Enrique Utria (rédacteur)

Enrique Utria est philosophe, chercheur à l’ERIAC, laboratoire de l’université de Rouen.

Qu’ont en commun un philosophe australien qui n’est pas particulièrement « fan » des animaux, un surfeur ayant vécu avec un loup, un ancien boucher lecteur de Gandhi, et un spécialiste d’Aristote ? Tous sont des théoriciens de la libération animale. Philosophes et universitaires, leurs pensées s’inscrivent dans l’un des quatre grands types, l’une des quatre grandes traditions de théories morales développées depuis l’antiquité. Suivez le guide.

 

Libération animale et utilitarisme

 

Peter Singer n’aime pas les animaux ; comprenez, il n’a jamais voulu d’animal, ne les trouve pas si « mignons », n’a pas spécialement envie de les « dorloter ». Mais leur douleur est une affaire sérieuse. Et c’est à ce problème, la douleur des animaux aux mains des êtres humains, qu’il s’attelle en 1975 dans un livre qui marquera l’histoire des idées : La Libération animale. Le livre est immédiatement un best-seller. Son auteur, obscur spécialiste de la désobéissance civile, acquiert une renommée internationale en matière de bioéthique. Iconoclaste, s’intéressant à des questions que ses collègues jugent sous-philosophiques – avortement, animaux, euthanasie, gestation pour autrui, pauvreté, écologie –, il en bouleverse l’approche, et devient l’un des philosophes contemporains les plus influents. Reconnaissance académique ultime : il est finalement élu à la chaire de philosophie morale de Princeton, l’université américaine aujourd’hui la plus prestigieuse.

La stratégie de Peter Singer est simple. Aux questions de bioéthique, il applique systématiquement, avec clarté et rigueur, mais surtout sans concession, la théorie morale qui règne sur le monde anglo-saxon, l’utilitarisme. Les utilitaristes sont de lointains descendants des épicuriens de l’antiquité. Comme Épicure, ils soutiennent que le plaisir est la seule chose bonne en soi ; et la douleur, la seule chose mauvaise en soi. Tout objet (livre, bitcoin), toute conduite (honnête, traîtresse), toute valeur (égalité, liberté), ne sont bons ou mauvais, qu’en fonction des plaisirs ou douleurs qu’ils engendrent. Rien n’est bon ou mauvais absolument, sauf le plaisir et la douleur, respectivement. Les utilitaristes en « déduisent », pour ainsi dire, que le critère d’une action juste (d’une action éthique, si l’on préfère) est le plaisir et la douleur qu’elle produit. La justice utilitariste consiste à produire le meilleur solde possible de plaisirs et douleurs. Cela signifie que le raisonnement moral procède toujours en deux temps. D’abord, mesurer les plaisirs et douleurs de toutes les actions possibles, comme on procéderait avec une balance de Roberval. Ensuite, choisir l’action qui produit le meilleur solde de plaisirs et douleurs.

S’agissant de la question animale – Sommes-nous justifiés moralement à manger les animaux ? –, il faudra donc peser, soupeser, les plaisirs et douleurs inhérents à chaque option. Envisageons trois options. Manger de la viande. Manger moins de viande. Manger végane. Le calcul de Singer est simple. L’élevage intensif, mais aussi l’élevage à l’ancienne avec son lot de mutilations et de privations (dont la castration, la séparation à la naissance des petits de leur mère), causent une immense douleur, que ne compensent pas les « plaisirs triviaux », c’est le mot de Singer, des carnivores. Si l’on ajoute, dans la balance utilitariste, le poids environnemental de l’élevage, qui produit plus de gaz à effet de serre que les transports, et qui nuit donc considérablement aux générations futures, alors le véganisme devient une obligation morale encore plus pressante.

Pour Peter Singer, penser que les intérêts des humains sont infiniment, ontologiquement supérieurs aux intérêts des autres animaux, est un préjugé crasseux. Un préjugé auquel il entend donner un nom, le « spécisme », reprenant le terme utilisé par un psychologue anglais, Richard Ryder. Le spécisme a la même structure, selon Singer, que le racisme, le sexisme et les autres discriminations, par exemple celles qui ont trait à la religion, la sexualité, l’âge. Pour chacune de ces discriminations, les plaisirs et douleurs de certaines catégories (généralement, celle à laquelle le locuteur appartient, ou celles pour lesquelles son groupe social a de l’affection) sont jugés supérieurs à ceux des autres catégories. Le spécisme est l’idée que les plaisirs et douleurs des animaux valent moins que ceux des êtres humains, au seul motif qu’ils n’appartiennent pas à la bonne espèce, qu’« ils ne sont que des animaux ». Pour Peter Singer, la « libération animale » est la dissolution des préjugés spécistes qui établissent une domination humaine sans partage.

Illustrations d'Amaury Botrel sur le thème de la libération animale et des différentes théories de la morale appliquées à la cause animale.
Illustrations d'Amaury Botrel sur le thème de la libération animale.

Libération animale et contractualisme

Tous les philosophes ne sont bien sûr pas utilitaristes. Nombreux sont ceux qui pensent que la moralité est davantage liée à l’idée de contrat. Que ce qu’il est bien ou mal de faire n’est pas lié simplement aux plaisirs et douleurs des autres, mais au contrat moral passé avec les uns et les autres. Dans ce contexte, je ne dirai pas qu’il est mal de tromper ma compagne parce que cela risque de la faire souffrir, mais qu’il est mal de la tromper si et seulement si je lui ai promis (explicitement ou non) de ne pas le faire. Si nous étions convenus que notre engagement n’était pas exclusif, alors la moralité eût été sauve. Tout eût été parfaitement moral dans le meilleur des mondes.

Il semble toutefois qu’un contrat n’est pas nécessairement juste. Un contrat d’esclavage, ou de domination absolue, conclu sous la pression ou la violence, peut-il être juste ? Voilà qui serait désagréable à entendre. Aussi les théoriciens contemporains du contrat tentent-ils bien souvent de dépasser le contractualisme pur, celui qui légitime n’importe quel contrat. C’est ce que fait John Rawls, le philosophe politique le plus important du 20e siècle. Rawls entend imposer une négociation équitable aux contractants. Aussi nous demande-t-il d’imager des contractants vêtus d’un « voile d’ignorance », un voile qui les empêcherait de connaître leur propre religion, leur couleur de peau, leur genre, leur classe sociale, etc. En somme, commente Tom Regan, supposez des âmes désincarnées, ignorant tout ou presque de ce que seront les conditions de leur incarnation dans le monde. Supposez en outre qu’elles doivent choisir les principes de justice qui régiront le monde dans lequel elles vivront.  Il s’ensuit, à l’évidence, qu’elles ne choisiront pas des principes délibérément racistes, sexistes, ploutocratiques (du grec ploutos, la richesse), pour éviter tout simplement d’être victimes de ces principes.

Que s’ensuit-il pour les animaux ? Mark Rowlands, ancien ingénieur, surfeur presque bodybuildé, aujourd’hui professeur de philosophie à l’université de Miami, est connu pour son travail en philosophie de l’esprit, mais aussi pour son petit livre consacré à Brenin, le loup domestique avec lequel il a vécu (Le philosophe et le loup). Rowlands estime que le « voile d’ignorance » n’est pas assez opaque. Pour Rowlands, les dés sont pipés d’avance contre les animaux. Le voile d’ignorance est un dispositif censé nous contraindre à l’impartialité. Mais si, en tant qu’âme désincarnée, nous nous savons déjà humains, nous choisirons à l’évidence des principes favorisant les êtres humains. Si nous voulons réfléchir de manière impartiale, il faut repriser le voile d’ignorance, le rendre plus épais. Le voile d’ignorance doit aussi, selon Rowlands, nous empêcher de connaître l’espèce à laquelle nous appartiendrons. Dans ces conditions, écrit-il, il paraît évident que les contractants originels ne sélectionneront pas des principes de justice spécistes – qui sanctifient les abattoirs. Dans cette optique contractualiste, libérer les animaux, c’est forger les termes d’un nouveau contrat, équitable d’un point de vue « inter-spécifique », c’est casser les termes du contrat spéciste qui prévaut depuis des millénaires.

Illustrations d'Amaury Botrel sur le thème de la libération animale.

Libération animale et déontologisme

Il y a dans la pensée contractualiste un élément qui pourrait sembler étrange à toute pensée morale : l’idée que la moralité est constituée par des contractants égoïstes qui ne se soucient que de leur propre intérêt. Dans une théorie déontologiste – troisième grand type de théorie –, l’égoïsme n’est pas à la base de la moralité. C’est bien plutôt le concept de « respect » qui semble être central. Notre devoir moral absolu est de respecter autrui, de ne jamais le traiter comme un simple moyen, écrivait Kant.

Or, pour les spécialistes de philosophie du droit, le concept de « droit » a un rapport étroit avec celui de « devoir ». Par définition, comme le souligne Joel Feinberg, un droit est nécessairement lié à un « devoir tourné directement vers » le porteur de ce droit. Dans une optique déontologiste, le devoir de respecter autrui est un devoir « tourné directement vers » autrui (et non vers leurs amis, leur famille, vers un tiers contractant). Le devoir absolu évoqué au paragraphe précédent est tout simplement l’envers d’un droit absolu au respect. En ce sens, droit et « devoir tourné vers » sont le même concept, vu d’une perspective différente. En quoi tout cela intéresse-t-il les théoriciens déontologistes de la libération animale ? Si l’on reconnaît des devoirs tournés directement envers les animaux (par exemple un devoir de respect), alors nécessairement on reconnaît un droit à cet égard. C’est une question de logique conceptuelle.   

Les animaux ont-ils donc un droit au respect, au sens fort ? C’est ce dont est convaincu Tom Regan qui, avant de devenir le père des droits des animaux, le père philosophique, conceptuel, et avant d’obtenir le poste de professeur de philosophie morale à l’université de Caroline du Nord, finança ses études avec un job de boucher. Pourquoi un tel changement ? Grand lecteur de Gandhi, le jeune philosophe américain sent bien que le principe de non-violence doit aussi s’appliquer aux autres animaux. Parallèlement, Regan perd son chien adoré dans un accident de voiture, une perte qu’il ne s’attendait pas à vivre aussi intensément. C’est le facteur déclencheur. Regan consacrera sa carrière aux droits des animaux, signant le grand classique sur la question (Les droits des animaux, 1983).

Comment Regan argumente-t-il ? Son point de départ est ce qu’il appelle une intuition morale réfléchie : nos devoirs envers les enfants, les handicapés mentaux lourdement atteints, les aliénés, les personnes séniles, sont des devoirs directement tournés vers eux. Autrement dit, ces personnes ont des droits fondamentaux. Ils ont ces droits, parce qu’ils ont une « valeur inhérente », une valeur absolue, qui ne dépend ni de l’amour de leurs proches ni de leur utilité pour la société. Mais à quoi reconnaît-on cette valeur absolue ? Quel point en commun ces individus ont-ils avec les êtres rationnels, capables d’agir moralement, de contracter, etc. ? Regan pense que le point commun tient à une certaine forme de subjectivité : nous sommes tous des êtres sensibles au plaisir et à la douleur, doués d’émotions, pourvus de croyances sur le monde qui nous entoure et sur nos proches, nous remémorant, anticipant certains comportements. Regan estime que cette subjectivité qu’ont les « sujets-d’une-vie », est une condition suffisante pour qu’on nous attribue cette valeur absolue qui requiert le respect.

Mais, ajoute Regan, si cette forme de subjectivité est une condition suffisante pour les êtres humains, alors elle doit l’être aussi pour les animaux. C’est une stricte question de cohérence. Selon la « meilleure science », écrit Regan, faisant ici référence à Darwin, les mammifères et les oiseaux montrent cette subjectivité. Regan pense qu’il en va très probablement de même pour les poissons – eux qui sont capables de raisonnement associatif, d’enseignement élémentaire, de reconnaissance de territoire. Il faut accorder à ces derniers le bénéfice du doute, écrit-il. En somme, les droits des humains fondent les droits des animaux : les animaux ne peuvent avoir des droits que si les humains en ont. Et les humains ne peuvent avoir de droits, fondés en raison, que si les animaux ont eux aussi des droits. La libération animale est un affranchissement ontologique, le passage du statut d’esclaves, de biens, de choses, à celui de « sujets-d’une-vie » porteur de droits fondamentaux.

Illustrations d'Amaury Botrel sur le thème de la libération animale et des différentes théories de la morale appliquées à la cause animale.

Libération animale et théorie de la vertu : pitié et décence

La dernière théorie morale dont il sera ici question appartient à la famille des « théories de la vertu ». C’est cette famille théorique qui domine de l’antiquité jusqu’à l’époque moderne, et qu’on retrouve donc chez les défenseurs des animaux comme Zarathoustra, Pythagore, Empédocle, Plutarque, Porphyre, Montaigne, Lamartine, etc. De quoi s’agit-il ? De théories où, comme leur nom l’indique, le concept de vertu est central. La vertu va au-delà du simple respect des droits de chacun. Supposez qu’un passant entreprenne au péril de sa vie de sauver un enfant pris dans un incendie. L’acte est lui-même irréprochable. Mais si ce passant agissait uniquement pour passer à la télévision, ses intentions seraient-elles louables ? Bien agir, être louable, implique plus que de respecter les droits des autres. Selon Aristote, être vertueux implique aussi d’avoir les émotions appropriées, les intentions appropriées. (Oui, les théories de la vertu sont ultra-exigeantes.) En bref, l’éthique concerne avant tout la vertu, l’excellence de celui qui agit. L’éthique n’est plus tant la question de savoir ce que l’on doit faire, mais quel type de personne nous voulons être. Pour Aristote, la réponse est simple. Nous voulons être épanouis, accomplis, florissants. Et l’on ne peut l’être que si l’on vit selon les vertus. C’est donc être vertueux que nous voulons être.

Mais alors quels sont, parmi nos dispositions, nos traits de caractère, ceux qui sont vertueux ? Le courage, la pitié, la sagesse, la décence, sont-elles des vertus ? Et, si oui, qu’implique de faire ces dispositions ? Ce sera la tâche principale du théoricien de la vertu que de répondre à ces questions. La voie de la pitié est celle consacrée par Rousseau et Schopenhauer, et poursuivie par Florence Burgat dans Animal mon prochain (1997). Une autre voie, a priori moins évidente, a été creusée par le philosophe britannique Stephen R. L. Clark, professeur à l’université de Liverpool à la fin des années 70, dans un classique de l’éthique animale anglo-saxonne, The Moral Status of Animals (1977). Clark, spécialiste d’Aristote, y mobilise une autre vertu : la décence. Il ne s’agit pas du respect des bonnes mœurs, mais plutôt d’une disposition en rapport avec l’équité. Son raisonnement est simple et ressemble au discours de L214 (l’association qui tente de faire fermer les abattoirs). Faire souffrir ou tuer un animal, alors qu’il est aisé de faire autrement, est vicieux. C’est indécent. Cela implique un manque d’excellence dans le caractère d’une personne. La thèse de Clark reflète une opinion quasi universelle, partagée par le code pénal français, qui punit le fait de donner sans nécessité la mort à un animal (art. R655-1). Or, précisément, nous tuons les animaux – alors que nous pourrions nous nourrir de végétaux, en supplémentant éventuellement notre alimentation de molécules que nous ne trouverions pas dans le règne végétal. Tout cela est à portée de main, mais nous ne le faisons pas. (Ce qui fait dire à Florence Burgat, dans L’Humanité Carnivore (2017) qu’il y a là un comportement meurtrier, délibéré.) Pour Clark, notre comportement est indécent. Nous tuons et faisons souffrir des centaines de milliards d’animaux tous les ans ; la décence exige le contraire. De ce point de vue, la libération animale est un combat contre le vice, le manque d’excellence, l’indécence, la pensée bas de front.

Illustrations d'Amaury Botrel sur le thème de la libération animale.

 Absurdités de la libération animale ?

 

La libération animale n’est-elle pas absurde en pratique ? Libérés de leur cage, de leur étable, de leur clapier, les milliards d’animaux d’élevage ne seraient-ils alors pas en surpopulation, incapables de survivre par eux-mêmes ? À cette objection, les théoriciens de la libération animale répondent, entre autres, que le monde ne deviendra pas végane du jour au lendemain. Que les élevages fermeront petit à petit. Et que le nombre d’animaux élevés diminuera donc au fur et à mesure.

Ne faut-il pas dire alors que la libération animale aurait une conséquence inverse tout aussi absurde ? N’aboutirait-elle pas à l’éradication des animaux d’élevage, à la fin de la domestication, tant pour les animaux de compagnie que pour les races d’élevage ? Aucune des théories mentionnées plus haut n’induit cette conséquence. Ni Singer, ni Regan, ni Rowlands, ni Clark ne sont opposés à la domestication des chiens et des chats, à condition que ces animaux puissent s’épanouir dans un foyer humain. S’agissant des races d’animaux d’élevage, créées artificiellement par les êtres humains, elles disparaîtront si ces derniers les laissent s’éteindre. Mais rien n’empêche que des politiques de conservation soient menées. Clark, par exemple, y est très favorable, considérant que ces races d’animaux font partie de notre société, la société humaine-animale, et qu’il faudra à tout prix les préserver. Le débat est ouvert.