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Art et hasard

Par Myriam Benzarti (rédacteur) et Elsa Levy (artiste)

Le mot hasard prend ses racines dans la langue arabe. « Az-zahr » signifie en effet « fleur », et renvoie à la face d’un dé correspondant au nombre « 1 » sur laquelle on retrouvait une fleur dessinée. Penser que l’art, tout comme la fleur qui n’apparaît qu’aléatoirement lorsque les dés sont jetés, puisse être le résultat imprévisible d’un processus régi par le hasard, peut laisser perplexe.

L’occurrence du hasard dans le processus artistique est souvent tournée en dérision ou en caricature. Dans l’imaginaire commun, l’artiste qui choisit le hasard dans son processus créatif peint des formes dénuées de sens – ou ne peint rien du tout – puis expose son œuvre hors de prix devant laquelle, infatués et bêtement pantois, une société d’initiés fait semblant d’en reconnaître la valeur. Ce portrait grossier de l’artiste qui se soumet au hasard dans la création de son œuvre n’est pas seulement le produit d’une vulgarisation simplificatrice. Il provient aussi d’un paradoxe qui rend complexe la compréhension de telles œuvres d’art. En effet, quelle que soit la définition de l’art choisie1, qu’il s’agisse d’une production qui tente d’imiter la nature, d’une œuvre qui représente un idéal de beauté à travers la conception de l’artiste, ou d’une œuvre dont la perfection dépasse l’auteur lui-même, penser que cette œuvre ait été créée de manière aléatoire peut rendre sceptiques ceux qui la jugent. Ceux-ci peuvent facilement être amenés à penser qu’elle aurait pu ne pas être une œuvre d’art si le produit du hasard avait été différent, ou qu’ils auraient pu réaliser cette œuvre eux-mêmes en ayant recours au même procédé. Comment comprendre alors la place que prend le hasard à la fois pour l’artiste et pour le public ? Plus précisément, quel est le rôle de celui-ci dans la création, la contemplation et l’appropriation de l’oeuvre ?

Photos d'Elsa Levy modifiée aléatoirement par le générateur Deep Dream Generator de Google Art.
Photos d'Elsa Levy modifiée aléatoirement par le générateur Deep Dream de Google Art.

Le hasard dans la création artistique comme imitation du processus de création dans la nature : lorsque le chaos devient ordre

 

Que se passe-t-il pourtant lorsqu’un compositeur américain de l’avant-garde tombe sur un des plus anciens textes chinois, le « Yi-King » ou Livre des transformations de l’archaïque magie chinoise ? Il s’agit là du travail de John Cage qui consulte les oracles du Yi-King pour composer ses œuvres. Cela consiste à piocher deux des huit trigrammes2 qui composent l’ouvrage en posant une question. Ces deux trigrammes mis ensemble vont ainsi constituer un hexagramme qui va lui-même renvoyer à certaines sections du Livre des Mutations qui apportent une réponse à la question initialement posée. Cette réponse n’est pas binaire et doit être interprétée. Le hasard intervient ici à deux reprises : une première fois lors du processus de tirage au sort, et une seconde fois lors de l’interprétation de la réponse. C’est en suivant ce même processus que Cage choisit les critères musicaux à faire varier ainsi que les aspects sonores pris en compte. Cela va donner naissance en 1951 à sa composition « Music of change ». Cage explique sa démarche en soulignant que celle-ci lui permet tout d’abord de se libérer des nombreuses contraintes imposées en musique, comme celles du rythme et des gammes par exemple, mais aussi et surtout qu’elle permet l’effacement de son intention en tant qu’artiste, en tant qu’homme. Il dira à ce propos qu’il ne s’occupe pas des intentions3 et qu’il faut « restituer l’homme à l’homme et le son au son »4. Cela lui permet alors de se « déresponsabiliser » du processus créatif, et de créer comme la nature crée, un chaos qui devient ordre. Cette déresponsabilisation est un emprunt au principe de « non-agir » du bouddhisme Zen qui correspond à un lâcher-prise et une confiance dans le déroulement des lois de la nature.

Ainsi, le choix du hasard permettrait tout d’abord d’affranchir l’artiste des codes artistiques, mais aussi de le libérer de ses propres pensées humaines. Ces deux éléments le contraignent en effet à s’exprimer de façon formalisée, érigeant par là même des barrières bridant sa créativité et la puissance artistique de l’œuvre.

Photos d'Elsa Levy modifiée aléatoirement par le générateur Deep Dream Generator de Google Art.

Dans l’écriture, c’est le langage qui représente ces barrières. William S. Burroughs, romancier et artiste américain, figure emblématique de la Beat Generation5, va jusqu’à le qualifier de « virus ». En effet, il considère que le langage impose une cohérence logique à tout discours, ce qui implique qu’il restreint l’écrivain par son utilisation en le poussant à toujours exprimer inconsciemment des concepts et des réflexions préétablis et intrinsèques au langage. Pour remédier à cela, Burroughs a recours à la technique littéraire du « cut-up », qui consiste à découper un texte en fragments aléatoires qu’il réarrange afin de créer un nouveau texte.  

Exemple de cut-up :

« Rhabille ta peau dans l’hôtel des Chancres à Louer où les fraudeuses allongent toute la comptée à la maison passe-vérole, c’est du même, rien de sain dans ces chtouilleuses pourries jusqu’au trognon de ton vide-pomme tout neuf. Qui a tiré la pomme ? Tell que je te dis, pomme de reinette et pomme d’api, tapis tapis rouge… Le rouge-gorge tombe sous le trait de ma fidèle arbalète, une goutte de sang rougit sa gorge… » Le Festin Nu, William Burroughs, 1959

Le cut-up, tout comme le Yi-King pour John Cage, permet ainsi de s’affranchir du langage et de se déresponsabiliser des normes imposées, qu’elles soient conscientes ou inconscientes. L’artiste qui donne la parole au hasard tait sa propre parole et celle des hommes au profit de celui de l’art en soi. Il recrée le chaos créateur de la nature et le laisse prendre forme à sa guise.

Le cut-up et le Yi-King sont des recours au hasard par le processus de tirages au sort. Certains artistes choisissent plutôt un hasard du mouvement comme Marcel Duchamp et ses Stoppages étalon (1914) pour lesquels il jette un fil sur trois règles d’un mètre dessinant ainsi les courbes à partir desquelles les règles sont découpées. Créer de telle sorte permet à nouveau de s’affranchir de la subjectivité. Selon André Breton (Nadja, 1964), cet affranchissement est même indispensable pour ne pas tomber dans ce qu’il appelle le “mysticisme du hasard”, à savoir de recourir au hasard car l’on aurait foi dans le destin qui ne supprime pas le choix mais l’inscrit dans un ordre supérieur.

Photos d'Elsa Levy modifiée aléatoirement par le générateur Deep Dream Generator de Google Art.

Le hasard dans le processus créatif est donc utilisé comme outil choisi par l’artiste afin de créer en impliquant le moins possible sa subjectivité. Du côté de celui qui contemple l’oeuvre, qui lui est sujet, le hasard prend de plus en plus de place lorsqu’il contemple l’oeuvre à l’heure où l’art sonne le glas de son régime en tant qu’objet, pour désormais régner à travers l’œil de celui qui l’observe. Plus les œuvres d’art sont construites comme des expériences dépendant du sujet, plus le rôle du hasard comme état de renoncement à la subjectivité semble s’imposer. Renoncer à cette subjectivité permettrait ainsi de mieux comprendre l’oeuvre d’art, qui la dépasse.

 

Hasard et exégèse: le hasard dans l’interprétation de l’œuvre

 

Il revient à celui qui observe l’œuvre de se placer dans la posture du « non-agir » pour comprendre l’œuvre, ce qui signifie de lâcher prise et de se laisser guider par le chaos créé par l’œuvre. En faisant ceci, il renonce à tout ordre socioculturel préétabli et laisse place avant tout aux sens pour embrasser l’art en soi. Ce lâcher-prise de la conscience n’est pas sans rappeler l’état induit par les hallucinogènes, ou, plus simplement, l’état de rêve. Comme dans un film de David Lynch, il faut cesser de chercher à comprendre l’œuvre comme soumise aux codes du genre (dans le cinéma par exemple, ce serait avoir une trame linéaire), et la laisser, tout entière, prendre possession de nous comme si l’on parcourait un rêve.

Qu’il s’agisse de hasard créatif ou de hasard dans l’interprétation, ce procédé apparaît comme un moyen pour l’homme de renoncer un instant à sa manière d’être et de penser pour créer ou percevoir l’art comme création naturelle. L’artiste se déresponsabilise ainsi dans sa création ; mais dans cette mesure, l’oeuvre peut-elle tout de même lui être attribuée ? Comment peut-il garder son statut d’auteur alors même qu’il essaie de se défaire de toute subjectivité ?

Photos d'Elsa Levy modifiée aléatoirement par le générateur Deep Dream Generator de Google Art.

Hasard et blason: le problème de la propriété intellectuelle  

 

Lorsque l’artiste prend la décision de recourir au hasard dans son processus créatif et qu’il convient de règles, comme John Cage et le Yi-King, William Burroughs et le cut-up, Marcel Duchamp et ses Stoppages étalon, il marque de son sceau l’oeuvre puisqu’il est toujours celui qui en a déclenché la création et en a décidé des règles, quand bien même il a remis entre les mains du hasard certaines étapes de ce processus.

L’art génératif6, qui regroupe les mécanismes de génération aléatoires programmés (générations procédurales, intelligence artificielle…), ouvre d’infinies possibilités de création et pose la question de savoir qui est l’auteur de ce qui est créé. Pouvons-nous par exemple affirmer que DeepDream, l’intelligence artificielle conçue par Google, peut être perçue comme un artiste ? Dans la mesure où ce programme a été créé par l’homme, il semble que c’est également à l’homme que revient la propriété intellectuelle.

Toutefois, l’autonomie acquise par DeepDream grâce au machine learning rend la question plus délicate ; et c’est le but du projet Magenta de Google de rendre la limite encore plus opaque en essayant de développer des algorithmes qui parviennent à produire, non seulement selon les codes artistiques, mais aussi de manière à ce qu’ils touchent la sensibilité humaine.

  1. « Le désengagement musical », Unsighted, où apparaît la définition de l’œuvre d’art selon Emmanuel Kant. http://unsighted.co/amphi/le-desengagement-musical/
  2. Combinaison de trois signes dans le Yi-King.
  3. John Cage, « Communication », 1958, in Silences.
  4. John Cage, cité par Daniel Charles, in Daniel Charles, Gloses sur John Cage : suivies d’une glose sur Meister Duchamp, 2002.
  5. Mouvement artistique et littéraire américain né dans les années 50 et dont Allen Ginsberg, William Burroughs et Jack Kerouac sont les précurseurs.
  6. « Internet, capitale du XXIe siècle », Unsighted, http://unsighted.co/enjeux/internet-capitale-du-xxie-siecle/