Thomas Taz Cecchelani (artiste), Maxime Vincent (rédacteur)
Dans la quasi-totalité des mouvements sociaux, la violence est bannie, qu’elle soit dirigée contre des objets ou des personnes. Au nom d’un principe moral et pragmatique, la tactique non-violente serait supérieure à toute action brutale. Mais cette stratégie est-elle encore efficace ? Doit-on vraiment exclure totalement la violence des luttes sociales ?
Lors des manifestations du 26 mai dernier, comme le 1er mai, comme au cours des manifestations d’avril et d’une grande partie de celles de ces dernières décennies, un certain nombre de manifestants ont participé à des actions violentes en s’attaquant aux symboles du capitalisme et de l’État. De tous côtés, ces violences sont critiquées. Les opposants à la manifestation et les représentants de l’État y voient des actes criminels qu’il faudrait durement réprimer au risque de « perdre le droit de manifester » tandis que les chefs syndicaux et politiques participant condamnent des actions marginales qui détourneraient le sens de la manifestation tout entière et affaibliraient la crédibilité de leurs revendications. De part et d’autre, un mot d’ordre règne : la contestation doit être avant tout non-violente. C’est la condition de son existence. Autrement, elle serait inutile, contre-productive et réprimable.
La grande majorité des mouvements sociaux adhèrent à cette règle. Ils placent le principe de non-violence au dessus de tout. Dans son livre, The No-Nonsense Guide to Green Politics (2010), Derek Wall, membre du parti vert britannique, en fait même l’un des quatre piliers du mouvement écologiste mondial. Dans cette vision partagée par nombre de militants, la non-violence en tant que méthode d’action tient le même rang que les objectifs du mouvement. En conséquence, toute méthode d’action impliquant la violence est rejetée, même si elle permettrait peut-être de changer les choses.
Pour les syndicats, partis politiques, associations, cette approche exclusivement non-violente fait quasiment office de règle générale que personne n’ose transgresser ni même remettre en question. Mais cette stratégie est-elle efficace ? C’est la question que se posent un nombre croissant de militants. Leur constat : les mobilisations sociales pacifiques échouent de plus en plus. C’est le cas dans les pays autoritaires certes, mais également dans nos démocraties européennes — on pense au florilège de mobilisations actuelles en France auxquelles le gouvernement ne cèdent rien, mais aussi aux échecs répétées des revendications antiracistes, anticapitalistes et écologistes depuis des dizaines d’années, à l’incapacité des grèves à empêcher les délocalisations et les plans sociaux, aux mouvements contre la guerre en Irak ou ailleurs, et de manière générale à toutes les revendications sociales locales, nationales et internationales qui émergent tous les jours et qui n’aboutissent à rien ou presque… La non-violence seule, qui ne met en danger personne et surtout pas ce que le mouvement cherche à combattre, échoue bien plus souvent qu’elle n’aboutit.
Pourtant, de part et d’autres de l’échiquier politique, une très large majorité continue de soutenir le principe de non-violence au motif que même s’il aboutit à peu, il resterait bien plus efficace que la stratégie de la violence, dont les impacts à court, moyen et long terme seraient bien pire que la conservation du statu quo. Très souvent, cette opinion se construit autour de quatre postulats qui se veulent pragmatiques et moraux. Rarement déconstruits, ces grands principes imprègnent notre imaginaire et nous empêchent souvent de penser au-delà de maximes toutes faites. « La violence ne résout rien », nous dit-on, mais la non-violence seule résout-elle quelque chose ?
Postulat n° 1 : la non-violence se suffit à elle-même, Gandhi et Luther King
La stratégie de la non-violence comme moyen de provoquer un changement politique est pour la première fois proposée par l’anarchiste Henry David Thoreau au milieu du XIXe siècle. Cette stratégie met en avant des actions de désobéissance civile (grèves, occupations d’espaces publics et privés, boycotts, etc.) capables de déstabiliser le pouvoir en place tout en rassemblant l’opinion publique autour de la dénonciation de la violence de l’État. Ainsi, Thoreau n’invente pas le principe de l’action non-violente (grèves et boycotts existaient déjà au temps de l’Ancien Régime) mais la conceptualise et démontre qu’une révolution sans violence peut avoir un impact tout aussi important qu’une révolution armée. À sa suite, plusieurs penseurs de gauche comme Trotski reprendront cette idée et contribueront à sa popularisation, sans pour autant en faire un principe absolu de la lutte.
Il faut attendre le mouvement indépendantiste indien et l’ascension de Gandhi à la tête du parti du Congrès pour que la non-violence quitte le domaine théorique et soit appliquée dans un cas concret. Gandhi est très souvent porté en exemple de la lutte non-violente. L’histoire voudrait qu’il ait débarrassé l’Inde des colonisateurs par une succession de grèves, de manifestations et de désobéissances civiles. L’Empire britannique, incapable de gouverner un pays qui ne lui obéissait plus, aurait alors été forcé de négocier puis de quitter la péninsule indienne. L’indépendance de l’Inde serait donc la preuve ultime de l’efficacité de la lutte non-violente, où un peuple sans ressources économiques et militaires fut capable de vaincre la première puissance mondiale et de l’éjecter de sa colonie la plus précieuse, le « joyau de la Couronne ».
Cette interprétation, largement usitée dans les représentations populaires, occulte pourtant de nombreux aspects de la lutte indépendantiste. Car Gandhi fut certes un acteur majeur de cette lutte mais il n’en fut pas moins un parmi tant d’autres. À côté de l’action principalement non-violente du parti du Congrès, une multitude de guérillas armées combattaient régulièrement les troupes coloniales et affaiblissaient peu à peu l’emprise militaire des Britanniques. L’un des plus célèbres de ces leaders révolutionnaires, Subhas Chandra Bose, bien que peu connu en Occident, fut un élément central de la résistance indienne, au point qu’il fut même brièvement à la tête du parti du Congrès. L’action armée de son Indian National Army dura pendant plusieurs années, suscitant des révoltes populaires en même temps qu’elle malmenait le pouvoir colonial en Inde et ailleurs. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata et qu’il alla demander de l’aide à l’Allemagne et au Japon, le Royaume-Uni se mit à craindre sérieusement l’émergence d’un nouveau front en Asie du Sud et s’empressa de revenir à la table des négociations avec le Congrès pour tenter de s’assurer le soutien des Indiens. En parallèle, la grande insurrection non-violente que Gandhi avait lancé en 1942 — Quit India — déboucha finalement sur quantités d’affrontements violents entre le Congrès, la Ligue musulmane (opposée au mouvement) et les autorités britanniques alors que l’opposition à la guerre s’amplifiait.
La situation à la veille de l’indépendance de 1947 était donc loin du pacifisme initialement voulu par Gandhi. À cela, il faut ajouter la faiblesse économique, politique et militaire sans précédent de l’Empire britannique. Celui-ci sort de deux guerres mondiales et voit difficilement comment son économie exsangue pourrait encore être capable de maintenir un empire aussi vaste. Pendant l’entre-deux-guerres déjà, la Couronne avait accordé son indépendance à l’Égypte, l’Irak et l’Irlande, pour celle-ci après plusieurs années de combats acharnés. Dès les débuts de la Seconde Guerre mondiale, il devient clair que l’Angleterre ne sera pas capable de garder le contrôle sur la plupart de ses colonies et encore moins sur l’Inde où les pressions indépendantistes vont croissant et sont de plus en plus violentes.
Certains cyniques défendent même l’idée selon laquelle Gandhi aurait été utilisé par les Anglais. Ceux-ci, sachant l’Inde perdue, auraient privilégié les négociations avec les factions les moins radicales et les plus conciliantes afin de s’assurer une transition douce et de garder le contrôle sur le pays. L’existence d’un mouvement complètement non-violent, et donc possédant moins de moyens de pression qu’un groupe prêt à tuer, fut alors une aubaine que les Anglais saisirent. Ainsi, ils purent imposer leur schéma de partition de l’Inde et du Pakistan et continuer à « diviser pour mieux régner » même après avoir quitté le pays.
Si les tactiques non-violentes de Gandhi ont effectivement été très utiles pour affaiblir les Britanniques ainsi que pour légitimer la lutte auprès de millions d’Indiens et de la communauté internationale, elles ne sont pas seules responsables de l’indépendance. La faiblesse du gouvernement colonial et sa mise à l’épreuve par quantité de groupes violents (y compris la guerre contre l’Axe) ont également été décisives pour précipiter la chute du Raj. C’est l’alliance entre tactiques violentes et tactiques non-violentes qui permirent finalement aux Indiens de gagner leur indépendance et non pas la simple désobéissance civile de Gandhi. La non-violence seule échoua pendant des décennies avant que, rejointe par une multitude de groupes violents, elle parvienne à triompher.
La même dynamique fut plus ou moins à l’œuvre dans l’autre grand mouvement non-violent du XXe siècle : le Civil Rights Movement américain des années 60. Aux États-Unis, plusieurs groupes luttaient pour la fin de la ségrégation raciale et l’accession des noirs américains aux mêmes droits que les blancs. Là encore, l’histoire se plaît à rappeler l’héroïsme de Martin Luther King qui, comme Gandhi, aurait mis fin à des siècles d’oppression par la seule force de ses discours et de ses actions non-violentes. Là encore, comme avec Chandra Bose, sont oubliées ou dénigrées les factions violentes de l’époque comme les Black Panthers ou la Nation of Islam de Malcolm X.
Au cours des années 60, plusieurs organisations noires firent usage de violence pour établir un rapport de force avec le gouvernement. De ce fait, ils instillèrent la peur parmi les classes moyennes blanches. Ils obligèrent ainsi le gouvernement à s’intéresser aux revendications des noirs américains et à y répondre sous peine de voir un déferlement de violence encore plus important. Car avant l’arrivée de ces militants, la violence des quartiers noirs inquiétait peu les dirigeants. Ils étaient relégués dans des ghettos, isolées du reste de la population et leur sort n’avait que peu d’impact sur la majorité blanche. En ce sens, leurs actions violentes et ciblées ainsi que la série de soulèvements spontanés à Albany, Birmingham ou Detroit ont permis de faire de la question raciale une question nationale, un problème qui avait le potentiel de menacer toute la population et donc de délégitimer le gouvernement si celui-ci n’était pas capable d’y répondre.
Replacé dans ce contexte, l’histoire des Civil Rights n’est donc pas celle d’un homme seul soulevant les foules pour arriver à l’égalité raciale de manière pacifique, c’est celle d’un combat permanent, un rapport de force qui s’apparentait quelquefois à de la guerre civile pour que l’État américain cède enfin et accorde des droits aux minorités noires. Dans un tel contexte, Martin Luther King est un interlocuteur privilégié pour Washington. Contrairement à d’autres factions, Luther King n’était ni révolutionnaire, ni anticapitaliste, ni anti-impérialiste : il était pasteur et cela répondait aux préoccupations religieuses de la majorité des Américains. Mais surtout, il permettait de ne pas avoir à négocier avec les leaders de groupes « terroristes » et ainsi de garder sa légitimité : le gouvernement ne cède pas devant la violence, il cède devant les paroles sages et la mobilisation raisonnable de ses citoyens.
Les exemples sont multiples : opposition à la guerre du Vietnam, à l’Apartheid, etc. La plupart de ces supposées réussites de la tactique non-violente sont le résultat d’une dynamique d’affaiblissement progressif du pouvoir de l’État ou des représentants de l’ordre établi due à des violences intérieures (guérillas, émeutes) ou extérieures (guerres). Ainsi, il est simpliste de résumer les succès de mouvements non-violents à leurs seules actions. Ceux-ci résultent de la combinaison d’une multitude de facteurs et sont très souvent alimentés par le climat violent mis en place par d’autres organisations.
Le mouvement non-violent est capable de saisir des opportunités mais il est compliqué pour lui de créer ces opportunités, notamment lorsqu’il doit faire face à un État fort et coercitif. La tactique non-violente seule peut fonctionner, notamment pour des revendications marginales (refus d’une réforme dans un régime démocratique, et encore…), mais cela reste rare et lorsque les revendications demandent un changement important — question coloniale, question raciale, ou les deux comme en Afrique du Sud —, elle n’est pas entendue avant qu’un rapport de force menaçant n’ait été provoqué ou qu’une crise grave ait affaibli l’État.
Postulat n° 2 : la violence est condamnable par principe, un mouvement violent aboutira à une société encore plus violente
Ce deuxième postulat est un argument à la fois stratégique et moral. Il part du principe qu’un mouvement social contribuant à des actions violentes fait entrer la dynamique de la violence dans son fonctionnement et dans ses revendications. Ainsi, on considérera qu’une révolution faite dans la violence continuera logiquement à user de cette violence lorsqu’elle parviendra au pouvoir. Puisque la violence a été l’instrument de sa lutte, elle continuera à être l’instrument de son maintien au pouvoir. Pareillement, puisqu’elle n’a pas érigé la non-violence en principe moral, elle aura plus de mal à convaincre ses congénères. Ainsi, dans cette approche simplifiée, la révolution russe de 1917, obtenue dans la violence et la guerre des Rouges contre les Blancs, serait l’une des causes principales menant aux violences politiques répétées sous Lénine et Staline. Parce que le régime a dû éliminer ses ennemis pour s’installer, il continue à le faire une fois au pouvoir.
Dans la même logique, ce principe s’applique aux mouvements qui ne visent pas forcément à renverser le pouvoir. N’importe quelle revendication, si elle use de la violence pour être appliquée, générera de la violence dans sa mise en oeuvre, que ce soit par revanchisme — les opposants à la réforme se sentant abusés et cherchant à répondre aux attaques — ou parce qu’elle se conçoit uniquement dans le rapport de force — les partisans de la réforme sachant que leur succès repose sur la peur et la coercition, ils craignent que la disparition de la menace violente ne mettent en péril la réforme. Ainsi, dans n’importe quel cas de figure, l’action non-violente seule pourrait établir un nouveau statu quo durable et pacifique car, si elle ne garantit pas la non-violence de la société à 100 %, elle, au moins, diminue ses chances d’apparaître.
Ce postulat peut sembler logique à première vue, néanmoins il fait l’impasse sur un type particulier de violence. En effet, lorsqu’une action non-violente — une manifestation, une victoire judiciaire, etc. — parvient à faire changer la règle, cette règle n’est pas appliquée par de simples paroles. Derrière la promulgation d’une loi ou d’un jugement, il y a tout un appareil d’État qui se met en branle pour la/le faire appliquer et qui est prêt à aller jusqu’à la violence pour ce faire. Ainsi par exemple, si une association non-violente réussissait à faire interdire l’utilisation de pesticides, c’est par la force de la police ou de la gendarmerie que la décision serait imposée. Des patrouilles quadrilleraient le territoire et arrêteraient les agriculteurs hors la loi, les policiers iraient même jusqu’à pénétrer chez eux pour les mettre en garde à vue, la justice pourrait ensuite confisquer leur matériel, les mettre en prison et tout un tas d’autres opérations généralement violentes. Ainsi, indirectement, la mobilisation non-violente aura abouti à des actions violentes.
On touche ici à un paradoxe récurrent de la mobilisation non-violente. Quand elle ne cherche pas à renverser l’État — ce qui est rare et quasiment impossible, comme nous l’avons vu précédemment —, elle l’utilise comme bouclier. En choisissant l’action non-violente, elle confie indirectement le « sale boulot » à d’autres. Elle n’empêche pas la violence mais la déplace. Ce faisant, les acteurs non-violents ont les mains propres et bonne conscience même si, en définitive, leur principe n’est pas respecté. Cette dynamique presque universelle des mouvements non-violents qui misent sur la violence de l’État pour arriver à leurs fins est ce qui pousse le militant anarchiste Peter Gelderloos à dire que « la non-violence protège l’État ». Plutôt que de dénoncer ou combattre le monopole de la violence que l’État possède, la stratégie de la non-violence le légitime encore plus. Non seulement elle l’accepte et l’utilise mais en plus elle lui confère le vernis mélioratif de « pacifisme ». Sur les matraques des gendarmes qui viennent arrêter l’agriculteur, on ne lit plus la violence d’un État répressif — que ce soit à juste titre ou non n’est ici pas la question — mais la non-violence du combat des militants écologistes. La violence de l’État devient l’instrument de la non-violence des luttes sociales.
Au cœur de cette tactique on trouve l’idée que l’État est légitime d’utiliser la violence. Dans un régime démocratique par exemple, on considère qu’il est la représentation de la volonté populaire, donc qu’il représente l’intérêt général. Par conséquent, c’est l’institution la plus à même de régler les différends et d’utiliser la violence pour ce faire. C’est un moindre mal pour éviter de plus grands maux. Seulement, que faire lorsque l’État utilise la violence pour protéger des individus ou des groupes aux dépens du droit et de la justice ? Par exemple, l’État du Brésil qui assassine allégrement les opposants à la déforestation et protège les industries agricoles qui rasent des villages d’indigènes est-il toujours légitime ? Et dans ce cas-là, est-il légitime pour d’autres groupes que l’État d’utiliser la violence pour défendre le droit des opprimés ?
Ces questions ne peuvent pas apparaître si l’on suit le principe de non-violence à la lettre. Dans son schéma, toute violence exercée par quelqu’un ou quelque chose d’autre que l’État est injustifiée, même si la violence de l’État est elle-même injustifiée. En raisonnant de cette façon, on se prive d’une quantité d’actions qui, même si elles sont plus risquées que les manifestations pacifiques, auraient au moins le mérite de remettre en cause la légitimité de l’État sur les questions où il agit illégitimement par rapport à son but premier qui est de protéger les citoyens.
Postulat n° 3 : la violence légitime l’oppression ; en étant violent, on légitime la répression violente de la police et de l’armée
En raison de leur acceptation de la violence étatique, beaucoup de critiques traitent les non-violents d’hypocrites qui ne choisiraient finalement la non-violence que quand cela les arrange. Pire, leur strict respect du principe pacifiste les empêcherait d’organiser des actions efficaces dans le cadre d’États répressifs. D’un point de vue pragmatique pourtant, la stratégie de la non-violence peut se justifier dans l’oppression. Ce fut même sa raison d’être initiale.
En effet, une des grandes idées soutenant les écrits de Thoreau ou les actions de Gandhi est qu’en participant à des actions violentes, on donne l’occasion à l’État de réprimer le mouvement. Si un groupe se met à casser un McDonald’s, l’État se sent légitime de faire charger les CRS puis d’emprisonner les opposants. En revanche, face à une manifestation non-violente, une charge de policiers apparaît disproportionnée. Tout État cherchant à faire taire un mouvement social aura plus de mal à le faire si celui-ci ne fait rien de violent. À l’inverse, tout éclat de violence, même le plus minime peut devenir un prétexte pour renforcer le contrôle de la population et restreindre ses libertés. De ce point de vue, la manifestation violente peut être extrêmement contre-productive et participe également à légitimer la violence de l’État.
Cet axiome a longtemps clôt le débat et convaincu beaucoup de militants d’embrasser la cause non-violente qui, si elle ne permet pas forcément d’accéder au changement, au moins ne met pas en jeu des libertés et droits durement acquis. Seulement depuis le début de l’histoire des mouvements non-violents, les États ont développé une multitude de techniques permettant de réprimer la non-violence par la violence, que ce soit en rendant partiellement illégal le droit de manifester, comme ce fut le cas en Espagne avec la « loi bâillon » de 2015, ou tout simplement en utilisant la violence contre des groupes non-violents au motif du « respect de l’État de droit », comme c’est en ce moment le cas à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. La non-violence n’est donc pas garante de la sécurisation des acquis sociaux. Parfois elle l’est, bien mieux que n’importe quelle action violente. Mais en d’autres cas, elle est tout aussi inefficace, quand elle n’est pas naïve.
Des militants comme Malcolm X ont depuis longtemps pointé du doigt le caractère très raciste et classiste de la stratégie non-violente. Les groupes dominants — dans le cas des sociétés occidentales, les hommes, les blancs, les riches, les patrons — ont en effet beaucoup à perdre en s’engageant dans l’action violente : ils peuvent être arrêtés, brutalisés, dépossédés et même tués. Par ailleurs, leurs revendications sont nécessairement moins radicales que celles des groupes dominés — les racisés, les ouvriers, les pauvres, les femmes, etc. — qui luttent souvent pour obtenir les droits les plus basiques. Les dominants ont moins à gagner et plus à perdre. Par conséquent, il est logique pour eux de prêcher la non-violence, moins efficace mais plus prudente. En revanche, les dominés ont souvent plus à gagner qu’à perdre : ils subissent la discrimination au quotidien, vivent déjà dans des conditions difficiles, sont plus souvent interpellés et violentés… Dans certains cas, les bénéfices qu’ils pourraient tirer de la réussite de la lutte peuvent valoir le coup de risquer leurs maigres privilèges. C’est d’autant plus vrai lorsque l’on parle de minorités qui ne peuvent pas utiliser la panoplie complète des stratégies non-violentes. La stratégie du boycott, de la manifestation, de l’occupation d’espaces publics quand on est un petit nombre pour demander que la majorité de la population renonce à sa position de domination apparaît peu efficace dans la plupart des cas. C’est dans cette perspective que Malcolm X et d’autres ont historiquement appelé à ne pas écouter la rhétorique non-violente. Si elle est cohérente avec les revendications de certains groupes, elle ne l’est pas pour d’autres. Pour ces derniers, ne vaut-il pas mieux une action violente qui a le potentiel de faire changer les choses même s’ils risquent la répression plutôt que l’acceptation passive de leur condition ?
Postulat n° 4 : la violence rend le mouvement impopulaire, elle discrédite la cause sur le long terme
Ce dernier argument se place du côté de la majorité silencieuse. Outre le fait qu’un mouvement non-violent aura plus de chance d’attirer des membres — notamment pour les raisons citées précédemment (moins de prise de risque, meilleure acceptation morale) —, il aura également plus de chance de rallier l’opinion publique à sa cause. La majorité des citoyens préfèrent assister à un défilé calme dans leurs rues plutôt qu’à un cassage de vitrines. Parce qu’elle/il est généralement non-violent, la/le citoyen.ne s’identifierait beaucoup plus au manifestant pacifique qu’au « casseur ». Pire, elle/il pourrait même en venir à s’identifier aux propriétaires des vitrines et autres abribus et envisager les manifestants violents comme une menace à sa sécurité. Ainsi, liant facilement la cause avec ses défenseurs, il/elle en viendrait à dénigrer le combat tout entier, à considérer que les revendications d’une manifestation sont injustifiées si les moyens utilisés le sont. Pour elle/lui, la fin ne justifie pas les moyens.
Cette vision assez simpliste du « citoyen lambda » est un marronnier des journaux télévisés. À chaque manifestation, pléthore de reportages et de commentaires à propos des « débordements » avec à l’appui des témoignages de ces « citoyens lambda » envahissent les écrans. Qu’ils soient témoins directs ou commentateurs, tous sont à peu près unanimes : cette violence est injustifiée et dessert le mouvement. En chœur, les opposants comme les participants à la manifestation dénonceront également ces violences et tenteront respectivement d’associer ou de dissocier la manifestation des évènements violents. Tout porte ainsi à croire que la violence fut une tache dont tout le monde aurait aimé se passer et sans laquelle les choses auraient pu vraiment avancer.
Mais le problème est-il ici la compréhension du citoyen lambda et son adhésion en prévision d’un futur « grand soir » ou d’une victoire électorale ? Ou bien est-ce davantage le traitement médiatique qui se focalise sur la forme et laisse peu de place pour le fond ? En effet, que l’action politique soit violente ou non-violente, on retrouve peu ou prou les mêmes mécaniques. La grève par exemple, tout aussi non-violente qu’elle soit, est ainsi l’occasion d’interviewer des usagers en colère tandis que le blocage d’une autoroute par les routiers devient le prétexte pour un reportage sur les embouteillages. En définitive, il semble que quelque soit la forme que prend l’action politique, violente ou non-violente, il y aura toujours la place pour un « citoyen lambda » indigné par l’irruption de manifestants dans son quotidien. C’est d’ailleurs tout à fait logique car les actions politiques violentes comme les non-violentes visent à déranger le quotidien, à casser le statu quo pour faire entendre puis appliquer ses revendications en créant un rapport de force autrement inexistant.
C’est pourquoi l’on est en droit de se demander si c’est la violence en elle-même qui perturbe le mouvement ou bien la communication faite autour de cette violence. En effet, nombre de violences sont considérés comme légitimes par la majorité des citoyens : faire la guerre à un dictateur, tuer des braqueurs, ou tout simplement se défendre face à une agression. Pour diverses raisons, on trouvera que tel ou tel acte violent est justifié ou non. Notre acceptation de la violence est ainsi extrêmement circonstancielle et la manière dont les événements nous sont racontés est capitale pour se faire un jugement. En ce sens, l’impopularité de la violence comme arme politique dans d’autres mains que celle de l’État est en partie liée à l’image arbitraire que l’on s’en fait. L’intervention militaire à la ZAD est ainsi un « retour de l’État de droit » tandis que le démontage d’un McDonald’s par des black blocks est un « acte de violence gratuite ». Peu importe finalement que dans un cas, un manifestant ait eu la main arrachée par une grenade, l’important est de savoir si nous considérons cette violence comme légitime ou non. Si elle l’est, alors le manifestant l’aura bien mérité, sinon, ce sera une victime.
Dans ce contexte, le discours général des mouvements non-violents qui critique sans nuance les mouvements violents participe également au discrédit que l’on donne aux manifestations « qui dégénèrent ». En ne cessant de rappeler à quel point le principe de non-violence doit être mis au dessus de tout, les organisations syndicales et politiques creusent inconsciemment la tombe de chaque manifestation où des casses ou affrontements ont eu lieu. C’est au contraire en analysant les raisons de la violence et les principes qui la sous-tendent que l’on fera avancer le débat. Au lieu de se demander si la violence est condamnable, demandons-nous quelle violence est condamnable.
La dichotomie qui existe aujourd’hui entre mouvements violents et non-violents est ainsi non seulement floue mais aussi contre-productive pour les deux. Alors que l’histoire montre que c’est l’alliance des deux qui a permis de remporter les grandes batailles politiques des opprimés du siècle dernier, les Français se retrouvent aujourd’hui les témoins d’un débat stérile où la violence politique est dénigrée ou refusée, même si cela fait perdre des combats importants. Être un militant qui garde les mains propres devient plus valorisé qu’être un militant qui remporte ses combats. Dans certaines mouvances, ce refus catégorique de l’action violente est peut-être même en train de causer leur perte. Le mouvement écologiste, grand apôtre du principe de non-violence, voit ses militants assassinés aux quatre coins du globe et choisit de tendre l’autre joue. Alors que leur cause n’est pas la survie d’un seul groupe d’humains, ni même celle d’une seule espèce mais bien celle de la grande majorité des êtres vivants sur Terre, ils préfèrent rester purs et ne pas user d’une autre violence que celle, indirecte, de l’État, même si cela ne fonctionne pas et nous mène en définitif à notre perte à tous.
Plutôt que d’envisager violence et non-violence comme deux ennemies, les groupes militants ne devraient-ils pas associer les deux ? Alors que l’une a le potentiel de rallier des millions de personnes à sa cause et de gagner la légitimité nécessaire pour négocier et obtenir gain de cause, l’autre a le pouvoir de réellement déstabiliser le statu quo et de forcer les dirigeants à entendre les revendications et à trouver des compromis pour sortir de la crise. Les deux tactiques ne s’opposent pas, elles se complètent. Et si un certain nombre de revendications marginales peuvent se contenter d’un mouvement social non-violent, d’autres critiques, parce qu’elles remettent en cause des dynamiques fortement ancrées dans notre système (racisme, productivisme, et autres) ne seront jamais couronnées de succès si elles se limitent à un seul champ d’action.
Pour en savoir plus :
Sur le rôle de la violence dans l’indépendance indienne
Bose, S. (2012). His Majesty’s opponent: Subhas Chandra Bose and India’s struggle against Empire. Belknap Press.
Haksar, V. (2012). Violence in a spirit of love: Gandhi and the limits of non-violence. Critical Review of International Social and Political Philosophy, 15(3), 303-324.
Kuracina, W. F. (2010). Sentiments and Patriotism: The Indian National Army, General Elections and the Congress’s Appropriation of the INA Legacy. Modern Asian Studies, 44(4), 817-856.
Terchek, R. J. (2001). Gandhi: Nonviolence and violence. Journal of Power and Ethics, 2(3), 213-242.
Sur le rôle de la violence dans les Civil Rights
Abu-Jamal, M. (2004). We want Freedom: A life in the Black Panther Party. South End Press.
X, Malcolm and Haley, A.The Autobiography of Malcolm X, Grove Press, 1964
Sur la non-violence en général :
Gederloos, P. (2018) Comment la non-violence protège l’État – Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux, Éditions libres
Meyers, W. (2000) Nonviolence and Its Violent Consequences, III Publishing, Gualala, Californie
Wall, D. (2010) The No-Nonsense Guide to Green Politics, New Internationalist,