Myriam Benzarti (rédactrice), Auguste Fenez (photographe)
Le skateboard est une pratique axée sur la créativité du mouvement et de l’utilisation de l’espace. Pour se démarquer, il faut se forger une identité à la fois esthétique et stylistique. Au niveau du style, deux niveaux s’imposent comme décisifs : le premier est le « style de ride » qui représente la façon de skater, à savoir, non seulement le type de tricks — figures de skate, mais également le rythme auquel ces tricks sont exécutés et la façon dont la planche est maniée. Ces deux éléments ne sont d’ailleurs pas sans rappeler la danse qui appelle à la fois un côté acrobatique et un autre qui relève presque du rythme et du pur mouvement. À titre d’exemple, certains skaters ont un style plus agressif et technique et exécutent des figures compliquées, par opposition à d’autres qui vont être plus simples sur les tricks mais beaucoup plus techniques sur le timing, donnant l’impression que tout leur mouvement, du corps à la planche, est simple et fluide.
Mais au-delà de l’originalité et de la créativité qui distinguent les skaters entre eux, le skater, quelque soit son niveau, se distingue déjà de toute autre personne par défaut, et ce par la nature même de cette pratique. En effet, celle-ci attire le regard car non seulement il s’agit d’une pratique très bruyante puisque le seul fait de rouler attire l’attention, et cela va crescendo quand il s’agit de « claquer » des tricks, mais aussi du fait des attributs précédents d’acrobatie et de style qui attirent le regard. Se surajoute à ceci le fait que la pratique du « street », à savoir, skateboard de rue, se fait dans des lieux publics et donc exposés aux passants qui deviennent alors des spectateurs le temps d’une line — enchaînement de tricks.
Comme le souligne Becky Beal, professeure chercheuse de sociologie et philosophie du sport en Californie, dans son article « Alternative Masculinity and Its Effects on Gender Relations in the Subculture of Skateboarding », La sous-culture des skaters qui étaient sujets de l’étude consiste à ne pas vivre totalement selon la forme traditionnelle et hégémonique de la masculinité. En faisant cela, ils créent une masculinité alternative qui critique ouvertement cette forme traditionnelle. Par exemple, les skaters ont à coeur le libre arbitre, l’expression personnelle et la libre participation, ce qui se distingue beaucoup des valeurs hégémoniques de l’autorité, de la conformité et de la compétition élitiste de la génération au-dessus.
C’est donc une pratique doublement individualisante, au sens où elle impose l’originalité mais implique d’emblée une distinction par opposition au non skater, distinction qui va souvent se traduire par un conflit.
Skate et transgression
Pour comprendre l’origine de ce conflit, il faut parvenir à saisir la nature des rapports qui lient le skater à l’espace, afin de mieux comprendre la différence entre ces rapports-là et ceux des autres occupants de l’espace. Le skater pratique au sens philosophique du terme, il est en effet dans une praxis de l’espace urbain ou de l’architecture. Le mot praxis provient du grec ancien et désigne un accomplissement ou l’action de faire, de traverser, d’aller jusqu’au bout1. Il est dans un rapport actif avec l’espace qu’il pratique et, à l’usure, va même le modeler par cette pratique. Il s’en sert comme d’un terrain de jeu et ne fait pas que l’occuper ou le traverser un instant. C’est là très précisément la différence avec le rapport passif entretenu par les passants à l’espace. C’est la raison pour laquelle cette pratique devient un conflit entre les deux. Là où l’un voit en l’espace une pratique active — c’est là d’ailleurs une tautologie, l’autre y voit simplement un contenant qu’il traverse, chargé d’éléments parfois artistiques ou agréables qu’il peut contempler si, lors de sa traversée de cet espace, il en a le temps. Il en va de même pour les commerces et les autorités qui l’occupent et sont donc par là-même également dans un rapport passif. Ainsi, le conflit naît de cette antinomie des utilisations de l’espace urbain. Les passants et occupants ne veulent pas être dérangés par la pratique difficile à ignorer du skater.
Ce dernier est alors paradoxalement considéré comme rebelle car il pratique les lieux publics d’une façon pour laquelle ils n’ont pas été conçus, alors même qu’il est un des seuls à les pratiquer au sens propre du terme. Ces derniers sont en effet conçus pour être traversés ou observés, dans un rapport à l’espace qui est totalement passif. Et pourtant, c’est dans cette pratique transgressive que l’Homme fait un avec l’espace. Le skater voit l’architecture d’un œil radicalement différent : marches, rampes, pentes, parkings, trottoirs, bancs… quasiment tout devient praticable et la ville est réinventée à l’infini pourvu qu’il ait une once de créativité. On y voit là un rapprochement avec les street artistes ou graffeurs, comme le précise le professeur de sociologie Jeff Ferrel dans Treaing Down the Streets: Adventures in Urban Anarchy : « Les skaters et les graffeurs voient l’environnement différemment des autres […]. Nous trouvons de la valeur là où d’autres voient l’inutilité. »
Mais cela se fait au prix de leur image puisqu’ils sont alors condamnés à être considérés comme transgressifs et irrespectueux.
On voit donc bien ici qu’il est difficile de détacher le skater de cette image de rebelle. James Davis, journaliste américain spécialisé dans le skateboard, dans Skateboarding is not a crime, avance que cette image est socio-culturellement associée à la masculinité car elle est agressive physiquement et potentiellement préjudiciable à l’espace public. C’est une des raisons qui font que l’occurrence féminine dans le domaine est rare et de fait, attire doublement l’attention.
Skate et genre
Pendant très longtemps — et cela est d’ailleurs toujours d’actualité bien que ce soit moins le cas, il suffit de regarder les publicités Hubba — la femme, dans le skate, a eu un rôle qui renforçait le cliché hétéro-masculin du sport puisqu’elle n’apparaissait que totalement objectifiée, à savoir, posant dénudée, et tenant la planche dans des positions qui sont loin de refléter la pratique du skate. C’est d’ailleurs ce qu’explique Becky Beal dans son article en soulignant que la masculinité alternative construite par le skater — qui évolue dans la liberté et le laxisme — est paradoxalement compromise par un sexisme et une hétéro-masculinité quasi inhérents à cette sous-culture. Pendant très longtemps les femmes n’y apparaissaient que pour poser en petites tenues lors de transitions au cours d’évènements. Un peu comme dans le jeu vidéo, l’environnement quasi-exclusivement masculin du skate s’insère dans un cercle vicieux où les acteurs les plus visibles, à savoir les entreprises et organisateurs d’évènements, ne produisent qu’en fonction de cette majorité hétéro-masculine. Cela crée une surexposition médiatique du genre masculin qui décourage — ou plutôt n’encourage pas, les autres individus de la population à s’y lancer, renforçant ainsi numériquement la majorité hétéro-masculine, bouclant alors le cercle.
Aujourd’hui, bien que le skate féminin soit en évolution, comme toute pratique autrefois réservée aux hommes, il reste toutefois marginal. Les différences en termes de nombre de sponsors sont toujours importantes comme le souligne Cindy Whitehead, pionnière du skateboard féminin dans les années 1970. Elle affirme que les skateuses de haut niveau sont présentes, y compris dans les pays étrangers, et qu’elle ne compte plus le nombre de profils de skateuses qu’elle suit tous les jours sur Instagram qui mériteraient d’être sponsorisées mais qui ne le sont toujours pas. Il semblerait donc que le cercle vicieux soit en voie d’ouverture, mais qu’un des acteurs de ce cercle — les entreprises — ne l’ait pas encore admis. Certaines compétitions majeures de skate, comme les X Games, l’ont toutefois réalisé et ont décidé d’aller dans ce sens en donnant des prix de même valeur aux gagnants masculins et féminins. Mais à l’heure où les X Games se positionnent dans l’égalité des genres depuis 2008, il subsiste de nombreux contre-exemples comme l’Australian Bowl Riding Championships qui, en 2017, a décerné un prix de 500 dollars à la gagnante, contre 5 000 dollars pour le gagnant.
Dans les skateparks et street spots, par exemple place de la République à Paris, les skateuses sont rares. Elles évoluent le matin, moment où il y a moins de skaters sur la place. Cela permet de se concentrer plus facilement sur sa progression en évitant de gêner les skaters plus expérimentés qui dévalent les spots à toute vitesse. La concentration en effet est capitale car l’aspect acrobatique du skate fait que la moindre pensée divergente ou défaitiste peut faire rater un trick. Cette pratique est extrêmement centrée sur l’état psychologique. Le skater, et en particulier la skateuse sur laquelle l’attention se porte plus encore, doit parvenir à s’extraire de son environnement pour progresser, ce qui n’est pas chose facile. Il y a ainsi une seconde rébellion de la skateuse qui se surajoute à celle du skater contre la passivité de l’utilisation de l’espace public. Celle-ci est une rébellion contre le genre, ignorant par nécessité de progression cette barrière et oubliant cette frontière le temps d’une session.
« I keep motivated by breaking the gender barrier, I don’t really think I’m a girl when I’m on a skateboard. We have the same thoughts, we try the same tricks. » Mariah Duran, pro-skateuse.
- Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, p 728 et 729.