Maryse Emel (rédactrice), Camille Gobourg (artiste)
Multiples sont les féminismes. Entre les revendications égalitaires et celles plus différentialistes se glissent d’autres féminismes. Une énumération rapide conduit à ce classement : féminisme égalitaire ou libéral, féminisme de la différence ou essentialiste, féminisme anarchiste ou anarcha-féminisme, féminisme radical, féminisme matérialiste, féminisme lesbien, féminisme black ou de couleur, féminismes postcoloniaux, féminisme décolonial, féminisme intersectionnel, écoféminisme, féminisme post-moderne, féminisme queer, transféminisme… Une liste parmi tant d’autres.
La tradition libérale du féminisme tire sa source des travaux de Condorcet. Elle s’est toujours battue pour des droits égaux entre les sexes, et précisément pour le droit de vote des femmes, en ce qui concerne l’auteur de Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain1. Ce qui sera reproché à cette vision formaliste des droits de la femme, c’est son maintien des inégalités sociales, au même titre que les droits de l’homme et du citoyen hérités de 1789 seront considérés par Marx comme les droits de « l’individu bourgeois »2 , le droit de propriété seul garantissant les autres droits.
À cette tradition libérale s’oppose une tradition marxiste. Dans une revue récente, Période, qui publie une série d’articles sous le titre Pour un féminisme de la totalité3, les auteurs-coordinateurs de l’ouvrage écrivent : « Le féminisme est traversé par un profond clivage qui se condense autour du rapport à l’État4. » Pour les auteurs, le féminisme n’est après tout qu’une partie immergée d’un plus vaste combat. On y retrouvera des analyses héritières de Deleuze, Guattari, Foucault, Butler… Il se fonde sur des catégories, tel le genre, plus récemment. Refusant de fonder le culturel sur le biologique, ce discours est assez offensif, et présuppose une rupture nature-culture qui ne va pas de soi.
À l’opposé, Peggy Sastre, journaliste de formation biologiste, écrivait de façon provocatrice dans son dernier ouvrage, Comment l’amour empoisonne les femmes : « Enfin, [qu]’il n’y a sans doute pas plus étouffant que celles qui s’étouffent dans leur mentalité d’assiégées volontaires. Ni peut-être plus oppressifs que ceux qui voudraient nous émanciper sans connaître notre nature et qui nous somment, par la même occasion, d’en demeurer les esclaves. » Pour elle, une lecture darwinienne s’impose afin de construire un féminisme modéré5. Ainsi par exemple, l’amour est-il bien plus qu’une convention sociale ou un sentiment magique qui surgirait de nulle part. À ce propos Peggy Sastre écrit encore : « Depuis plusieurs décennies, notamment grâce au concours d’une tripotée de rats, de campagnols des prairies ou encore de ouistitis, le voile commence à se lever sur le fondement matériel de l’attachement humain, et plus spécifiquement sur les mécanismes cellulaires, neuronaux ou encore hormonaux à l’oeuvre dans l’amour familial, amical, romantique ou même mystique. Ces connaissances ont fait émerger un nouveau champ d’investigation scientifique : la neurobiologie de l’attachement, intégrant et comparant des données issues d’espèces animales différentes de la nôtre à celles provenant d’études en neuro-imagerie, neuroendocrinologie, génétique ou encore épigénétique menées sur nos congénères. Ce fascinant réservoir d’informations contextualise l’amour dans son histoire évolutive et permet, au passage, de dégonfler pas mal de ses prétentions transcendantes. Que les soupirants soupirent, il va falloir s’y faire : il n’y a rien de magique dans l’amour6. » Pour l’auteure il faut savoir raison scientifique garder, et développer plutôt une vigilance de tous les instants.
Il ressort de ces quelques lectures un sentiment de crispation autour de la question féministe. Pourtant la lecture biologique de Peggy Sastre qui a suscité quelques remous dans les milieux féministes, nous invite à croiser celle d’Aristote, le philosophe grec, père de la biologie. Leur point commun est, hormis leur souci commun des études du vivant, le refus d’aborder la place de la femme à partir des questions d’égalité et d’identité… de changer de regard..
La disposition à… de la femelle selon Aristote
Lire l’un de ces philosophes à qui l’on fait grief d’être sexiste, à savoir Aristote, présente l’intérêt d’étudier de plus près le discours combattu. C’est en biologiste qu’il traite de la question du rapport homme-femme, donc mâle-femelle.
Traditionnellement il est reproché à Aristote d’avoir introduit la division par genre et de l’avoir essentialisée, c’est-à-dire figée dans des catégories. Partant de la différence entre le masculin et le féminin, du fait de leur nature, on a dit de lui qu’il justifiait la soumission de la femme à l’homme. Cependant il faut prendre le temps de lire le philosophe, homme d’un temps qui n’était guère ouvert à la libre expression féminine. Car à le lire de près, il n’est aucunement généraliste et ne revendique pas l’inégalité comme un fait. Il ne s’agit pas pour lui de construire un modèle idéal de la relation homme-femme mais de réfléchir leur présent afin d’établir les conditions d’une Cité juste. Cet examen va passer par un travail biologique. Aristote insiste sur un concept essentiel, la disposition à : ce qui est propre à chaque individu, qui en fait un être singulier. On comprend alors qu’Aristote est loin de tenir des discours de l’ordre de la généralité tel « les femmes sont inférieures aux hommes » si on est attentif à ce qu’écrit le philosophe. Cette disposition à appartient à toute la nature vivante ou inerte. Dans l’ordre des espèces animales, la femme appartient au genre femelle. Elle possède une disposition à mettre en mouvement la matière-semence par l’impulsion dite active de la disposition à du mâle lors de la reproduction. On ne peut reprocher à Aristote d’ignorer le fonctionnement de la reproduction qui ne sera découvert que vingt siècles plus tard. Continuons. Cette disposition naturelle de la femelle conduit les lecteurs pressés à en conclure à une passivité de celle-ci, alors que le mâle est présenté comme plus actif. Il permettrait le passage à l’acte, la réalisation, de ce qui demeure simplement en puissance dans la matière contenue dans la femelle, à savoir, ici, l’embryon. Cette dernière serait purement passive et de ce fait soumise.
Or, à y regarder de près, quand Aristote explique cette transformation il ne parle pas de passage mais de changement. Les images de la construction d’une maison lui permettent d’expliquer cela. Il peut y avoir de mauvais matériaux qui rendent impossible la construction de la maison, ou à l’inverse, une incapacité du maçon à lui donner forme, ou encore une défaillance des plans de l’architecte. Retenons seulement que la matière peut résister à la forme et donc elle n’est pas si passive que cela. Dès lors il faut comprendre que la matière possède en elle aussi le mouvement actif de sa transformation. Cette transformation n’est pas simplement extérieure à la femelle. Elle n’est donc pas passive. La conclusion qui s’impose au niveau biologique, est qu’il n’y a pas de passivité de la matière. Matière et forme sont incluses l’une dans l’autre. L’ordre d’exposition d’une thèse, faisant appel à la distinction, n’est pas l’ordre organique où le tout prime sur les parties. On pourrait complexifier cette approche. Elle suffira pour l’instant à soulever un doute, quant aux généralités abusives, du moins en ce qui concerne la biologie. Du côté familial maintenant, celui de la maison, si le père possède le pouvoir du chef de famille, la femme, celle de l’obéissance, c’est dans le cadre d’un ordonnancement familial que Pierre Pellegrin explique dans son dernier ouvrage sur Aristote, L’excellence menacée7. Le pouvoir domestique est à comprendre en analogie avec le gouvernement aristocratique. À chacun ses excellences. Aristote écrit dans Les Politiques : « Si tous deux ont un mérite absolument égal, d’où vient que l’un doit commander, et l’autre obéir à jamais ? Il n’y a point ici de différence possible du plus au moins : autorité et obéissance diffèrent spécifiquement, et entre le plus et le moins il n’existe aucune différence de ce genre. […] Exiger des vertus de l’un, n’en point exiger de l’autre serait encore plus étrange. Si l’être qui commande n’a ni sagesse ni équité, comment pourra-t-il bien commander ? Si l’être qui obéit est privé de ces vertus, comment pourra-t-il bien obéir ? […] Intempérant, paresseux, il manquera à tous ses devoirs. Il y a donc nécessité évidente que tous deux aient des vertus, mais des vertus aussi diverses que le sont les espèces des êtres destinés par la nature à la soumission. » . Il ne s’agit pas de soumettre la femme par principe. Toutes les femmes ne se valent pas. Certaines ne sont pas faites pour obéir, tout simplement parce qu’elles n’ont pas cette disposition à….
Aristote ne conçoit la question dite « féministe » ni en termes d’égalité ni en termes d’identité. La femme a sa fonction délibérative au sein de la famille qui lui vient de la nature « qui ne fait jamais rien en vain », selon le Stagirite. Celle-ci a ses compétences, de même que l’homme a les siennes. Leur rapport n’est fondé ni sur l’identité, ni sur l’égalité, mais sur l’incomparable. C’est pourquoi Aristote écrit : « Il n’y a point ici de différence possible du plus au moins. » Là où il y a des différences c’est entre les femmes ou entre les hommes, à l’intérieur des genres, pas en dehors.
La nature féminine et son complément masculin
Tout avait commencé avec Gaïa, la Terre, dans sa (con)fusion avec Ouranos, le ciel, qu’elle va extraire d’elle-même afin de procréer. « Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les Immortels qui habitent le faite de l’Olympe neigeux ; ensuite le sombre Tartare, placé sous les abîmes de la Terre immense ; enfin l’Amour, le plus beau des dieux, l’Amour, qui amollit les âmes, et, s’emparant du coeur de toutes les divinités et de tous les hommes, triomphe de leur sage volonté. Du Chaos sortirent l’Érèbe et la Nuit obscure. L’Éther et le Jour naquirent de la Nuit, qui les conçut en s’unissant d’amour avec l’Érèbe. La Terre enfanta d’abord Uranus couronné d’étoiles et le rendit son égal en grandeur afin qu’il la couvrît tout entière et qu’elle offrît aux bienheureux Immortels une demeure toujours tranquille. » Ainsi s’exprime Hésiode porté par Némésis la déesse de la mémoire.
Quand Chaos engendre Gaïa, il a omis le principe du Masculin. C’est Gaïa qui produit à partir d’elle son complémentaire sexué. Elle se laisse recouvrir par lui afin de pouvoir réaliser la reproduction et aussi de servir de giron aux Dieux immortels. Ce moment initial de mélange fusionnel, où chacun disparaît dans l’autre dans l’indicible de sa singularité, est rapidement vécu par Gaïa sur le mode de l’étouffement et de la domination. En donnant à Ouranos une extériorité, c’est-à-dire en l’expulsant loin d’elle, surgissent la dualité, l’incompatibilité et la nécessaire division. Gaïa veut la distinction, trouver sa place à l’écart d’Ouranos qui ne cesse de l’ensemencer. Elle enfante des Titans, ces Dieux de la première génération dont la violence est incommensurable. D’ailleurs la naissance du monde est sans aucune juste mesure. La sexualité est omniprésente, imposée dans le but de se reproduire. Aucune règle n’est encore là pour l’organiser. À la place des institutions, rugissent les titans.
Gaïa refuse de porter le poids ce cette reproduction infinie. Elle veut rompre avec Ouranos. Elle rejette cette soumission au sexe et une fois séparée, elle s’enfoncera dans sa propre tourbe. Cette glaise terreuse est matière, hubris, désordre. Informe est la matière. Elle veut de l’espace, se distinguer, en se coupant de son autre. Elle n’a pas de forme et réclame cette béance originaire dont elle est issue, le chaos.
Chronos castre son père avec le couteau que lui offre Gaïa. La semence d’Ouranos est jetée avec le poignard de Chronos dans les flots marins. Le temps, par son irruption brutale, en séparant ses parents, introduit l’espace et ses limites qui ouvrent à la ligne des formes.
Le temps est division
Gaïa a fomenté par la ruse le geste de Chronos. Avec cette séparation entre avant et après, le mouvement et le changement qui en découlent, s’ouvre le moment de l’histoire. Le temps n’est plus que « l’image mobile de l’éternité » pour reprendre ce que dit Platon dans le Timée. Le temps de l’histoire se ferme à l’éternité, à l’achèvement. Il classe les jours, les heures, les années. Pour le dire autrement il catégorise, classe. Il ne peut y avoir place pour les humains qu’à la condition de ce travail de mise en ordre du réel. Les Travaux et les Jours8 d’Hésiode expliquent cette irruption soudaine des rythmes et des séparations.
Les diverses ruses mises en place pour introduire la division et la séparation interrogent par conséquent l’identité/confusion perdue. De l’identique naît la nécessaire différenciation. Peut-être parce qu’en refusant la détermination, l’achèvement par la forme, on en reste à ce possible qui jamais ne se réalise. Gaïa a refusé d’en rester au stade de l’indéterminé en introduisant Ouranos comme son complément. Le masculin n’est qu’un complémentaire, au même titre qu’une couleur complémentaire. On dit de ces couples de couleurs qu’ils sont complémentaires parce qu’ils se renforcent mutuellement et se mettent en valeur ensemble : chacune des couleurs fait ressortir l’autre : ainsi le rouge est plus intense s’il est accompagné du vert, le bleu accompagné du orange, le jaune du violet… La peinture nous donne à réfléchir au sens de ces oppositions entre masculin et féminin. Le complément n’est pas le supplément. Suppléer, c’est remplacer. Si un féminisme a du sens ce ne peut-être que celui qui admet ce jeu des couleurs complémentaires, refusant le jeu des comparaisons de la raison calculatrice. Ne plus compter en termes de plus ou de moins, mais admettre l’incomparable.
- On trouvera des indications sur Condorcet dans ce dossier de la BNF : http://gallica.bnf.fr/essentiels/condorcet/esquisse-tableau-historique-progres-esprit-humain et le texte du marquis de Condorcet sur Wikisource. https://fr.wikisource.org/wiki/Esquisse_d%E2%80%99un_tableau_historique_des_progr%C3%A8s_de_l%E2%80%99esprit_humain
- Marx, La question juive.
- http://www.editionsamsterdam.fr/pour-un-feminisme-de-la-totalite/ Éditions Amsterdam, 2017.
- Id p.14.
- http://www.anne-carriere.fr/ouvrage_comment-let_amour-empoisonne-les-femmes-peggy-sastre-321.html Éditions Anne Carrière, 2018, p. 15. Voir aussi la recension dans nonfiction.fr de son ouvrage La domination masculine n’existe pas, 2015, Éditions Anne Carrière, https://www.nonfiction.fr/article-7990-nation-contre-un-certain-feminisme-avec-peggy-sastre.htm
- Peggy Sastre, Comment l’amour empoisonne les femmes, p.20.
- Pierre Pellegrin, L’excellence menacée, Classique Garnier, 2017 pp. 185 et sq https://classiques-garnier.com/l-excellence-menacee-sur-la-philosophie-politique-d-aristote.html
- Hésiode Les travaux et les jours http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/hesiode/travaux.htm