Maxime Danielou (Rédacteur), Tommy Dessine (artiste)
Avec les commentaires de Michel Eltchaninoff. Rédacteur en chef de Philosophie Magazine et auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Solin/Actes Sud 2015), il est également président de l’association « Les Nouveaux Dissidents » qui soutient l’opposition transparente, individuelle et non-violente dans les régimes autoritaires.
Réélu le 18 mars dernier président de la Fédération de Russie dès le premier tour avec plus de 76 % des voix, Vladimir Poutine a réalisé le meilleur score de sa carrière. Ce plébiscite confère au maître du Kremlin une légitimité renouvelée pour l’exercice de son quatrième mandat présidentiel. Cependant, cette année électorale s’est distinguée des exercices précédents par l’activisme d’une opposition jeune et déterminée, née du mouvement anti-corruption de 2011. À la tête de ce mouvement, l’avocat et blogueur anti-corruption Alexeï Navalny s’est vu interdire la participation aux élections. Appelant au boycott, l’opposant a fait monter la pression sur le pouvoir qui redoute plus que tout l’abstentionnisme d’une population peu impliquée dans le processus électoral. Malgré une forte popularité de Vladimir Poutine auprès de la majorité des Russes, il est toujours périlleux de mobiliser pour une élection que tout le monde sait jouée d’avance. Une fois encore, le pouvoir a joué la carte du patriotisme, comme l’illustre le choix de la date de l’élection, coïncidant avec l’anniversaire du rattachement de la Crimée à la Russie. Afin d’éclipser le médiocre bilan économique et social du pouvoir, les médias russes ont mis en avant l’actualité internationale . La crise des migrants en Europe, les difficultés du Président américain à imposer son programme, le conflit en Ukraine ou encore l’intervention russe en Syrie font partie des thèmes qui contribuent à construire une représentation du monde à l’avantage du pouvoir russe. L’Occident est en désordre et le Président est capable de défendre les intérêts du pays. À l’occasion de son investiture le 7 mai prochain, le Président russe annoncera certainement la composition de son nouveau gouvernement, donnant un indice sur les orientations de ce qui devrait être le dernier mandat de Vladimir Poutine.
Une opposition croissante mais divisée
Les manifestations de 2011-2012 ont marqué un tournant dans l’histoire de la Russie contemporaine. Initiées en réaction aux fraudes lors des élections législatives de 2011, c’est le premier mouvement de contestation massif depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir. Il marque l’émergence de la société civile emmenée par une nouvelle génération, plus politisée et libérale. Porté par le mouvement, l’avocat et blogueur Alexeï Navalny se présente aux élections municipales de 2013 à Moscou contre le candidat du pouvoir, Sergueï Sobianine. Remportant un tiers des voix dans la capitale, l’avocat s’impose comme leader de l’opposition. Dans le camp libéral, il ne fait pourtant pas l’unanimité, critiqué pour sa proximité avec les milieux nationalistes. Michel Eltchaninoff tempère : « En bon politicien, Navalny a compris la puissance fédératrice du nationalisme en Russie. Aujourd’hui, il s’en est tout de même clairement démarqué. » En mars 2017, Alexeï Navalny réalise un tour de force en publiant une vidéo1 mettant en évidence l’immense richesse et la corruption du Premier ministre et ancien Président Dmitri Medvedev. Devenue immédiatement virale, cette vidéo discrédite le Premier ministre et fait d’Alexeï Navalny l’homme à abattre par le pouvoir.
Lançant avec succès une plateforme de financement participatif pour financer sa campagne présidentielle, le candidat organise, à partir du printemps, une série de manifestations anti-corruption dans l’ensemble du pays. Selon Michel Eltchaninoff, « Navalny a montré que la société civile n’avait pas perdu sa détermination, malgré les lois répressives mises en place depuis 2012 ». Ironie du sort, c’est en prétextant une affaire de corruption que le pouvoir obtient son éviction de la course présidentielle à trois mois des élections. Appelant dès lors au boycott des élections, Alexeï Navalny a annoncé qu’il revendiquerait le vote des abstentionnistes. L’exclusion de l’activiste témoigne de la crainte qu’il inspire au pouvoir, notamment par sa capacité à mobiliser la jeunesse. Comme pour éviter le mauvais sort, Vladimir Poutine ne prononce d’ailleurs jamais le nom d’Alexeï Navalny.
L’éviction du blogueur n’a pas pour autant signifié l’absence d’opposition lors du scrutin. Si elle n’a pas renversé le rapport de force avec moins de 2 % des voies recueillies, Ksenia Sobtchak est pourtant la véritable surprise de cette élection. Ancienne vedette de la téléréalité et journaliste, l’unique femme à se présenter s’est démarquée par un discours très virulent à l’égard du pouvoir en place. La « candidate contre tous2 » s’est prononcée contre le rattachement de la Crimée à la Russie et souhaite une transition vers un régime parlementaire, s’attirant les foudres des médias, majoritairement conservateurs. Pour Michel Eltchaninoff, « Ksenia Sobtchak a eu un discours très ferme et sans ambiguïté sur le Kremlin et sa politique ». Le profil de la candidate est d’autant plus atypique que son père est perçu comme étant le mentor politique de Vladimir Poutine. Ancien maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak a en effet contribué à la montée en puissance de l’actuel Président qui fut successivement son conseiller aux affaires étrangères puis son premier adjoint. Cette filiation vaut à « Ksioucha » la défiance d’une partie de l’opposition qui la considère comme un pur produit du Kremlin. Officieusement parrainée par le pouvoir, son rôle serait d’offrir aux élections la légitimité démocratique remise en cause par l’absence d’Alexeï Navalny. « Sans dire que c’est une marionnette, il est sûr que sa participation a servi les intérêts du Kremlin en divisant l’opposition », nous explique Michel Eltchaninoff. Niant évidemment ces accusations, Ksenia Sobtchak s’est engagée à abandonner la course présidentielle si l’avocat était finalement autorisé à se présenter. Ce dernier, qui la présente comme « une caricature de candidat libéral », a fortement critiqué sa candidature. Désavouée par l’opposition et moquée par la majorité, l’ex-candidate a aujourd’hui un avenir politique incertain. S’il n’y a pas de preuve de sa complicité avec le Kremlin, la liberté d’expression de la « Paris Hilton russe » signifie en tout cas qu’elle ne constitue pas de menace pour le pouvoir de Poutine.
Conjurer l’abstention par le patriotisme
Lorsqu’un régime est assez fort pour entraver toute concurrence politique mais pas assez pour se passer de la légitimité d’une élection, son plus grand ennemi devient l’abstention. Pour remédier à ce fâcheux phénomène, le régime du maréchal al-Sissi a mis en place une solution insolite. Le scrutin qui a pris place en Égypte la semaine dernière a été étendu sur trois jours. Si Vladimir Poutine n’a pas besoin de recourir à de telles extrémités, son absence des débats entre candidats accentue le sentiment d’une élection sans enjeux. Selon un sondage réalisé en octobre 2017, près des deux tiers de la population ne trouve pas d’intérêt aux élections3. Avec une timide reprise qui tarde à produire ses effets sur l’économie, et des scandales de corruption à répétition, le pouvoir ne peut guère capitaliser sur le plan intérieur et a dû faire appel à des leviers divers. L’église orthodoxe russe, réputée proche du pouvoir, s’est employée à la tâche avec sérieux. Lors du discours de noël, le patriarche Cyrille a appelé les fidèles à remplir leur devoir citoyen. Sur la toile, les soutiens du Président ont été particulièrement actifs. Afin de mettre en garde les Russes contre les dangers de l’abstention4, les thèmes de l’homosexualité et de l’immigration ont par exemple été mis en avant. Selon Michel Eltchaninoff, « Poutine a recouru à son argumentaire habituel sur la défense des valeurs traditionnelles et la décadence de l’Occident ». En donnant la parole à des personnalités d’extrême-droite5 et en mettant en avant la crise des migrants, les médias russes ont su créer la représentation d’une Europe décadente et au bord de l’implosion.
Peu de temps après l’annonce de sa victoire, Vladimir Poutine s’est présenté devant une foule de supporters agitant des drapeaux orange et noir. Ce symbole de la victoire face à l’Allemagne nazie en 1945 est devenu celui des nationalistes russes depuis 2014. L’annexion de la Crimée a été très positivement perçue en Russie et a décuplé la popularité du Président russe. Cet épisode a fait comprendre au dirigeant que le meilleur moyen de mobiliser la population était de revêtir la tenue de chef de guerre. Le discours que Vladimir Poutine a adressé à ses parlementaires le 1er mars dernier a été de fait dominé par la présentation de nouveaux systèmes d’armement. Le Président a par exemple présenté un nouveau missile nucléaire « avec un rayon d’action pratiquement illimité, (…) quasiment impossible à détecter et invincible face à tous les systèmes existants et futurs de défense anti-aérienne ». D’après Michel Eltchaninoff, « la différence avec les précédentes campagnes, c’est un discours qui n’est plus seulement nationaliste et conservateur mais également militariste ». En plongeant la population dans une atmosphère de guerre imminente, le pouvoir espère détourner son attention des problèmes de fonds. Si rien ne prouve que le Kremlin est responsable de l’empoisonnement de Sergueï Skripal à Londres le 4 mars dernier, l’événement s’est parfaitement articulé avec la rhétorique de la citadelle assiégée. Entourée d’ennemis, la Russie est la victime d’un énième complot occidental. Paradoxalement, l’aventure syrienne du commandant Poutine n’a pas rencontré le succès escompté. Moins d’un tiers6 des Russes soutiennent l’intervention en Syrie, la plupart d’entre eux ayant sans doute un souvenir encore trop vif du bourbier afghan.
Quelles orientations pour le « dernier » mandat ?
Au regard de la constitution qu’il a fait amender en 2008 pour porter la durée du mandat présidentiel de 4 à 6 ans, ce mandat devrait être le dernier de Vladimir Poutine. Obligé de laisser passer un mandat avant de se représenter, le Président aurait 78 ans s’il voulait en briguer un nouveau en 2030. Interrogé le soir de son élection sur la suite possible, le Président n’a pas totalement écarté la possibilité de changer une nouvelle fois la constitution « pour l’instant je ne prévois aucune réforme constitutionnelle ». Cette idée d’ultime mandat va certainement faire apparaître une très forte spéculation quant à la possible succession à la présidence. D’après Michel Eltchaninoff, « cette situation réduit d’emblée la marge de manœuvre politique de Vladimir Poutine, d’où le besoin primordial de légitimité électorale ». Le Président russe ne dirige pas seul et doit rendre compte à son entourage. Jean-Robert Raviot parle de « korpokrature7 » pour souligner l’importance des grands groupes comme Gazprom ou Rosneft dans le jeu politique russe. Néanmoins, les excellents résultats du Président devraient encore une fois faire prévaloir sa ligne, qu’elle soit libérale ou conservatrice. Un scénario libéral-réformateur serait celui de profiter de la Coupe du monde de football pour détendre les relations avec l’Ouest, obtenir la levée des sanctions et s’attaquer aux problèmes économiques structurels de la Russie. Au contraire, une orientation conservatrice signifierait le prolongement de la dynamique actuelle de rupture avec l’Ouest. « Pour justifier la baisse du niveau de vie qu’entrainerait un tel choix, on fera entrer le pays dans une économie et une culture de guerre », explique Michel Eltchaninoff. Vladimir Poutine a en effet posé les jalons d’un tel scénario en novembre dernier8, déclarant que toutes les entreprises privées et publiques devaient se tenir prêtes à se convertir dans la production militaire.
Le premier indicateur de l’orientation choisie par Vladimir Poutine est la composition du nouveau gouvernement qui sera communiquée après l’investiture présidentielle, le 7 mai prochain. La relative impopularité de Dmitri Medvedev pourrait même amener à la nomination d’un nouveau Premier ministre. Si l’option conservatrice se confirme et que l’antagonisme russo-atlantique s’accentue, il faut s’attendre à la multiplication des points d’affrontement Est-Ouest dans les prochaines années. Un tel chemin serait coûteux politiquement pour les dirigeants russes car la population recherche avant tout la stabilité. Au-delà de toute considération géopolitique et fierté nationaliste, les Russes ont soutenu jusque-là Vladimir Poutine car il a su préserver une certaine stabilité économique et politique après le traumatisme des années 19909.
- Lien vers la vidéo sous-titrée : https://www.youtube.com/watch?v=qrwlk7_GF9g&t=
- Le nom du site Internet de la candidate (sobchakprotivvseh.ru) se traduit littéralement par : « Sobtchak contre tous ».
- Sondage du centre Levada, 15 octobre 2017.
- Les créateurs de la vidéo suivante ont imaginé le monde si par malheur Poutine perdait les élections. (sous-titré) : https://www.youtube.com/watch?v=c0WHTlLwJIk.
- En mars 2017, Marine Le Pen est l’invitée de Vladimir Poutine à Moscou. Le même mois, c’est Alain Soral qui est invité à s’exprimer sur les élections présidentielles française par la première chaîne d’État russe.
- Sondage du centre Levada, 5 septembre 2017.
- Jean-Robert Raviot, « Le prétorianisme russe : l’exercice du pouvoir selon Vladimir Poutine », Hérodote, vol. 166-167, no. 3, 2017, pp. 9-22.
- Discours de Vladimir Poutine à Sotchi, le 22 novembre 2017.
- La période qui a suivi la chute de l’URSS fut marquée par une libéralisation et une privatisation brutales de l’économie. Pour la grande majorité des Russes, les années 1990 furent synonyme d’appauvrissement et de désordre.