Lyor Askenazi (artiste), Dimitri Touren (rédacteur)
En 2006, la Harvard School of Public Health publiait une étude1 sur les conséquences sanitaires de l’excès de consommation de sucre dans le monde. Diabète, AVC et troubles cardio-vasculaires, infarctus… Les excès de glucose représenteraient (à l’époque) quelques 3 millions de décès par an dans le monde. Ces chiffres, note l’étude, sont comparables à ceux de la mortalité liée au tabac. Mais depuis les années 1970 et l’ouvrage de John Yudkin, Pure, White and Deadly, dénonçant les effets néfastes du sucre blanc, chaque enquête sur le sujet est contredite, mise en doute ou réfutée par des contre-expertises, généralement financées par le secteur industriel… du sucre2.
Sucre, métabolisme et prise de poids : quand le fructose rend obèse et malade
Le sucre se présente dans notre consommation de base le plus souvent sous la forme de saccharose, ou sucrose. Il est formé de l’association d’une molécule de fructose et d’une molécule de glucose. Aux États-Unis, sa consommation se fait aussi beaucoup sous forme de HFCS (high fructose corn syrup, davantage concentré en fructose 55 %, qu’en glucose, 42 %). Le glucose est l’une des principales sources d’énergie de notre corps et est métabolisable par l’ensemble de nos organes. Sa consommation équilibrée peut toutefois produire une légère augmentation de la masse graisseuse mais cela reste réduit. Le fructose, en revanche, ne peut être métabolisé que par le foie. C’est donc sa surconsommation qui pose le plus problème en provoquant une surproduction de lipides par le foie ; incapable de suivre le rythme, il transforme le sucre excédentaire en graisse.
La consommation de fructose a un effet amortissant sur plusieurs hormones de notre organisme, parmi lesquelles l’insuline et la leptine, ou hormone de satiété. Cette dernière est sécrétée lorsque notre corps intègre et digère la nourriture que nous absorbons. Le fructose en réduit l’efficacité et trompe ainsi notre organisme en retardant le moment à partir duquel nous n’avons plus faim. Il a également un effet néfaste sur la suppression de l’hormone ghréline, laquelle signale la faim au cerveau et doit diminuer au cours du repas. Autrement dit, le sucre ne coupe pas la faim, il l’entretient et nous pousse à en manger plus.
Et c’est bien la surconsommation qui pose problème. De fait, les occidentaux dépassent allègrement les consignes de l’OMS (6 à 12 cuillères à café par jour et par personne) puisque les Européens en consomment 17 cuillères en moyenne, et les Américains 19,5. La surconsommation de sucre dans le monde est l’une des causes principales de maladies non transmissibles. Lors d’une table ronde réunissant les membres de l’Assemblée générale des Nations unies, des représentants du secteur privé, d’ONG et de l’OMS, un représentant de la Harvard School of Public Health expliquait en 2011 que les maladies non infectieuses pourraient coûter 47 000 milliards de dollars dans les 20 années à venir dans le monde – soit l’équivalent de 25 fois la somme dépensée pour l’aide au développement au cours des 20 années précédentes3.
Si la consommation de sucre n’est pas chose nouvelle dans l’histoire de l’humanité, nos ancêtres ne pouvaient en absorber qu’en quantité limitée car il était difficile à trouver. Il provenait principalement de la canne à sucre et du miel. Ainsi, sa consommation s’accompagnait d’une quantité importante de fibres (présentes dans la canne à sucre, par exemple) qui elles, contraient partiellement les effets néfastes du fructose. Les fibres facilitent le transit intestinal, prolongent la sensation de satiété et freinent l’absorption de glucose dans le sang. Mais si les fibres rendaient difficile la consommation de sucre dans la nature du temps de nos ancêtres préhistoriques, l’évolution des techniques agricoles puis l’agro-industrie en a permis l’explosion en rendant le saccharose bon marché et aisément accessible. Provoquant les risques de surconsommation que l’on connaît désormais.
Celle-ci, comme l’ont montré Yoni Freedhoff4, médecin et professeur à l’Université d’Ottawa, et Robert Lustig5, pédiatre endocrinologue et professeur à l’Université de Californie, se fait essentiellement à travers l’absorption de produits transformés contenant des sucres ajoutés. Un soda par jour augmenterait ainsi le risque de diabète de 29 % chez une personne auparavant en bonne santé. L’effet le plus immédiat est l’augmentation du taux d’obésité dans le monde, mais 40 % des personnes avec un poids « normal » présentent les mêmes problèmes de santé que les personnes obèses, ce qui rend difficile la détection précoce de ces pathologies.
L’obésité se calcule sur la base de l’indice de masse corporelle – lequel n’est pas exempt de tout reproche tant il omet certains facteurs et fournit ainsi un résultat unifié et peu complexe. L’analyse de l’évolution mondiale de l’IMC démontre toutefois une véritable tendance à la prise de poids. Sont considérées comme médicalement obèses les personnes dont l’IMC dépasse 30 kg/m^2. Leur nombre est en constante augmentation dans le monde depuis les années 1980. Ce phénomène est particulièrement vrai dans les pays anglophones et « développés » mais s’observe aussi en Afrique. En revanche, c’est encore très peu le cas dans des pays comme le Japon où, jusqu’après-guerre, le saccharose n’était presque pas consommé.
Aux États-Unis, environ 43 % de la population de plus de 15 ans présentait un indice IMC supérieur à 30kg/m^2 en 2014 contre environ 38 % en 20096. Et ce type d’augmentation s’observe à l’échelle mondiale, avec des variations aussi bien en valeur absolue qu’en termes relatifs. Surtout, les États-Unis, qui présentent donc le taux d’obésité le plus fort au monde, sont également le pays qui dispose de la plus importante offre de sucre disponible. Plus de 600 calories par jour et par personne en moyenne7.
Dans un pays où l’on invoque aisément la liberté fondamentale de consommer des maxi-sodas de 1,5 L et où le déploiement de politiques de santé publique est parfois perçu comme une intervention de l’État dans la cuisine de chacun, une telle corrélation est assez révélatrice. Le secteur agro-alimentaire américain demeure l’une des industries nationales les plus porteuses économiquement et le régime alimentaire nord-américain s’est largement exporté par delà les frontières. Le sucre, élément clef de ce régime, a donc pris une place importante dans nos assiettes, quand ce phénomène n’est pas venu renforcer des tendances historiques déjà bien implantées (par exemple, en Afrique du Nord, le sucre a longtemps été un signe de richesse8, il était donc bien vu d’en offrir à ses convives)9.
Les scientifiques s’intéressent au potentiel néfaste du sucre sur notre santé depuis des décennies. La question était déjà à l’ordre du jour dans les années 1950. Mais elle a disparu de l’agenda scientifique et politique dans la seconde moitié du XXe siècle, et ce, pour des raisons qui interrogent aujourd’hui la communauté scientifique et force celle-ci à son autocritique.
Guerre d’influence et de gros sous : le sucre, objet de tension politique
En 1972, avec la sortie de son ouvrage Pure, White and Deadly, John Yudkin était le premier scientifique à accuser le sucre plutôt que les matières grasses d’être l’une des principales menaces pour notre santé. Son livre, qui contredisait alors le discours dominant dont Ancel Keys10 était la figure de proue, a suscité de vives réactions et critiques aussi bien dans le secteur industriel agro-alimentaire – la Sugar Association en tête – que dans le milieu de la recherche. Son étude a été tournée en ridicule et sa réputation détruite si bien que le livre a longtemps été introuvable ou presque, jusqu’à ce que Robert Lustig remette ses thèses au goût du jour.
En réalité, lors de la parution de son livre, John Yudkin fait face, sans s’y attendre, à une nouvelle orthodoxie dans le monde scientifique. Deux ans plus tôt, Ancel Keys publiait la Seven Countries Study qui montrait une corrélation entre la consommation de matières grasses et les décès par attaque cardiaque dans 7 pays (États-Unis, Royaume-Uni, Italie, Grèce, Yougoslavie, Pays-Bas et Japon). Pour Ancel Keys, père de la Diet-Heart Hypothesis (l’idée que la surconsommation de matières grasses augmente les risques d’attaque cardiaque en bouchant les artères), l’hypothèse de Yudkin, qui invalidait la sienne, n’était « qu’une montagne de non-sens » et la corrélation qu’il venait de révéler mettait un terme au débat.
Et cette orthodoxie arrange les industriels du secteur qui la soutiennent, financent des études orientées sur le sujet et s’appuient dessus pour peser sur les décisions politiques, si ce n’est pour les façonner11. Symbole de cette guerre d’influence, le « livre blanc » de l’industrie sucrière, Sugar in the Diet of Man, fut adoubé par la FDA (Food and Drug Administration) dont le président, George Irving, était auparavant membre du conseil consultatif de l’industrie sucrière. Quelques années plus tard, en 1980, le gouvernement américain rend publiques ses premières Dietry Guidelines. Principal conseil : manger moins gras. Encore quelques années plus tard, la population américaine (et occidentale) compte davantage de personnes en surpoids ou présentant des pathologies liées à l’obésité.
Or, la corrélation révélée par la Seven Countries Study omettait un élément : corrélation ne vaut pas causalité et si les chiffres correspondaient dans un sens, encore fallait-il démontrer une vraie relation de cause à effet. Ces morts par arrêt cardiaque, si elles étaient plus nombreuses dans les pays où l’on consommait davantage de matières grasses, y étaient-elles pour autant liées ? D’autre part, l’étude montre que les deux pays où l’on recense une moindre consommation de matières grasse et moins d’attaques cardiaques sont le Japon et l’Italie. Ce qu’elle ne montrait pas, c’est que dans ces deux pays, la consommation de sucre y est également moins importante, voire très limitée. Le sucre a été importé au Japon après la guerre par les Américains et y reste peu consommé ; et le régime alimentaire italien repose beaucoup sur la consommation de fruits et légumes ou de fromages, et du glucose que l’on trouve par exemple dans les pâtes, mais très peu de fructose.
« Une calorie n’est pas une calorie », Robert Lustig
L’essentiel de l’énergie que nous consommons provient de trois sources principales : les protéines, les matières grasses et les hydrates de carbones (dont le sucre). En réduisant notre consommation de matières grasses, les autres devaient nécessairement augmenter. Notre régime est resté relativement stable en protéines, on a même tendance à les réduire ; ce sont donc les hydrates de carbone, au premier rang desquels le sucre, que nous avons commencé à consommer en plus grande quantité. Et ceci, d’autant plus que nous consommons effectivement plus de calories que par le passé.
Selon la première loi de la thermodynamique, dans un corps fermé, il ne peut y avoir création ou perte d’énergie. D’où l’idée suivante, largement répandue : quel que soit le nombre de calories consommées, il suffit de les brûler, par exemple, par l’effort. « Un Big-Mac, 10 heures de jogging ! Qui fait ça ? » y répond Robert Lustig. « Une calorie n’est pas une calorie. » Autrement dit, une calorie de fructose n’équivaut pas à une calorie de matière grasse, de protéine ou de fibre. Le fructose, parce qu’il est métabolisé d’une certaine manière, induit une prise de gras plus importante que d’autres produits.
Prendre conscience de cela, indique Robert Lustig, c’est faire un pas de côté par rapport à la doxa de la responsabilité individuelle qui voudrait que les « gros » le sont parce qu’ils ne font pas assez d’efforts. Prendre conscience de cela, c’est aussi prendre conscience qu’il ne s’agit pas tant d’un problème comportemental mais politique et industriel – qui va donc à l’encontre de certains intérêts économiques. De plus, rappelle-t-il, le régime actuel va à l’encontre de l’intérêt public général, aussi bien en matière de santé que sur le plan économique. Si les maladies liées au sucre et les autres maladies non transmissibles liées à l’alimentation nous coûtent effectivement aussi cher que ce que prédisent les chercheurs de Harvard, nos systèmes d’assurance maladie ne seront pas suffisants.
Sur ce point, et aussi étonnant que cela puisse paraître, Robert Lustig (lui aussi largement caricaturé pour ses prises de position), trouve un écho chez le Crédit Suisse. Dans une note publiée en septembre 2013, l’institut de recherche adossé à la banque d’investissement déclare : « Nous pensons qu’une hausse de la taxation sur la nourriture et les boissons sucrées serait la meilleure option pour en réduire la consommation et financer les coûts de l’assurance maladie liés aux diabètes et à l’obésité12. »/span>
Qu’une banque d’investissement s’inquiète de cette situation est un fait suffisamment notable pour attirer l’attention des politiques. On a d’ailleurs vu apparaître quelques textes de loi à cet effet ces dernières années. En France, c’est la suppression des snacks et des distributeurs dans les collèges et les lycées en 2005. Au Japon, c’est la loi « metabo » qui a lancé une véritable traque à l’obésité en 2013, allant jusqu’à ponctionner les mutuelles professionnelles en fonction de la proportion de personnes obèses dans chaque entreprise (faisant à cette occasion craindre des risques de discrimination)13.
En 2012, le Danemark introduisait une taxe sur la « malbouffe », visant notamment les produits gras ou contenant des sucres ajoutés, comme les sodas ou la bière. Ironie du sort, de nombreux Danois se sont tournés vers le marché allemand, n’hésitant pas à parcourir plusieurs kilomètres pour acheter moins cher des boissons, alcoolisées ou non14. La « fat-tax » est abolie à peine quelques mois après son entrée en vigueur, faute d’efficacité.
Cet échec montre probablement la nécessité d’une action politique plus globale et coordonnée. S’il est souhaitable de conserver la plus grande liberté possible de choisir son alimentation, encore faut-il que ce choix se fasse en toute transparence. À ce jour, et à voir le nombre d’appellations différentes pour le sucre dont disposent les industriels (56), cette transparence ressemble encore à une utopie.
- Danaei G, Lawes CM, Vander Hoorn S, Murray CJ, Ezzati M, « Global and regional mortality from ischaemic heart disease and stroke attributable to higher-than-optimum blood glucose concentration: comparative risk assessment », The Lancet, vol. 368, no 9548, 2006, p. 1651-9.
- ARTE, « Sucre, le doux mensonge ». ARTE Production, 2017
- Assemblée générale plénière, 19 septembre 2011,. « Les participants aux tables rondes sur les maladies non transmissibles préconisent une taxation renforcée des tabacs, alcools et sucres. » [Disponible en ligne, dernière consultation le 20 septembre 2017] https://www.un.org/press/fr/2011/AG11140.doc.htm
- Blog de Yoni Freedhoff : http://www.weightymatters.ca
- Robert Lustig, « The Bitter Truth », University of California Television, juillet 2009. Disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=dBnniua6-oM
- Euromonitor International, « Cardiovascular Health: A Key Area of Functional Food and Drinks Development », juin 2010.
- Robert Lustig, « The toxic truth about sugar », Nature 482 (2012): 27-30.
- France Culture – Le Sens des Choses, « Penser le modèle alimentaire social de demain » (2017).
- ARTE,. « Sucre, le doux mensonge »,. Op. Cit.
- Ancel Keys, « Seven Countries Study. A Multivariable Analysis of Death and Coronary Heart Diseases », Harvard University Press, p.211, 1970.
- Ian Leslie, « The Sugar Conspiracy », The Guardian, 7 avril 2016. [Disponible en ligne, dernière consultation le 20 Septembre 2017] https://www.theguardian.com/society/2016/apr/07/the-sugar-conspiracy-robert-lustig-john-yudkin
- Credit Suisse Research Institute, septembre 2013, « Sugar, consumption at a crossroads ». https://research-doc.credit-suisse.com/docView?language=ENG&source=ulg&format=PDF&document_id=1022457401&serialid=atRE31ByPkIjEXa%2fp3AyptOvIGdxTK833tLZ1E7AwlQ%3d
- Philippe Pons, Le Monde.fr 15.06.2012, « Les Japonais doivent se mettre au régime ». [Disponible en ligne, dernière consultation le 24 Septembre 2017] http://www.lemonde.fr/japon/article/2012/06/15/les-japonais-doivent-se-mettre-au-regime_1719257_1492975.html
- Marine Rabreau, Le Figaro, 13.11.2012, « Le Danemark abolit la taxe sur les graisses ». [Disponible en ligne, dernière consultation le 24 Septembre 2017] http://www.lefigaro.fr/conso/2012/11/12/05007-20121112ARTFIG00620-le-danemak-abolit-finalement-la-taxe-sur-les-graisses.php