Cléo Collomb (rédactrice), Su Zo (artiste)
« Transhumanisme » ; ce terme aurait été utilisé pour la première fois par le biologiste Julian Huxley, frère du célèbre écrivain1, à la fin des années 50. L’espèce humaine, écrit-il, « peut si elle le souhaite se transcender elle-même non seulement sporadiquement (…) mais dans sa totalité en tant qu’humanité. Nous avons besoin d’un nom pour cette nouvelle croyance. Peut-être que le terme transhumanisme pourrait être utilisé : l’homme reste un homme mais en se transcendant lui-même, en réalisant de nouvelles possibilités de et pour la nature humaine2. » Pour les transhumanistes, l’humanité peut se transformer, elle est perfectible et doit s’améliorer, grâce à une technologie de plus en plus performante, en particulier issue de la convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives). Cette convergence NBIC signe un projet d’intervention profonde sur la matière, humaine et non-humaine.
Entre les années 70 et 90, le transhumanisme est un mouvement radical, organisé autour de grands centres de recherche américains dont les disciplines de prédilection sont les sciences de l’information, la psychologie, l’informatique, la robotique, etc. Les transhumanistes s’intéressent aux technologies futuristes et contestées : la cryonie3, l’uploading de conscience sur des supports en silicium, les voyages spatiaux privés. Anecdote parlante, Fereidoun M. Esfandiary, auteur et philosophe transhumaniste du XXe siècle, se fait appeler FM2030 car à ses yeux, un nom reflète essentiellement le passé d’une personne : ses ancêtres, sa nationalité, son ethnie, sa religion. Là où le nom de 2030 reflète sa conviction que les années 2030 seront merveilleuses. « En 2030, nous n’aurons plus de limite d’âge et tout le monde aura d’excellentes chances de vivre pour toujours. 2030 est un rêve et un but4. »
Ce n’est que dans les années 90 que les premières organisations transhumanistes, se présentant réellement comme telles, voient le jour. D’abord avec l’institut extropien de Max More5. Auquel participait Ray Kurzweil6, désormais recruté par Google, et d’autres scientifiques plaidant pour la modification de l’humain et l’immortalité. Puis avec la World Transhumanist Association fondée en 1998 par Nick Bostrom, philosophe transhumaniste d’Oxford. Aujourd’hui, on compte des associations transhumanistes dans le monde entier. Parmi les transhumanistes les plus extrémistes, on trouve des personnes qui militent pour que le corps de chair soit remplacé par un corps plus résistant, de silicone par exemple. Très proche des courants forts de l’intelligence artificielle, tout un pan de la pensée transhumaniste va s’organiser autour de deux grandes idées : celle d’uploading et celle de singularité. La première exprime la possibilité de télécharger l’esprit humain dans des ordinateurs de dernière génération. La seconde fait référence au développement de l’intelligence artificielle jusqu’à ce qu’elle dépasse l’intelligence humaine. Mais tous les transhumanistes ne nourrissent pas des projets et des espoirs de telle envergure…
Plutôt que de parler « du transhumanisme », il vaudrait sans doute d’ailleurs mieux parler « des transhumanistes ». Derrière la bannière « transhumanisme », il y a en réalité une grande diversité de militants, avec des valeurs, des espoirs, des sensibilités politiques multiples et variés. Cette invitation dépasse les simples effets de langage. Elle est nécessaire si l’on veut essayer de bien parler du transhumanisme. Bien parler ne veut pas dire « parler en bien », mais apporter de l’attention aux propositions de ces militants et du soin dans les descriptions qu’on en donne. Cela demande de ne pas se laisser aller trop vite à une critique épidermique et réductrice. Les transhumanistes parlent de l’avenir, des techniques, de la modification technologique de l’humain, d’immortalité. Des thématiques clivantes, mobilisantes, qui suscitent des espoirs autant que des angoisses et qui font très vite monter les gens au créneau. Les transhumanistes touchent à quelque chose qui nous atteint en tant qu’humains, en tant que personnes, raison pour laquelle ils sont vivement critiqués, souvent moqués et caricaturés. Comme s’ils avançaient quelque chose dont on avait à se défendre, à se protéger et comme si, pour ces raisons, il fallait les disqualifier.
Bien qu’ils ne soient pas toujours d’accord sur l’étendue que devraient prendre leurs espoirs et projets, les transhumanistes partagent tout de même une conviction : l’être humain est perfectible et il va être radicalement transformé grâce aux technologies émergentes. Pour eux, l’espèce humaine doit – ou est encouragée à – accéder au stade de posthumain. Elle doit – ou peut si elle le souhaite – modifier sa biologie interne jusqu’à provoquer un saut, un changement d’état. « Le défi qui vous attend : devenir pleinement ce que vous n’êtes à présent qu’en espoir et en potentiel. Il vous faut des capacités nouvelles », écrit Nick Bostrom, dans une lettre7 dans laquelle il appelle les humains à mettre en oeuvre le programme transhumaniste. Et pour accéder à ce stade de posthumain, explique-t-il, trois grandes transformations sont nécessaires : i) vaincre la maladie et surtout la mort en découvrant comment déplacer nos esprits vers des environnements plus durables que la chair, ii) optimiser la cognition, iii) être plus heureux. « Votre corps est un piège mortel (…) Il faut que votre cerveau se développe au-delà des frontières du génie du genre humain (…) [et] permette la pleine floraison de jouissances jusque là hors d’atteinte. » Si le programme est clair, sa mise en oeuvre concrète ne l’est en revanche pas du tout. Comment devenir immortels ? Comment augmenter nos capacités cognitives ? Comment, techniquement, réaliser l’upload de nos esprits dans des ordinateurs ? Les transhumanistes ne sont en général pas des ingénieurs. Ils s’intéressent plus à ce que l’on sera demain, qu’aux manières d’y arriver concrètement aujourd’hui.
Si le programme est clair, le but l’est également : être plus heureux et plus épanoui : « Nous souhaitons nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles », trouve-t-on dans la déclaration transhumaniste8, une déclaration traduite en plusieurs langues et à laquelle se réfèrent les mouvements transhumanistes du monde entier. Les transhumanistes se situent clairement dans la lignée de l’humanisme moderne – celui des Lumières et de Condorcet. D’abord parce qu’ils pensent que l’on peut améliorer l’être humain, ensuite parce qu’ils placent le bien-être et le bonheur au coeur de leurs motivations. La différence entre le transhumanisme et l’humanisme des XVe-XVIIIe siècles est donc bien plus factuelle qu’essentielle : elle tient simplement au fait que les transhumanistes comptent sur les technologies émergentes pour améliorer la vie humaine et les capacités d’autodétermination, pas seulement sur la science et l’éducation. N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu ironique dans cette recherche de maîtrise et d’autodétermination qui repose sur une dépendance totale vis-à-vis de certaines technologies ? « L’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie (…) Le transhumanisme englobe de nombreux principes de l’humanisme moderne et prône le bien-être de tout ce qui éprouve des sentiments qu’ils proviennent d’un cerveau humain, artificiel, posthumain ou animal9 », écrivent-ils.
Ce n’est donc pas parce que les technologies émergentes sont omniprésentes dans les discours transhumanistes, ce n’est pas parce qu’ils parlent d’upload de nos esprits dans des ordinateurs, de robots, de voyages spatiaux et d’augmentation technologique de l’humain, que ce mouvement est porteur d’idées nouvelles. Il est au contraire très « moderne », « moderne » au sens de l’humanisme moderne des XVe-XVIIIe siècles. Mais pas seulement. Il a également quelque chose de très contemporain, ne serait-ce que parce qu’ils suscitent aujourd’hui des réactions nombreuses, vives et variées. On épie leurs fantasques croyances, tantôt pour les moquer, tantôt pour en rêver secrètement. On s’insurge contre leur facilité à envisager la modification de la « nature humaine » et du corps. On s’alarme de voir qu’ils conçoivent d’inclure les cyborgs10 parmi les citoyens. On les critique car ils incarnent les valeurs du monde capitaliste : augmenter sa puissance, sa productivité, sa longévité, sa performance. Force est d’ailleurs de constater que le mouvement a de puissants sponsors, tels que Google, qui finance la Singularity University11 ou la NASA qui héberge leurs think tanks. On s’alarme, donc, on a peur, on s’insurge ou au contraire on espère, on croit, on fantasme et pourtant on les moque, on ne les prend jamais vraiment au sérieux. Tout se passe comme si on devait les disqualifier pour les tenir à distance, pour nous tenir à distance, parce qu’ils nous font réagir. Et s’ils nous font réagir, c’est bien que quelque chose de nous est en jeu dans leurs propositions.
Ce qui nous fait réagir, c’est qu’ils posent – maladroitement – une question. Et peut-être même la question que nous avons à poser aujourd’hui. Les transhumanistes sont des militants, au sens du philosophe Michel Vanni : un militant est caractérisé, explique-t-il, par une maladresse intrinsèque. Une maladresse au sens propre de « mal adressé ». Le militant est maladroit, parce qu’il tente, « de répondre à une question qui n’a pas encore été posée ou mal posée selon lui », explique le philosophe Gabriel Dorthe, qui travaille depuis de nombreuses années sur les transhumanistes12. Les transhumanistes seraient en ce sens des militants. Ils répondent à leur manière, maladroite, à une question qui n’a pas encore été posée. Ou mal posée. Et cette question pourrait être quelque chose comme : comment ne pas désespérer, même dans les ruines13 ? Dans les ruines de ce que nous avons appelé « progrès ». Comment continuer à croire au monde alors que nous savons désormais que nous avons compromis les conditions de possibilité de la vie humaine sur Terre ?
Il n’est plus temps de penser que la crise sera temporaire14. La dégradation des conditions environnementales propres à la vie humaine sur Terre est peut-être progressive, mais elle est intense et inévitable. Avec son lot de catastrophes : des sécheresses et des ouragans, des famines et des épidémies, des extinctions de masse, des réfugiés climatiques voués à survivre dans des camps. On est en train d’avancer vers une existence physiquement et métaphysiquement dégradée : désert écologique, enfer sociologique15. On ne peut plus rien faire qui ne soit pas nécessairement too little, too late. Les scientifiques ne sont pas les seuls à le dire. Les acteurs culturels sentent très bien aussi que c’est la fin du monde – d’un certain monde, en tout cas. On ne compte plus les jeux vidéos, les blockbusters, les romans, les docus-fictions qui essaient de raconter ce qui est en train de nous arriver. Dystopies, ambiances post-apocalyptiques, voyages à la recherche d’une autre planète habitable, invasion de zombies, robotisation, collision de la Terre avec un astéroïde, Lovecraft, Philip K. Dick, Kerouac, Lars Von Trier, Gibson, Christopher Nolan, tous thématisent, essaient de parler de notre fin du monde. Et in fine, les transhumanistes aussi.
Les transhumanistes sentent bien que quelque chose de l’avenir se joue, quelque chose du monde et de ses habitants. Mais ce quelque chose est, à leurs yeux, mal adressé, car il l’est sous la forme du désespoir. Ne peut-on pas voir dans leurs espoirs d’augmentation technologique une tentative – maladroite – de réponse différente à ces questions de fin du monde ? Les transhumanistes sont obsédés par l’avenir. Ils ne parlent que de technologies annoncées et spéculatives, futuristes. Leur pensée est tout entière tournée vers un futur hors de portée, vers de grandes découvertes technologiques porteuses d’émancipation et de longévité. Mais la conséquence de cette tension vers « l’hors de portée » est qu’ils démissionnent du présent, ils le dépolitisent et avouent implicitement notre impuissance actuelle. Comment ne pas désespérer, même dans les ruines ? Telle est la question. Les transhumanistes la prennent en charge et tentent d’y répondre. Mais il s’agit moins d’une véritable réponse que d’une fuite.
Une fuite sous forme de focalisation sur « l’hors de portée » et de retour en arrière. Les transhumanistes mettent en circulation des narrations anachroniques, héritées des Lumières, qui préconstruisent, mal, la façon de prendre en charge les enjeux de ce qui se présente à nous aujourd’hui. Pour le dire autrement, les transhumanistes racontent de mauvaises histoires, des histoires qui ne nous permettent ni d’échapper à la catastrophe, ni au désespoir. Ce sont de mauvaises histoires parce qu’elles sont centrées sur le mythe moderne de l’individu jeté au monde, détaché, autonome, libre. Un individu qui cherche l’auto-détermination, l’émancipation, l’augmentation. Un individu totalement astralisé, incapable de rendre présent tout le tissu de relations et d’attachements dans lequel il est impliqué, incapable d’apporter de l’attention aux liens qui se nouent et se dénouent avec et à travers lui. Incapable de se laisser embarquer dans les trajectoires de celles et ceux qui dépendent de lui et dont il dépend également. Non pas fuir la catastrophe, mais apprendre à y séjourner, apprendre que nous faisons partie d’un tissu de pertes. Pas pour cultiver l’impuissance et la culpabilité dans une désespérante résignation, mais pour apprendre à prendre soin de nos attachements, à prendre soin des êtres avec qui nous avons une fin du monde en partage. Une fin du monde, pas la fin du monde. Juste la fin d’un monde dont nous ne voulons plus. Le monde auquel les transhumanistes donnent peut-être une expression ultime. Laissons de côté les désirs d’augmentation technologique de l’humanité jusqu’à ce qu’elle ne dépende plus de rien et cherchons à la ramener, à nous ramener, au coeur du tissu de relations auxquelles nous appartenons.
- Aldous Huxley est un écrivain britannique, auteur du livre Le Meilleur des mondes, paru en 1932.
- « The human species can, if it wishes, transcend itself – not just sporadically, an individual here in one way, an individual there in another way – but in its entirety, as humanity. We need a name for this new belief. Perhaps transhumanism will serve: man remaining man, but transcending himself, by realizing new possibilities of and for his human nature. ‘I believe in transhumanism’ : once there are enough people who can truly say that, the human species will be on the threshold of a new kind of existence, as different from ours as ours is from that of Peking man. It will at last be consciously fulfilling its real destiny. » Huxley J., New Bottles for New Wine, Londres, Chatto & Windus; New York, Harper & Brothers Publishers, 1957.
- La cryonie est un procédé qui consiste à préserver les corps grâce au froid, en espérant pouvoir, un jour, les ramener à la vie.
- “The name 2030 reflets my conviction that the years around 2030 will be a magical time. In 2030 we will be ageless and everyone will have an excellent chance to live forever. 2030 is a dream and a goal.”
- Max More est un écrivain et philosophe transhumaniste contemporain.
- Raymond Kurzweil est un ingénieur et futurologue américain contemporain.
- https://nickbostrom.com/translations/utopie.pdf
- https://iatranshumanisme.com/transhumanisme/la-declaration-transhumaniste/
- Voir aussi https://iatranshumanisme.com/2015/01/26/la-declaration-technoprogressiste/
- Un cyborg, en science-fiction, est un être vivant issu de la fusion entre l’être humain et la machine.
- Singularity University est une entreprise privée qui constitue à la fois une université et un think tank, destiné à « éduquer, inspirer et responsabiliser les leaders afin qu’ils appliquent des technologies exponentielles pour répondre aux grands défis de l’humanité. »
- https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2016-1-p-11.htm
- Voir https://press.princeton.edu/titles/10581.html et https://groupeconstructiviste.wordpress.com/2016/01/13/leguer-autre-chose-que-des-raisons-de-deseperer-i-stengers-le-monde/
- Voir les 3e et 4e rapports du GIEC www.ipcc.ch et le 5e rapport rendu public www.climatechange2013.org/images/report/WG1AR5_ALL_FINAL.pdf.
- Danowski D. et Viveiros de Castro E., “L’arrêt de monde”, in E. Hache (dir.) De l’univers clos au monde infini, Bellevaux, Editions Dehors, 2014, pp. 221-339.