Par Manor Askenazi (artiste) et Clément Reuland (rédacteur)
Pour ses partisans, l’arbitrage vidéo permettrait de rendre le football plus juste ; mais en même temps, il risquerait d’altérer les émotions qu’il procure. Comment choisir ?
Rocambolesque, la scène fait le tour des télévisions européennes. Habituellement peu suivie par ses voisins du Vieux Continent, la Supercoupe des Pays-Bas, opposant le Feyenoord Rotterdam, champion en titre, au Vitesse Arnhem, vainqueur de la Coupe nationale, se trouve soudain en août dernier sous le feu des projecteurs – et, rapidement, sous celui des critiques. Et pour cause : l’ascenseur émotionnel vécu par les deux équipes en ce début de deuxième mi-temps est à la mesure de la confusion qui envahit alors la rencontre et son arbitre, Danny Makkelie. Car alors que les Rotterdamois viennent de doubler la mise sur une contre-attaque éclair, l’homme en noir consulte la vidéo sur le bord du terrain avant de siffler une faute commise vingt secondes plus tôt par les champions bataves dans leur propre surface. Annulant de ce fait le second but du Feyenoord, le penalty bientôt transformé par le Vitesse fait passer le score de 2-0 à 1-1 à l’issue d’une action sidérante, qui aura en définitive plongé la partie dans le flou durant près de 3 minutes.
Pourtant, on a ici affaire à une situation de jeu où le Video Assistant Referee (VAR) a été parfaitement employé, – et même : on ne saurait en droit imaginer meilleures conditions d’application de la vidéo sans porter atteinte au jeu. L’arbitre y a en effet eu recours selon les règles prescrites, laissant se dérouler jusqu’à son terme une action qui dans le doute eût bien pu ne pas être fautive. Mieux encore, la vidéo s’est avérée utile, puisqu’elle a permis à l’arbitre de sanctionner à bon droit un tacle dont le caractère irrégulier est apparu plus nettement une fois vu sous différents angles. Si bien que, dans ce cas précis au moins, l’usage de la vidéo a été à tous points de vue – techniquement, méthodologiquement, juridiquement – parfait, honorant la vocation de justice dont elle est censée être l’efficace instrument.
Pourtant, les récriminations ne tardent pas à fuser, annonçant les procès à charge dont le VAR allait dans les semaines suivantes être l’objet, notamment en Italie, autre championnat où il est testé pour la première fois cette saison (août 2017 – mai 2018). Dans le viseur de ses détracteurs, le préjudice porté au spectacle et la fluidité du jeu : le VAR contraint joueurs et supporteurs à attendre durant de longues secondes une sentence qui du même coup éteint leur joie, laquelle naît dans le feu de l’immédiateté.
Entre justice et émotion, il faut choisir
« J’ai l’impression de jouer au water-polo », dira le champion du monde italien Gianluigi Buffon, par analogie avec un sport où les interruptions de jeu sont fréquentes. « Cela enlève les émotions du foot, à nous et aux tifosi. Après un but, on ne s’embrasse plus, on regarde l’arbitre. Cela m’enlève l’adrénaline et le goût du foot », résume une autre légende du football italien, Filippo Inzaghi, quant à lui jamais en reste de célébrations expressives à chaque tremblement de filet durant sa carrière. Même juste, même bien employée, la vidéo « tue le jeu », d’après le milieu allemand de la Juventus Turin Sami Khedira, car elle nuit à la « passion et l’émotion qui sont le sel du football ». Et même : la vidéo « tue le jeu » précisément par souci de justice.
Mais alors, s’il faut donc choisir entre émotion et justice, il n’est pas certain que tous tranchent le dilemme en faveur de la passion au détriment de la raison. Les victimes d’injustice dans le football ne se comptent plus, leurs rangs grossissent de semaine en semaine, mûrissant à tort ou raison un sentiment d’iniquité auquel la vidéo fait une promesse, celle d’une panacée miraculeuse. Du traumatisme de « Séville 82 » au « fucking disgrace » hurlé face caméra par Didier Drogba en mai 2009, l’histoire du ballon rond a été émaillée d’erreurs d’arbitrage qui, supposées ou avérées, ont marqué au fer rouge les mémoires collectives. Dès lors, le torchon brûle entre partisans d’un arbitrage plus juste et défenseurs de la continuité du jeu. Aussi la quête d’un compromis équilibré se formaliserait-elle ainsi : l’arbitrage vidéo permet-il de si bien rendre la justice sur le rectangle vert que l’on puisse accepter en retour d’altérer quelque peu la fluidité du jeu et les émotions qu’il procure ? Si l’on perd en passion, est-on au moins sûrs de gagner en justice ? Se pose ici en filigrane le problème de la pertinence de la vidéo dans l’idéal d’un usage optimal, c’est-à-dire en considérant résolues toutes les difficultés techniques contingentes propres à la phase de rodage.
La vidéo est plus efficace quand elle peut être catégorique
Une manière de juger de la pertinence de l’arbitrage vidéo peut être, comme pour tout objet technique, de l’évaluer au gré de son efficacité, autrement dit de l’adaptation des moyens dont il dispose à la fin souhaitée. La fin, c’est donc l’équité d’un sport où la licéité des actions serait plus clairement établie ; les moyens, ce sont principalement la goal-line technology d’une part, qui valide le franchissement de la ligne de but par le ballon à l’aide de caméras et d’images de synthèse, et le VAR d’autre part, qui permet le revisionnage d’actions litigieuses par l’arbitre central lui-même (comme en Italie), ou par un arbitre en régie (à l’instar du championnat allemand), voire les deux à la fois (en Coupe de la Ligue en France notamment). Dans tous les cas, l’apport de la vidéo apparaît donc avant tout d’ordre optique : il s’agit de donner la possibilité à l’arbitre de mieux visualiser ce qui lui aurait échappé à l’œil nu. Le regard toujours spatialement situé et enchaîné à l’instant de l’observateur humain est alors suppléé par la vision multi-angles et infiniment réitérative des replays, capables même de démultiplier le nombre d’images par seconde pour hausser le niveau de précision. Sa capacité propre réside dans l’exhibition de ce qui était resté partiellement ou totalement occulté au regard de l’arbitre, agent du respect des règles.
Dès lors, l’usage de la vidéo ne correspond jamais mieux à sa fonction que lorsqu’elle fait apparaître clairement la légalité d’une action ; car alors, la vidéo se plie à la règle d’utilisation qui vaut pour tous les objets techniques, dont on ne peut légitimement attendre qu’un résultat binaire, infaillible, sans intermédiaire ni zone grise : le voyant rouge du radar s’allume ou ne s’allume pas ; le jeu est licite ou ne l’est pas – en un mot, il n’y a pas de technologie du « peut-être ». Les exemples d’emploi de l’arbitrage vidéo dans les autres sports montrent que celui-ci est d’autant mieux accepté qu’il s’applique à des situations aux airs de questions fermées : en volley ou en tennis, la technologie Hawk-Eye montre la balle dans le court ou dehors, sans entre-deux possible ; au rugby, le ballon est aplati dans l’en-but ou ne l’est pas, le pied du joueur mord ou ne mord pas sur la ligne de touche. Les autres phases de jeu qui peuvent être soumises à l’arbitrage vidéo dans ce dernier sport (passes en avant, gestes d’antijeu caractérisés, plaquages hauts), quoi que davantage sujettes à caution quant à leur interprétation, laissent toutefois également peu de place au doute une fois le bon angle de caméra trouvé. Comme une loupe permet de déchiffrer un texte difficilement lisible mais en lui-même sans équivoque, la vidéo n’est jamais plus efficace que lorsqu’elle permet de juger des actions intrinsèquement dépourvues d’ambiguïté mais que l’œil humain n’a pu saisir à vitesse réelle.
L’arbitrage vidéo, mais pour quelles situations de jeu ?
Or, une fois comprise la fonction moins appréciative qu’optique de la vidéo, il apparaît que le football ne donne lieu qu’à peu de situations de jeu susceptibles de revêtir une telle évidence objective : le franchissement des lignes du terrain – y compris la ligne de but –, le hors-jeu et les mains dans la surface. Dans ces trois cas, en effet, le résultat produit par la vidéo a effectivement l’allure d’une réponse certaine à une question fermée, manichéenne : oui ou non, le ballon a ou n’a pas pénétré dans le but, le joueur est ou n’est pas hors-jeu, la main est ou n’est pas entrée en contact avec la balle – encore qu’il ne soit pas possible de trancher avec certitude le caractère intentionnel de cette main. Parce qu’une certitude peut être atteinte dans ces cas précis, ces applications de l’arbitrage vidéo sont celles qui possèdent le plus de crédit auprès de la communauté footballistique : lors d’un match de poule opposant la France au Honduras à la Coupe du Monde 2014, Benzema marque le premier but de l’histoire validé par la goal-line technology, avant qu’elle ne soit progressivement adoptée dans de multiples compétitions nationales et internationales ; le révélateur de hors-jeu est utilisé depuis de nombreuses années par les chaînes de télévisions, qui recourent également massivement aux ralentis pour permettre aux commentateurs de statuer sur des mains potentielles.
Certes, ces utilisations souffrent encore de dysfonctionnements. La Ligue de football professionnel a ainsi fini par suspendre provisoirement le partenariat qui la lie à la société GoalControl après le recensement d’une dizaine de bugs de la goal-line depuis le début de la saison 2016-2017. Les sept caméras disposées par l’entreprise allemande vers chaque but de Ligue 1 avaient ainsi failli à plusieurs reprises, transformant en buts des poteaux sortants ou confondant même le ballon avec… le maillot fluo d’un gardien lors d’un Rennes-Caen en octobre dernier. Les révélateurs de hors-jeu sont quant à eux quasi systématiquement mal positionnés, puisque, placés au sol en 2D, ils ne tiennent compte que des pieds des joueurs alors que l’intégralité du corps à l’exception des bras doit être considérée dans le cadre de cette règle. Par ailleurs, goal-line comme révélateur de hors-jeu laissent place au facteur humain – par définition faillible – bien davantage qu’ils ne voudraient le faire croire, donnant parfois lieu à des scènes fantaisistes. Mais nul doute que ces outils deviendront les instruments de certitude qu’ils ont vocation à être dès lors qu’ils auront reçu leur perfectionnement technologique.
Néanmoins, même si la vidéo n’est jamais plus efficacement employée que lorsqu’elle peut prétendre à l’exactitude, sans doute serait-on en droit d’objecter qu’elle serait aussi à même d’assister également l’arbitre sur des actions plus vagues. À la vue d’un tacle litigieux ou d’une touche contestée par les joueurs, les images viendraient alors corroborer l’interprétation de l’arbitre, tout au moins l’aider dans son travail de délibération.
Un bilan plus mitigé lorsqu’il n’est plus question de voir, mais de juger
Mais alors, quoique l’idée paraisse séduisante, l’utilité de la vidéo est loin d’être garantie. Tout d’abord parce qu’aussi convaincus que puissent être les spectateurs de football à la vue des ralentis, la vidéo ne permet pas toujours de sortir de l’état d’indécision que peuvent susciter certaines actions. Preuve en est le sondage effectué par L’Équipe lors du dernier OL-PSG concernant le violent choc entre le gardien lyonnais Anthony Lopes et l’attaquant parisien Kylian Mbappé. À la mi-temps, les réponses données par plus de 6 000 votants, sans doute tous persuadés du bien-fondé de leur position personnelle, montrent que les différents ralentis, parfois contradictoires quant à leur interprétation, ont en l’occurrence été parfaitement impuissants à trancher le débat dans un sens ou dans un autre : 42% des votants jugeaient qu’il y avait penalty, 43% pensaient le contraire et 15% « n’arrivaient pas à se faire une idée. »
Dans une perspective plus large, les instances italiennes de football publiaient ainsi récemment un rapport sur les recours au VAR. Avec des résultats plus que mitigés : sur 218 matches de Série A et de Coupe d’Italie, le VAR a été utilisé pas moins de 1 078 fois, soit près de cinq fois par matches – faisant au passage mécaniquement grimper la durée du temps additionnel moyen. Mais sur ces 1 078 interventions, la vidéo n’a servi que 60 fois à amender la décision initiale de l’arbitre ; décisions modifiées parmi lesquelles la direction de l’arbitrage italien a reconnu 11 erreurs de l’arbitre vidéo. Si bien qu’en définitive, seuls 4,5 % des recours à la VAR ont été utiles.
Certes, une qualification en Coupe du monde ou une finale de Ligue des champions sont susceptibles de se jouer sur un seul fait de jeu mal interprété, et 49 erreurs évitées peuvent sembler peser lourd en termes absolus. Mais à nouveau, il s’agit de respecter un équilibre entre pertes et profits : par souci de justice, est-on prêts à voir chaque rencontre s’interrompre cinq fois, à reporter la célébration de nombreux buts à leur validation par vidéo, pour éviter une erreur d’arbitrage – négligeable ou conséquente – tous les quatre matches seulement ?
Le football, une temporalité et un esprit à respecter
Les attentes des spectateurs et des joueurs sont donc en définitive le critère décisif en matière d’arbitrage vidéo. Saisir l’esprit de chaque sport dans sa culture et son dynamisme propres implique de comprendre le genre de spectacle auquel nous souhaitons assister. Le tennis, par exemple, est un sport où les interruptions de jeu sont fréquentes : « Si vous voulez du beau tennis, il faut laisser les joueurs respirer un petit peu », soulignait l’an dernier Rafael Nadal à l’issue d’un match à Roland-Garros où l’arbitre l’avait invité à se hâter de servir. Dès lors, les challenges vidéo peuvent s’insérer entre les points sans nuire à la fluidité du jeu. Il en va de même au rugby, où les pauses fréquentes et nécessaires – ne serait-ce que pour la récupération des joueurs – composent harmonieusement avec l’arbitrage vidéo, introduit en 2001. Même constat au football américain, sport recourant à la vidéo depuis plus de trente ans et où les interruptions sont si nombreuses qu’un match de 4×15 minutes en temps effectif excède régulièrement les quatre heures de jeu.
En football, à l’inverse, la valeur d’un match réside en grande partie dans l’enchaînement continu d’actions successives, sans baisse d’intensité. Tel est d’ailleurs le sens de nombreuses mesures adoptées après la Coupe du monde 1990 afin de tendre à une meilleure fluidité du jeu : avertissements systématiques pour les gestes d’antijeu ; interdiction de la passe en retrait au gardien ; règle des six secondes pour dégager ; obligation pour les joueurs ayant appelé les soigneurs de quitter le terrain ; décompte encadré du temps additionnel en fonction du nombre de remplacements… Abuser de pauses envahissantes, quelle qu’en soit la raison, paraît contraire à l’esprit du football ainsi qu’au sens de son histoire. Aussi est-ce la crainte d’une dénaturation de ce sport qu’exprimait Massimiliano Allegri, entraîneur de la Juventus de Turin, face à l’institution du VAR en Italie : « Ça va devenir comme le baseball aux États-Unis, on reste dix heures au stade, on mange des cacahuètes, il y a une action tous les quarts d’heure… »
Qui arbitre ?
Reste que l’arbitrage vidéo est bel et bien employé, non pas sur le terrain, mais en dehors : les réalisateurs proposent bien souvent une profusion de ralentis, lesquels sont accueillis par les critiques des téléspectateurs envers les décisions arbitrales, avant d’être disséqués dans des émissions dédiées – au point que le « ré-arbitrage » constitue désormais un contenu éditorial à part entière, selon le rédacteur en chef des Cahiers du football Jérôme Latta. Les enjeux économiques croissants, sous la pression desquels l’aléa sportif n’est plus toléré, combinés à la création d’une véritable fabrique de l’injustice, dont la presse fait ses choux gras, ont contribué à présenter l’arbitrage vidéo comme un progrès que le football se devait d’adopter sans réserve, pour toute situation de jeu. Mais alors que la vidéo avait pour intention de renforcer l’autorité des arbitres en leur fournissant les preuves à l’appui de leur décision, il se pourrait bien qu’elle les fragilise si elle venait à être employée à toutes les situations de jeu, y compris celles qui demeurent ambigües après observation des ralentis. Car alors, bien loin de calmer les contestations des joueurs, l’arbitrage vidéo se contenterait de les déplacer sur un autre plan : chaque équipe s’estimant lésée pousse l’arbitre à observer les images – une scène devenue courante en Italie après instauration du VAR. Et réciproquement, l’arbitre risquerait de perdre foi en son propre jugement, comme l’admet Lukas Brud, secrétaire de l’International Board de la FIFA : « Comme aucun arbitre ne veut commettre une erreur, ils préfèrent consulter l’assistant vidéo plutôt une fois de plus qu’une fois de moins. »
Jérôme Latta, « L’arbitrage vidéo, un si logique désastre », Le blog du Monde
« La vidéo, un crime contre le football », Les cahiers du Football
« La VAR est dans le fruit », Les cahiers du Football