Par Clément Fourment (artiste) et Alexandre Wirth (rédacteur)
Depuis la guerre froide et jusqu’à aujourd’hui, la conquête de l’espace avait toujours été menée par des institutions publiques. Le projet fou d’Elon Musk crée une rupture avec cette situation puisque la NASA s’est maintenant jointe à son initiative privée. Plus encore, Musk aspire à coloniser Mars progressivement à partir de 2024. Si SpaceX et son patron autorisent à rêver la conquête spatiale d’une autre manière, de nombreuses questions se posent et demeurent sans réponse…
Fin septembre, Elon Musk, l’homme d’affaires qui inspira le personnage d’Iron Man, a exposé son ambition d’envoyer régulièrement et, dès 2022, des navettes vers Mars afin de coloniser progressivement la planète rouge. Le 12 octobre dernier, SpaceX, l’entreprise d’aérospatiale fondée par Musk, réussissait le premier décollage et atterrissage d’une fusée entièrement recyclée, la Falcon 9. Une façon de montrer au monde que la conquête spatiale est de retour sur les rails. Et cette fois, à l’aide de fonds privés.
L’empire Musk
Le milliardaire originaire d’Afrique du sud n’en est pas à son galop d’essai en ce qui concerne la construction d’empires industriels à succès ; il est en effet l’heureux fondateur de deux géants précurseurs dans leurs secteurs respectifs : Paypal et Tesla Motors. Grâce aux 100 millions de dollars empochés lors de la revente de Paypal à Ebay en 2002, il lance SpaceX. Les professionnels du secteur regardent cette initiative d’un air amusé, puisqu’à titre de comparaison, le budget annuel de la NASA (l’agence spatiale américaine) dépasse les 20 milliards de dollars. En 2008, SpaceX et Tesla sont au bord de la faillite et Musk se voit obligé de se tourner vers les banques pour payer ses salariés. C’est finalement la NASA qui vient à son secours, en signant un contrat d’1,5 milliard de dollars.
Aujourd’hui, SpaceX fait partie des deux seules entreprises privées (avec Orbital Science Corp, autre structure américaine) à avoir été mandatées par la NASA pour transporter des marchandises jusqu’à la Station Spatiale Internationale. Ainsi, SpaceX s’inscrit dans une logique de privatisation de la recherche et de l’exploitation commerciale de l’aérospatiale qui ne connaît pas de précédent. Mais pourquoi cette privatisation de la conquête spatiale est-elle importante ? On pourrait croire qu’il est dangereux de laisser l’utilisation d’engins aussi puissants à la seule discrétion des lubies d’un milliardaire américain. Cependant, la mise à l’écart (progressive) de la logique étatique dans le processus d’expansion spatiale permet d’instaurer une perspective rationaliste de rentabilité dans un secteur jusqu’ici régi par des organisations publiques à but anti-lucratif. Pendant la guerre froide, la conquête spatiale menée en opposition par les Américains et les Russes s’est faite à grand coups de milliards dépensés à l’aveugle sans souci d’un quelconque retour sur investissement. Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Cet objectif de rentabilité permet en effet de construire une entreprise durable sur le long terme et économiquement viable. Dorénavant, on veut de la valeur pour l’actionnaire, des prix abordables pour les futurs consommateurs, un modèle viable et tourné vers l’avenir. Ce qui autorise à penser que ce qui appartenait encore au monde onirique il y a quelques années est bien susceptible de se produire dans un futur proche : rendre le voyage dans l’espace accessible au plus grand nombre. Après trois essais peu concluants entre 2006 et 2008, le premier d’une longue série de lancements réussis de Falcon 1 eu lieu le 28 septembre 2008. Ce jour-là, un lanceur dont chaque pièce était financée par des fonds privés réussit son décollage. Une première mondiale.
Comment s’y prend-il ?
Aujourd’hui SpaceX conçoit et commercialise plusieurs produits : les lanceurs réutilisables Falcon 9, les moteurs Raptor qui propulsent le tout et le vaisseau cargo Dragon (qui existe également en version habitable). Cet ensemble appelé ITS (Interplanetary Transport System) a été rebaptisé provisoirement par Musk « BFR » (Big Fucking Rocket). Aujourd’hui, c’est The Big Fucking Rocket qui participe au ravitaillement de la Station Spatiale Internationale. L’entreprise compte actuellement plus de 4 000 têtes pensantes qui travaillent principalement en Californie. L’enjeu donc : franchir le plus rapidement et au coût le plus faible possible la distance qui nous sépare de Mars – distance qui varie entre 55 et 400 millions de kilomètres selon les points où se situent Mars et la Terre sur leur orbites respectives autour du soleil.
Ainsi, le grand frein à la conquête spatiale, qui ne constituait plus un enjeu après la guerre groide, avait longtemps été le manque de moyens financiers mis à la disposition des organisations publiques. Jusqu’à maintenant, un lanceur n’était pas réutilisable, d’où le prix exorbitant des expéditions et, de fait, leur rareté. On peut aisément imaginer que si on devait mettre un avion à la poubelle après chaque Paris-New York, le vol aérien ne serait pas une activité si rentable, qu’aucune compagnie n’oserait en faire commerce et que, partant, il ne serait pas un moyen de transport accessible. Les innovations technologiques développées par SpaceX ont ainsi permis de recycler les lanceurs, les moteurs et les navettes. En décembre 2015, Musk fait atterrir pour la première fois une fusée sur Terre.
Le processus de colonisation
Tout cela ouvre des perspectives intéressantes. Notamment la colonisation de la planète Mars. Musk a d’ailleurs prévu d’y passer sa retraite. Le patron de SpaceX pense cette conquête spatiale comme l’opportunité pour l’homme de devenir la première espèce bi-planétaire. Ainsi, il compte lui offrir une alternative dans le cas où notre Terre subirait une catastrophe qui la rendrait inhabitable. Une initiative loin d’être irrationnelle à l’heure où de plus en plus de scientifiques jugent que nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique marquée par l’empreinte de l’homme – l’Anthropocène.
Fin septembre donc, lors du 67e congrès international d’astronautique de Guadalajara (Mexique), Musk donnait des précisions sur son plan de colonisation de la planète rouge. Il prévoit l’envoi dès 2022 de deux vaisseaux cargos qui auront pour mission de trouver des sources d’eau, d’installer des unités de production d’énergie (un large éventail de panneaux solaires), des infrastructures d’habitation et des plateformes pour les vols suivants. En 2024, quatre autres navettes seront envoyées dont deux vaisseaux habités. La Terre et Mars sont alignés environ tous les deux ans ce qui donne la possibilité à SpaceX d’envoyer des navettes aux mêmes périodes. À terme, SpaceX veut pomper le CO2 de l’atmosphère de Mars pour la rendre progressivement respirable pour l’homme. L’objectif fixée à l’horizon 2050, est d’y établir une colonie d’un million d’habitants reliés à la Terre par une navette régulière qui mettrait trois à six mois pour effectuer le trajet. Ce trajet serait relativement peu coûteux : « seulement » 200 000 dollars par passager contre près de 10 milliards actuellement.
Pourquoi nécessairement Mars ?
Pourquoi Mars ? Pourquoi pas Vénus ou encore Mercure ? Tout simplement parce que cette planète, contrairement aux deux autres planètes rocheuses de notre système solaire, offre les conditions atmosphériques les plus proches de celles de la Terre. Pour l’instant, la température en surface est trop basse mais Musk compte bien y remédier en « la réchauffant et en lui redonnant une épaisse atmosphère », écrit-il dans un papier intitulé Making Humans a Multi-Planetary Species. Il ajoute que, puisque la gravité sur Mars représente 37% de celle de la Terre, il sera très amusant de pouvoir soulever des objets très lourds…
Les potentiels risques bactériologiques
Face à l’engouement autour de l’activité de cet homme d’affaires excentrique, on peut se demander si tout ceci est parfaitement souhaitable. Plusieurs scientifiques ont en effet commencé à tirer la sonnette d’alarme, arguant que la colonisation immédiate de Mars n’avait rien d’une idée brillante. L’argument principal avancé par une part de la communauté scientifique est le potentiel risque de contamination bactériologique de l’écosystème martien. Si la vie sur Mars était effectivement une réalité – à l’heure actuelle, rien ne prouve qu’il y ait aujourd’hui des organismes vivants sur la planète rouge – l’apport de milliers de milliards de microbes par des êtres humains pourrait fortement menacer sa survie. La colonisation du continent américain par les troupes européennes nous a donné une bonne idée de ce qui peut se produire lorsque deux écosystèmes étrangers se rencontrent. Au XVIe siècle, le taux de mortalité dû à des microbes importés d’Europe, tels que la variole, a avoisiné les 90% dans certaines régions de l’Amérique, entraînant l’anéantissement de la quasi-totalité de la population du Mexique. Au même titre que la rencontre de la vieille Europe et du nouveau monde il y a plus de cinq siècles, la colonisation de Mars par des êtres humains pourrait entraîner la rencontre prématurée de deux mondes biologiques radicalement différents et provoquer un choc épidémiologique. Il paraît pourtant impossible d’envoyer des hommes sur Mars sans leurs microbes. Les conséquences seraient dramatiques si un module envoyé par SpaceX venait à se crasher à la surface de la planète. Ce serait, sur Mars, l’équivalent d’une bombe bactériologique.
Les scientifiques ont longtemps renié cette possibilité affirmant que les conditions sur Mars étaient trop hostiles à la survie des micro-organismes portés par l’homme. Cependant, de récentes études ont montré que certains de nos microbes pouvaient résister pendant plus d’un an et demi à une exposition aux rayons solaires équivalents à ceux recevables sur Mars. Ainsi, dans le bénéfice du doute pourquoi ne pas continuer à explorer Mars sans y envoyer d’être humains ?
La logique privée n’entraîne-t- elle pas une négation du bien commun ?
Il n’y a pas que des bons côtés à l’ingérence d’intérêts privés dans un sujet aussi important pour l’avenir de notre espèce. Elon Musk n’est pas un élu et par conséquent agit pour son intérêt propre sans forcément se soucier des conséquences et des effets secondaires de ses actions. La logique privée de Musk se base sur une lubie dont le bien commun ne constitue pas le fondement. Musk pourra exploiter le sol de Mars en ne rendant de comptes à personne, si ce n’est à ses actionnaires peut être, dont Google et Fidelity pour ne citer qu’eux. Plus tard, quand le rêve deviendra réalité, Musk mettra le pied sur une terre vierge de toute législation. Cette future exploitation d’un espace sauvage encore vierge comme la planète Mars soulève bien des questions. À qui appartiendront les territoires découverts ? Les habitants de Mars seront-ils soumis à la législation internationale ? Pénalement, la Cour internationale de justice pourra-t-elle y étendre sa juridiction ? Musk va-t-il créer un nouvel État ? Beaucoup de questions auxquelles le milliardaire a sans doute déjà longuement réfléchi mais qui restent aujourd’hui dangereusement sans réponse pour le reste du monde. Quoi qu’il en soit, l’être humain posera le pied sur Mars. Un petit pas pour l’homme. Un grand pas pour Elon Musk.